Je
chante les Héros dont Esope est le Père,
Troupe
de qui l'Histoire, encor que mensongère,
Contient
des vérités qui servent de leçons.
Tout
parle en mon Ouvrage, et même les Poissons:
Ce
qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes.
Je
me sers d'Animaux pour instruire les Hommes.
Illustre
rejeton d'un Prince aimé des cieux,
Sur
qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et
qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,
Comptera
désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque
autre te dira d'une plus forte voix
Les
faits de tes Aïeux et les vertus des Rois.
Je
vais t'entretenir de moindres Aventures,
Te
tracer en ces vers de légères peintures.
Et,
si de t'agréer je n'emporte le prix,
J'aurai
du moins l'honneur de l'avoir entrepris.
I,
1 La Cigale et la Fourmi
La
Cigale, ayant chanté
Tout
l'été,
Se
trouva fort dépourvue
Quand
la bise fut venue:
Pas
un seul petit morceau
De
mouche ou de vermisseau.
Elle
alla crier famine
Chez
la Fourmi sa voisine,
La
priant de lui prêter
Quelque
grain pour subsister
Jusqu'à
la saison nouvelle.
"Je
vous paierai, lui dit-elle,
Avant
l'Oût, foi d'animal,
Intérêt
et principal. "
La
Fourmi n'est pas prêteuse:
C'est
là son moindre défaut.
Que
faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle
à cette emprunteuse.
-
Nuit et jour à tout venant
Je
chantais, ne vous déplaise.
-
Vous chantiez? j'en suis fort aise.
Eh
bien! dansez maintenant.
I,
2 Le Corbeau et le Renard
Maître
Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait
en son bec un fromage.
Maître
Renard, par l'odeur alléché,
Lui
tint à peu près ce langage:
"Hé!
bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que
vous êtes joli! que vous me semblez beau!
Sans
mentir, si votre ramage
Se
rapporte à votre plumage,
Vous
êtes le Phénix des hôtes de ces bois. "
A
ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie;
Et
pour montrer sa belle voix,
Il
ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le
Renard s'en saisit, et dit: "Mon bon Monsieur,
Apprenez
que tout flatteur
Vit
aux dépens de celui qui l'écoute:
Cette
leçon vaut bien un fromage, sans doute. "
Le
Corbeau, honteux et confus,
Jura,
mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
I,
3 La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le
Boeuf
Une
Grenouille vit un Boeuf
Qui
lui sembla de belle taille.
Elle,
qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse,
s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour
égaler l'animal en grosseur,
Disant:
"Regardez bien, ma soeur;
Est-ce
assez? dites-moi; n'y suis-je point encore?
-
Nenni. - M'y voici donc? - Point du tout. - M'y voilà?
-
Vous n'en approchez point. "La chétive pécore
S'enfla
si bien qu'elle creva.
Le
monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages:
Tout
bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout
petit prince a des ambassadeurs,
Tout
marquis veut avoir des pages.
I,
4 Les Deux Mulets
Deux
Mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre
portant l'argent de la Gabelle.
Celui-ci,
glorieux d'une charge si belle,
N'eût
voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il
marchait d'un pas relevé,
Et
faisait sonner sa sonnette:
Quand
l'ennemi se présentant,
Comme
il en voulait à l'argent,
Sur
le Mulet du fisc une troupe se jette,
Le
saisit au frein et l'arrête.
Le
Mulet, en se défendant,
Se
sent percer de coups: il gémit, il soupire.
"Est-ce
donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce
Mulet qui me suit du danger se retire,
Et
moi j'y tombe, et je péris.
-
Ami, lui dit son camarade,
Il
n'est pas toujours bon d'avoir un haut Emploi:
Si
tu n'avais servi qu'un Meunier, comme moi,
Tu
ne serais pas si malade. "
I,
5 Le Loup et le Chien
Un
Loup n'avait que les os et la peau,
Tant
les chiens faisaient bonne garde.
Ce
Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras,
poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer,
le mettre en quartiers,
Sire
Loup l'eût fait volontiers;
Mais
il fallait livrer bataille,
Et
le Mâtin était de taille
A
se défendre hardiment.
Le
Loup donc l'aborde humblement,
Entre
en propos, et lui fait compliment
Sur
son embonpoint, qu'il admire.
"Il
ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être
aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez
les bois, vous ferez bien:
Vos
pareils y sont misérables,
Cancres,
haires, et pauvres diables,
Dont
la condition est de mourir de faim.
Car
quoi? rien d'assuré: point de franche lippée:
Tout
à la pointe de l'épée.
Suivez-moi:
vous aurez un bien meilleur destin. "
Le
Loup reprit: "Que me faudra-t-il faire?
-
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants
bâtons, et mendiants;
Flatter
ceux du logis, à son Maître complaire:
Moyennant
quoi votre salaire
Sera
force reliefs de toutes les façons:
Os
de poulets, os de pigeons,
Sans
parler de mainte caresse. "
Le
Loup déjà se forge une félicité
Qui
le fait pleurer de tendresse.
Chemin
faisant, il vit le col du Chien pelé.
"Qu'est-ce
là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? - Peu de chose.
-
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De
ce que vous voyez est peut-être la cause.
-
Attaché? dit le Loup: vous ne courez donc pas
Où
vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe?
-
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je
ne veux en aucune sorte,
Et
ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela
dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
I,
6 La Génisse, la Chèvre, et la Brebis, en société avec le
Lion
La
Génisse, la Chèvre, et leur soeur la Brebis,
Avec
un fier Lion, seigneur du voisinage,
Firent
société, dit-on, au temps jadis,
Et
mirent en commun le gain et le dommage.
Dans
les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris.
Vers
ses associés aussitôt elle envoie.
Eux
venus, le Lion par ses ongles compta,
Et
dit: "Nous sommes quatre à partager la proie. "
Puis
en autant de parts le Cerf il dépeça;
Prit
pour lui la première en qualité de Sire:
"Elle
doit être à moi, dit-il; et la raison,
C'est
que je m'appelle Lion :
A
cela l'on n'a rien à dire.
La
seconde, par droit, me doit échoir encor:
Ce
droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort
Comme
le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si
quelqu'une de vous touche à la quatrième,
Je
l'étranglerai tout d'abord. "
I,
7 La Besace
Jupiter
dit un jour: "Que tout ce qui respire
S'en
vienne comparaître aux pieds de ma grandeur:
Si
dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il
peut le déclarer sans peur;
Je
mettrai remède à la chose.
Venez,
Singe; parlez le premier, et pour cause.
Voyez
ces animaux, faites comparaison
De
leurs beautés avec les vôtres.
Etes-vous
satisfait? - Moi? dit-il, pourquoi non?
N'ai-je
pas quatre pieds aussi bien que les autres?
Mon
portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché;
Mais
pour mon frère l'Ours, on ne l'a qu'ébauché:
Jamais,
s'il me veut croire, il ne se fera peindre. "
L'Ours
venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
Tant
s'en faut: de sa forme il se loua très fort
Glosa
sur l'Eléphant, dit qu'on pourrait encor
Ajouter
à sa queue, ôter à ses oreilles;
Que
c'était une masse informe et sans beauté.
L'Eléphant
étant écouté,
Tout
sage qu'il était, dit des choses pareilles.
Il
jugea qu'à son appétit
Dame
Baleine était trop grosse.
Dame
Fourmi trouva le Ciron trop petit,
Se
croyant, pour elle, un colosse.
Jupin
les renvoya s'étant censurés tous,
Du
reste, contents d'eux; mais parmi les plus fous
Notre
espèce excella; car tout ce que nous sommes,
Lynx
envers nos pareils, et Taupes envers nous,
Nous
nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes:
On
se voit d'un autre oeil qu'on ne voit son prochain.
Le
Fabricateur souverain
Nous
créa Besaciers tous de même manière,
Tant
ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui:
Il
fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et
celle de devant pour les défauts d'autrui.
I,
8 L'Hirondelle et les petits Oiseaux
Une
Hirondelle en ses voyages
Avait
beaucoup appris.
Quiconque
a beaucoup vu
Peut
avoir beaucoup retenu.
Celle-ci
prévoyait jusqu'aux moindres orages,
Et
devant qu'ils fussent éclos,
Les
annonçait aux Matelots.
Il
arriva qu'au temps que le chanvre se sème,
Elle
vit un manant en couvrir maints sillons.
"Ceci
ne me plaît pas, dit-elle aux Oisillons:
Je
vous plains; car pour moi, dans ce péril extrême,
Je
saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous
cette main qui par les airs chemine?
Un
jour viendra, qui n'est pas loin,
Que
ce qu'elle répand sera votre ruine.
De
là naîtront engins à vous envelopper,
Et
lacets pour vous attraper,
Enfin
mainte et mainte machine
Qui
causera dans la saison
Votre
mort ou votre prison:
Gare
la cage ou le chaudron!
C'est
pourquoi, leur dit l'Hirondelle,
Mangez
ce grain; et croyez-moi. "
Les
Oiseaux se moquèrent d'elle:
Ils
trouvaient aux champs trop de quoi.
Quand
la chènevière fut verte,
L'Hirondelle
leur dit: "Arrachez brin à brin
Ce
qu'a produit ce maudit grain,
Ou
soyez sûrs de votre perte.
-
Prophète de malheur, babillarde, dit-on,
Le
bel emploi que tu nous donnes!
Il
nous faudrait mille personnes
Pour
éplucher tout ce canton. "
La
chanvre étant tout à fait crue,
L'Hirondelle
ajouta: "Ceci ne va pas bien;
Mauvaise
graine est tôt venue.
Mais
puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien,
Dès
que vous verrez que la terre
Sera
couverte, et qu'à leurs blés
Les
gens n'étant plus occupés
Feront
aux oisillons la guerre;
Quand
reginglettes et réseaux
Attraperont
petits Oiseaux,
Ne
volez plus de place en place,
Demeurez
au logis, ou changez de climat:
Imitez
le Canard, la Grue, et la Bécasse.
Mais
vous n'êtes pas en état
De
passer, comme nous, les déserts et les ondes,
Ni
d'aller chercher d'autres mondes;
C'est
pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr:
C'est
de vous renfermer aux trous de quelque mur. "
Les
Oisillons, las de l'entendre,
Se
mirent à jaser aussi confusément
Que
faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait
la bouche seulement.
Il
en prit aux uns comme aux autres:
Maint
oisillon se vit esclave retenu.
Nous
n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres,
Et
ne croyons le mal que quand il est venu.
I,
9 Le Rat de ville et le Rat des champs
Autrefois
le Rat de ville
Invita
le Rat des champs,
D'une
façon fort civile,
A
des reliefs d'Ortolans.
Sur
un Tapis de Turquie
Le
couvert se trouva mis.
Je
laisse à penser la vie
Que
firent ces deux amis.
Le
régal fut fort honnête,
Rien
ne manquait au festin;
Mais
quelqu'un troubla la fête
Pendant
qu'ils étaient en train.
A
la porte de la salle
Ils
entendirent du bruit:
Le
Rat de ville détale;
Son
camarade le suit.
Le
bruit cesse, on se retire:
Rats
en campagne aussitôt;
Et
le citadin de dire:
Achevons
tout notre rôt.
-
C'est assez, dit le rustique;
Demain
vous viendrez chez moi:
Ce
n'est pas que je me pique
De
tous vos festins de Roi;
Mais
rien ne vient m'interrompre:
Je
mange tout à loisir.
Adieu
donc; fi du plaisir
Que
la crainte peut corrompre.
I,
10 Le Loup et l'Agneau
La
raison du plus fort est toujours la meilleure:
Nous
l'allons montrer tout à l'heure.
Un
Agneau se désaltérait
Dans
le courant d'une onde pure.
Un
Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et
que la faim en ces lieux attirait.
Qui
te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit
cet animal plein de rage:
Tu
seras châtié de ta témérité.
-
Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne
se mette pas en colère;
Mais
plutôt qu'elle considère
Que
je me vas désaltérant
Dans
le courant,
Plus
de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et
que par conséquent, en aucune façon,
Je
ne puis troubler sa boisson.
-
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et
je sais que de moi tu médis l'an passé.
-
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?
Reprit
l'Agneau, je tette encor ma mère.
-
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
-
Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens:
Car
vous ne m'épargnez guère,
Vous,
vos bergers, et vos chiens.
On
me l'a dit: il faut que je me venge.
Là-dessus,
au fond des forêts
Le
Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans
autre forme de procès.
I,
11 L'Homme et son image
Pour
M. L. D. D. L. R.
Un
homme qui s'aimait sans avoir de rivaux
Passait
dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il
accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant
plus que content dans son erreur profonde.
Afin
de le guérir, le sort officieux
Présentait
partout à ses yeux
Les
Conseillers muets dont se servent nos Dames:
Miroirs
dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs
aux poches des galands,
Miroirs
aux ceintures des femmes.
Que
fait notre Narcisse? Il va se confiner
Aux
lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer
N'osant
plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais
un canal, formé par une source pure,
Se
trouve en ces lieux écartés;
Il
s'y voit; il se fâche; et ses yeux irrités
Pensent
apercevoir une chimère vaine.
Il
fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;
Mais
quoi, le canal est si beau
Qu'il
ne le quitte qu'avec peine.
On
voit bien où je veux venir.
Je
parle à tous; et cette erreur extrême
Est
un mal que chacun se plaît d'entretenir.
Notre
âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même;
Tant
de Miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs,
de nos défauts les Peintres légitimes;
Et
quant au Canal, c'est celui
Que
chacun sait, le Livre des Maximes.
I,
12 Le Dragon à plusieurs têtes,et le Dragon à plusieurs
queues
Un
Envoyé du Grand Seigneur
Préférait,
dit l'Histoire, un jour chez l'Empereur,
Les
forces de son Maître à celles de l'Empire.
Un
Allemand se mit à dire:
Notre
prince a des dépendants
Qui
de leur chef sont si puissants
Que
chacun d'eux pourrait soudoyer une armée.
Le
Chiaoux, homme de sens,
Lui
dit: Je sais par renommée
Ce
que chaque Electeur peut de monde fournir;
Et
cela me fait souvenir
D'une
aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étais
en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les
cent têtes d'une Hydre au travers d'une haie.
Mon
sang commence à se glacer;
Et
je crois qu'à moins on s'effraie.
Je
n'en eus toutefois que la peur sans le mal.
Jamais
le corps de l'animal
Ne
put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.
Je
rêvais à cette aventure,
Quand
un autre Dragon, qui n'avait qu'un seul chef
Et
bien plus d'une queue, à passer se présente.
Me
voilà saisi derechef
D'étonnement
et d'épouvante.
Ce
chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.
Rien
ne les empêcha; l'un fit chemin à l'autre.
Je
soutiens qu'il en est ainsi
De
votre Empereur et du nôtre.
I,
13 Les Voleurs et l'Ane
Pour
un Ane enlevé deux Voleurs se battaient:
L'un
voulait le garder; l'autre le voulait vendre.
Tandis
que coups de poing trottaient,
Et
que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive
un troisième larron
Qui
saisit maître Aliboron.
L'Ane,
c'est quelquefois une pauvre province.
Les
voleurs sont tel ou tel prince,
Comme
le Transylvain, le Turc, et le Hongrois.
Au
lieu de deux, j'en ai rencontré trois:
Il
est assez de cette marchandise.
De
nul d'eux n'est souvent la Province conquise :
Un
quart Voleur survient, qui les accorde net
En
se saisissant du Baudet.
I,
14 Simonide préservé par les Dieux
On
ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les
Dieux, sa Maîtresse, et son Roi.
Malherbe
le disait ; j'y souscris quant à moi :
Ce
sont maximes toujours bonnes.
La
louange chatouille et gagne les esprits ;
Les
faveurs d'une belle en sont souvent le prix.
Voyons
comme les Dieux l'ont quelquefois payée.
Simonide
avait entrepris
L'éloge
d'un Athlète, et, la chose essayée,
Il
trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les
parents de l'Athlète étaient gens inconnus,
Son
père, un bon Bourgeois, lui sans autre mérite :
Matière
infertile et petite.
Le
Poète d'abord parla de son Héros.
Après
en avoir dit ce qu'il en pouvait dire,
Il
se jette à côté, se met sur le propos
De
Castor et Pollux, ne manque pas d'écrire
Que
leur exemple était aux lutteurs glorieux,
Elève
leurs combats, spécifiant les lieux
Où
ces frères s'étaient signalés davantage.
Enfin
l'éloge de ces Dieux
Faisait
les deux tiers de l'ouvrage.
L'Athlète
avait promis d'en payer un talent ;
Mais
quand il le vit, le galand
N'en
donna que le tiers, et dit fort franchement
Que
Castor et Pollux acquitassent le reste.
Faites-vous
contenter par ce couple céleste.
Je
vous veux traiter cependant :
Venez
souper chez moi, nous ferons bonne vie.
Les
conviés sont gens choisis,
Mes
parents, mes meilleurs amis. Soyez donc de la compagnie.
Simonide
promit. Peut-être qu'il eut peur
De
perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il
vient, l'on festine, l'on mange.
Chacun
étant en belle humeur,
Un
domestique accourt, l'avertit qu'à la porte
Deux
hommes demandaient à le voir promptement.
Il
sort de table, et la cohorte
N'en
perd pas un seul coup de dent.
Ces
deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge.
Tous
deux lui rendent grâce ; et pour prix de ses vers,
Ils
l'avertissent qu'il déloge,
Et
que cette maison va tomber à l'envers.
La
prédiction en fut vraie ;
Un
pilier manque ; et le plafonds,
Ne
trouvant plus rien qui l'étaie,
Tombe
sur le festin, brise plats et flacons,
N'en
fait pas moins aux Echansons.
Ce
ne fut pas le pis ; car, pour rendre complète
La
vengeance due au Poète,
Une
poutre cassa les jambes à l'Athlète,
Et
renvoya les conviés
Pour
la plupart estropiés.
La
renommée eut soin de publier l'affaire.
Chacun
cria miracle. On doubla le salaire
Que
méritaient les vers d'un homme aimé des Dieux.
Il
n'était fils de bonne mère
Qui,
les payant à qui mieux mieux,
Pour
ses ancêtres n'en fit faire.
Je
reviens à mon texte et dis premièrement
Qu'on
ne saurait manquer de louer largement
Les
Dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène
Souvent
sans déroger trafique de sa peine ;
Enfin
qu'on doit tenir notre art en quelque prix.
Les
grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce :
Jadis
l'Olympe et le Parnasse
Etaient
frères et bons amis.
I,
15 La Mort et le Malheureux
I,
16 La Mort et le Bûcheron
Un
Malheureux appelait tous les jours
La
mort à son secours.
O
mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens
vite, viens finir ma fortune cruelle.
La
Mort crut, en venant, l'obliger en effet.
Elle
frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que
vois-je! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu'il
est hideux ! que sa rencontre
Me
cause d'horreur et d'effroi !
N'approche
pas, ô mort ; ô mort, retire-toi.
Mécénas
fut un galant homme :
Il
a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte,
goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je
vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne
viens jamais, ô mort ; on t'en dit tout autant.
Ce
sujet a été traité d'une autre façon par Esope, comme la Fable suivante le fera
voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la
chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connaître que j'eusse beaucoup mieux
fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits
qui fût dans Esope. Cela m'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions aller
plus avant que les Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la
gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma Fable à celle d'Esope, non que
la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer, et qui
est si beau et si à propos que je n'ai pas cru le devoir
omettre.
Un
pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous
le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant
et courbé marchait à pas pesants,
Et
tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin,
n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il
met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel
plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En
est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point
de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa
femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le
créancier, et la corvée
Lui
font d'un malheureux la peinture achevée.
Il
appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui
demande ce qu'il faut faire
C'est,
dit-il, afin de m'aider
A
recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le
trépas vient tout guérir ;
Mais
ne bougeons d'où nous sommes.
Plutôt
souffrir que mourir,
C'est
la devise des hommes.
I,
17 L'Homme entre deux âges, et ses deux Maîtresses
Un
homme de moyen âge,
Et
tirant sur le grison,
Jugea
qu'il était saison
De
songer au mariage.
Il
avait du comptant,
Et
partant
De
quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ;
En
quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ;
Bien
adresser n'est pas petite affaire.
Deux
veuves sur son cœur eurent le plus de part :
L'une
encor verte, et l'autre un peu bien mûre,
Mais
qui réparait par son art
Ce
qu'avait détruit la nature.
Ces
deux Veuves, en badinant,
En
riant, en lui faisant fête,
L'allaient
quelquefois testonnant,
C'est-à-dire
ajustant sa tête.
La
Vieille à tous moments de sa part emportait
Un
peu du poil noir qui restait,
Afin
que son amant en fût plus à sa guise.
La
Jeune saccageait les poils blancs à son tour.
Toutes
deux firent tant, que notre tête grise
Demeura
sans cheveux, et se douta du tour.
Je
vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles,
Qui
m'avez si bien tondu ;
J'ai
plus gagné que perdu :
Car
d'Hymen point de nouvelles.
Celle
que je prendrais voudrait qu'à sa façon
Je
vécusse, et non à la mienne.
Il
n'est tête chauve qui tienne,
Je
vous suis obligé, Belles, de la leçon.
I,
18 Le Renard et la Cigogne
Compère
le Renard se mit un jour en frais,
et
retint à dîner commère la Cigogne.
Le
régal fût petit et sans beaucoup d'apprêts :
Le
galant pour toute besogne,
Avait
un brouet clair ; il vivait chichement.
Ce
brouet fut par lui servi sur une assiette :
La
Cigogne au long bec n'en put attraper miette ;
Et
le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour
se venger de cette tromperie,
A
quelque temps de là, la Cigogne le prie.
"Volontiers,
lui dit-il ; car avec mes amis
Je
ne fais point cérémonie. "
A
l'heure dite, il courut au logis
De
la Cigogne son hôtesse ;
Loua
très fort la politesse ;
Trouva
le dîner cuit à point :
Bon
appétit surtout ; Renards n'en manquent point.
Il
se réjouissait à l'odeur de la viande
Mise
en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On
servit, pour l'embarrasser,
En
un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le
bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;
Mais
le museau du sire était d'autre mesure.
Il
lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux
comme un Renard qu'une Poule aurait pris,
Serrant
la queue, et portant bas l'oreille.
Trompeurs,
c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous
à la pareille.
I,
19 L'Enfant et le Maître d'école
Dans
ce récit je prétends faire voir
D'un
certain sot la remontrance vaine.
Un
jeune enfant dans l'eau se laissa choir,
En
badinant sur les bords de la Seine.
Le
Ciel permit qu'un saule se trouva,
Dont
le branchage, après Dieu, le sauva.
S'étant
pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par
cet endroit passe un Maître d'école.
L'Enfant
lui crie : "Au secours ! je péris. "
Le
Magister, se tournant à ses cris,
D'un
ton fort grave à contretemps s'avise
De
le tancer : "Ah! le petit babouin !
Voyez,
dit-il, où l'a mis sa sottise !
Et
puis, prenez de tels fripons le soin.
Que
les parents sont malheureux qu'il faille
Toujours
veiller à semblable canaille !
Qu'ils
ont de maux ! et que je plains leur sort ! "
Ayant
tout dit, il mit l'enfant à bord.
Je
blâme ici plus de gens qu'on ne pense.
Tout
babillard, tout censeur, tout pédant,
Se
peut connaître au discours que j'avance :
Chacun
des trois fait un peuple fort grand ;
Le
Créateur en a béni l'engeance.
En
toute affaire ils ne font que songer
Aux
moyens d'exercer leur langue.
Hé
! mon ami, tire-moi de danger :
Tu
feras après ta harangue.
I,
20 Le Coq et la Perle
Un
jour un Coq détourna
Une
Perle, qu'il donna
Au
beau premier Lapidaire.
"Je
la crois fine, dit-il ;
Mais
le moindre grain de mil
Serait
bien mieux mon affaire. "
Un
ignorant hérita
D'un
manuscrit, qu'il porta
Chez
son voisin le Libraire.
"Je
crois, dit-il, qu'il est bon ;
Mais
le moindre ducaton
Serait
bien mieux mon affaire. "
I,
21 Les Frelons et les Mouches à miel
A
l'oeuvre on connaît l'Artisan.
Quelques
rayons de miel sans maître se trouvèrent :
Des
Frelons les réclamèrent ;
Des
Abeilles s'opposant,
Devant
certaine Guêpe on traduisit la cause.
Il
était malaisé de décider la chose.
Les
témoins déposaient qu'autour de ces rayons
Des
animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De
couleur fort tannée, et tels que les Abeilles,
Avaient
longtemps paru. Mais quoi ! dans les Frelons
Ces
enseignes étaient pareilles.
La
Guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,
Fit
enquête nouvelle, et pour plus de lumière
Entendit
une fourmilière.
Le
point n'en put être éclairci.
"De
grâce, à quoi bon tout ceci ?
Dit
une Abeille fort prudente,
Depuis
tantôt six mois que la cause est pendante,
Nous
voici comme aux premiers jours.
Pendant
cela le miel se gâte.
Il
est temps désormais que le juge se hâte :
N'a-t-il
point assez léché l'Ours ?
Sans
tant de contredits, et d'interlocutoires,
Et
de fatras, et de grimoires,
Travaillons,
les Frelons et nous :
On
verra qui sait faire, avec un suc si doux,
Des
cellules si bien bâties. "
Le
refus des Frelons fit voir
Que
cet art passait leur savoir ;
Et
la Guêpe adjugea le miel à leurs parties.
Plût
à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès !
Que
des Turcs en cela l'on suivît la méthode !
Le
simple sens commun nous tiendrait lieu de Code ;
Il
ne faudrait point tant de frais ;
Au
lieu qu'on nous mange, on nous gruge,
On
nous mine par des longueurs ;
On
fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge,
Les
écailles pour les plaideurs.
I,
22 Le Chêne et le Roseau
Le
Chêne un jour dit au Roseau :
"Vous
avez bien sujet d'accuser la Nature ;
Un
Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le
moindre vent, qui d'aventure
Fait
rider la face de l'eau,
Vous
oblige à baisser la tête :
Cependant
que mon front, au Caucase pareil,
Non
content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave
l'effort de la tempête.
Tout
vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encor
si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont
je couvre le voisinage,
Vous
n'auriez pas tant à souffrir :
Je
vous défendrais de l'orage ;
Mais
vous naissez le plus souvent
Sur
les humides bords des Royaumes du vent.
La
nature envers vous me semble bien injuste.
-
Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,
Part
d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les
vents me sont moins qu'à vous redoutables.
Je
plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre
leurs coups épouvantables
Résisté
sans courber le dos ;
Mais
attendons la fin. "Comme il disait ces mots,
Du
bout de l'horizon accourt avec furie
Le
plus terrible des enfants
Que
le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre
tient bon ; le Roseau plie.
Le
vent redouble ses efforts,
Et
fait si bien qu'il déracine
Celui
de qui la tête au Ciel était voisine
Et
dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.
II,
1 Contre ceux qui ont le goût difficile
Quand
j'aurais en naissant reçu de Calliope
Les
dons qu'à ses Amants cette Muse a promis,
Je
les consacrerais aux mensonges d'Esope :
Le
mensonge et les vers de tout temps sont amis.
Mais
je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que
de savoir orner toutes ces fictions.
On
peut donner du lustre à leurs inventions ;
On
le peut, je l'essaie ; un plus savant le fasse.
Cependant
jusqu'ici d'un langage nouveau
J'ai
fait parler le Loup et répondre l'Agneau.
J'ai
passé plus avant : les Arbres et les Plantes
Sont
devenus chez moi créatures parlantes.
Qui
ne prendrait ceci pour un enchantement ?
"Vraiment,
me diront nos Critiques,
Vous
parlez magnifiquement
De
cinq ou six contes d'enfant.
-
Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et
d'un style plus haut ? En voici : "Les Troyens,
"Après
dix ans de guerre autour de leurs murailles,
"Avaient
lassé les Grecs, qui par mille moyens,
"Par
mille assauts, par cent batailles,
"N'avaient
pu mettre à bout cette fière Cité,
"Quand
un cheval de bois, par Minerve inventé,
"D'un
rare et nouvel artifice,
"Dans
ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
"Le
vaillant Diomède, Ajax l'impétueux,
"Que
ce Colosse monstrueux
"Avec
leurs escadrons devait porter dans Troie,
"Livrant
à leur fureur ses Dieux mêmes en proie :
"Stratagème
inouï, qui des fabricateurs
"Paya
la constance et la peine. "
-
C'est assez, me dira quelqu'un de nos Auteurs :
La
période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et
puis votre Cheval de bois,
Vos
Héros avec leurs Phalanges,
Ce
sont des contes plus étranges
Qu'un
Renard qui cajole un Corbeau sur sa voix :
De
plus, il vous sied mal d'écrire en si haut style.
-
Eh bien ! baissons d'un ton. "La jalouse Amarylle
"Songeait
à son Alcippe, et croyait de ses soins
"N'avoir
que ses Moutons et son Chien pour témoins.
"Tircis,
qui l'aperçut, se glisse entre des saules ;
"Il
entend la bergère adressant ces paroles
"Au
doux Zéphire, et le priant
"De
les porter à son Amant.
-
Je vous arrête à cette rime,
Dira
mon censeur à l'instant ;
Je
ne la tiens pas légitime,
Ni
d'une assez grande vertu :
Remettez,
pour le mieux, ces deux vers à la fonte.
-
Maudit censeur, te tairas-tu ?
Ne
saurais-je achever mon conte ?
C'est
un dessein très dangereux
Que
d'entreprendre de te plaire. "
Les
délicats sont malheureux :
Rien
ne saurait les satisfaire.
II,
2 Conseil tenu par les Rats
Un
Chat, nommé Rodilardus
Faisait
des Rats telle déconfiture
Que
l'on n'en voyait presque plus,
Tant
il en avait mis dedans la sépulture.
Le
peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne
trouvait à manger que le quart de son sou,
Et
Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non
pour un Chat, mais pour un Diable.
Or
un jour qu'au haut et au loin
Le
galant alla chercher femme,
Pendant
tout le sabbat qu'il fit avec sa Dame,
Le
demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur
la nécessité présente.
Dès
l'abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina
qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher
un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi,
quand il irait en guerre,
De
sa marche avertis, ils s'enfuiraient en terre ;
Qu'il
n'y savait que ce moyen.
Chacun
fut de l'avis de Monsieur le Doyen,
Chose
ne leur parut à tous plus salutaire.
La
difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un
dit : "Je n'y vas point, je ne suis pas si sot";
L'autre
: "Je ne saurais."Si bien que sans rien faire
On
se quitta. J'ai maints Chapitres vus,
Qui
pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres,
non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire
chapitres de Chanoines.
Ne
faut-il que délibérer,
La
Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il
besoin d'exécuter,
L'on
ne rencontre plus personne.
II,
3 Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
Un
Loup disait que l'on l'avait volé :
Un
Renard, son voisin, d'assez mauvaise vie,
Pour
ce prétendu vol par lui fut appelé.
Devant
le Singe il fut plaidé,
Non
point par Avocats, mais par chaque Partie.
Thémis
n'avait point travaillé,
De
mémoire de Singe, à fait plus embrouillé.
Le
Magistrat suait en son lit de Justice.
Après
qu'on eut bien contesté,
Répliqué,
crié, tempêté,
Le
Juge, instruit de leur malice,
Leur
dit : "Je vous connais de longtemps, mes amis,
Et
tous deux vous paierez l'amende ;
Car
toi, Loup, tu te plains, quoiqu'on ne t'ait rien pris ;
Et
toi, Renard, as pris ce que l'on te demande. "
Le
juge prétendait qu'à tort et à travers
On
ne saurait manquer, condamnant un pervers.
Quelques
personnes de bon sens ont cru que l'impossibilité et la contradiction qui est
dans le Jugement de ce Singe était une chose à censurer ; mais je ne m'en suis
servi qu'après Phédre ; et c'est en cela que consiste le bon mot, selon mon
avis.
II,
4 Les Deux Taureaux et une Grenouille
Deux
Taureaux combattaient à qui posséderait
Une
Génisse avec l'empire.
Une
Grenouille en soupirait.
"Qu'avez-vous
?"se mit à lui dire
Quelqu'un
du peuple croassant.
Et
ne voyez-vous pas, dit-elle,
Que
la fin de cette querelle
Sera
l'exil de l'un ; que l'autre, le chassant,
Le
fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il
ne régnera plus sur l'herbe des prairies,
Viendra
dans nos marais régner sur les roseaux,
Et
nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantôt
l'une, et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse
Du
combat qu'a causé Madame la Génisse.
Cette
crainte était de bon sens.
L'un
des Taureaux en leur demeure
S'alla
cacher à leurs dépens :
Il
en écrasait vingt par heure.
Hélas!
on voit que de tout temps
Les
petits ont pâti des sottises des grands.
II,
5 La Chauve-souris et les deux Belettes
Une
Chauve-Souris donna tête baissée
Dans
un nid de Belette ; et sitôt qu'elle y fut,
L'autre,
envers les souris de longtemps courroucée,
Pour
la dévorer accourut.
"Quoi
? vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Après
que votre race a tâché de me nuire!
N'êtes-vous
pas Souris ? Parlez sans fiction.
Oui,
vous l'êtes, ou bien je ne suis pas Belette.
-
Pardonnez-moi, dit la pauvrette,
Ce
n'est pas ma profession.
Moi
Souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce
à l'Auteur de l'Univers,
Je
suis Oiseau ; voyez mes ailes :
Vive
la gent qui fend les airs! "
Sa
raison plut, et sembla bonne.
Elle
fait si bien qu'on lui donne
Liberté
de se retirer.
Deux
jours après, notre étourdie
Aveuglément
se va fourrer
Chez
une autre Belette, aux oiseaux ennemie.
La
voilà derechef en danger de sa vie.
La
Dame du logis avec son long museau
S'en
allait la croquer en qualité d'Oiseau,
Quand
elle protesta qu'on lui faisait outrage :
"Moi,
pour telle passer! Vous n'y regardez pas.
Qui
fait l'Oiseau ? c'est le plumage.
Je
suis Souris : vivent les Rats !
Jupiter
confonde les Chats ! "
Par
cette adroite repartie
Elle
sauva deux fois sa vie.
Plusieurs
se sont trouvés qui, d'écharpe changeants
Aux
dangers, ainsi qu'elle, ont souvent fait la figue.
Le
Sage dit, selon les gens :
"Vive
le Roi, vive la Ligue. "
II,
6 L'Oiseau blessé d'une flèche
Mortellement
atteint d'une flèche empennée,
Un
Oiseau déplorait sa triste destinée,
Et
disait, en souffrant un surcroît de douleur :
"Faut-il
contribuer à son propre malheur !
Cruels
humains ! vous tirez de nos ailes
De
quoi faire voler ces machines mortelles.
Mais
ne vous moquez point, engeance sans pitié :
Souvent
il vous arrive un sort comme le nôtre.
Des
enfants de Japet toujours une moitié
Fournira
des armes à l'autre. "
II,
7 La Lice et sa Compagne
Une
Lice étant sur son terme,
Et
ne sachant ou mettre un fardeau si pressant,
Fait
si bien qu'à la fin sa Compagne consent
De
lui prêter sa hutte, où la Lice s'enferme.
Au
bout de quelque temps sa Compagne revient.
La
Lice lui demande encore une quinzaine ;
Ses
petits ne marchaient, disait-elle, qu'à peine.
Pour
faire court, elle l'obtient.
Ce
second terme échu, l'autre lui redemande
Sa
maison, sa chambre, son lit.
La
Lice cette fois montre les dents, et dit :
"Je
suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si
vous pouvez nous mettre hors. "
Ses
enfants étaient déjà forts.
Ce
qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour
tirer d'eux ce qu'on leur prête,
Il
faut que l'on en vienne aux coups ;
Il
faut plaider, il faut combattre.
Laissez-leur
prendre un pied chez vous,
Ils
en auront bientôt pris quatre.
II,
8 L'Aigle et l'Escarbot
L'Aigle
donnait la chasse à maître Jean Lapin,
Qui
droit à son terrier s'enfuyait au plus vite.
Le
trou de l'Escarbot se rencontre en chemin.
Je
laisse à penser si ce gîte
Etait
sûr ; mais ou mieux ? Jean Lapin s'y blottit.
L'Aigle
fondant sur lui nonobstant cet asile,
L'Escarbot
intercède, et dit :
"Princesse
des Oiseaux, il vous est fort facile
D'enlever
malgré moi ce pauvre malheureux ;
Mais
ne me faites pas cet affront, je vous prie ;
Et
puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui,
de grâce, ou l'ôtez à tous deux :
C'est
mon voisin, c'est mon compère. "
L'oiseau
de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque
de l'aile l'Escarbot,
L'étourdit,
l'oblige à se taire,
Enlève
Jean Lapin. L' Escarbot indigné
Vole
au nid de l'oiseau, fracasse, en son absence,
Ses
oeufs, ses tendres oeufs, sa plus douce espérance :
Pas
un seul ne fut épargné.
L'Aigle
étant de retour, et voyant ce ménage,
Remplit
le ciel de cris ; et pour comble de rage,
Ne
sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert.
Elle
gémit en vain : sa plainte au vent se perd.
Il
fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L'an
suivant, elle mit son nid plus haut.
L'Escarbot
prend son temps, fait faire aux oeufs le saut :
La
mort de Jean Lapin derechef est vengée.
Ce
second deuil fut tel, que l'écho de ces bois
N'en
dormit de plus de six mois.
L'Oiseau
qui porte Ganymède
Du
monarque des Dieux enfin implore l'aide,
Dépose
en son giron ses oeufs, et croit qu'en paix
Ils
seront dans ce lieu ; que, pour ses intérêts,
Jupiter
se verra contraint de les défendre :
Hardi
qui les irait là prendre.
Aussi
ne les y prit-on pas.
Leur
ennemi changea de note,
Sur
la robe du Dieu fit tomber une crotte :
Le
dieu la secouant jeta les oeufs à bas.
Quand
l'Aigle sut l'inadvertance,
Elle
menaça Jupiter
D'abandonner
sa Cour, d'aller vivre au désert,
Avec
mainte autre extravagance.
Le
pauvre Jupiter se tut :
Devant
son tribunal l'Escarbot comparut,
Fit
sa plainte, et conta l'affaire.
On
fit entendre à l'Aigle enfin qu'elle avait tort.
Mais
les deux ennemis ne voulant point d'accord,
Le
Monarque des Dieux s'avisa, pour bien faire,
De
transporter le temps où l'Aigle fait l'amour
En
une autre saison, quand la race Escarbote
Est
en quartier d'hiver, et, comme la Marmotte,
Se
cache et ne voit point le jour.
II,
9 Le Lion et le Moucheron
"Va-t'en,
chétif insecte, excrément de la terre! "
C'est
en ces mots que le Lion
Parlait
un jour au Moucheron.
L'autre
lui déclara la guerre.
"Penses-tu,
lui dit-il, que ton titre de Roi
Me
fasse peur ni me soucie ?
Un
boeuf est plus puissant que toi :
Je
le mène à ma fantaisie. "
A
peine il achevait ces mots
Que
lui-même il sonna la charge,
Fut
le Trompette et le Héros.
Dans
l'abord il se met au large ;
Puis
prend son temps, fond sur le cou
Du
Lion, qu'il rend presque fou.
Le
quadrupède écume, et son oeil étincelle ;
Il
rugit ; on se cache, on tremble à l'environ ;
Et
cette alarme universelle
Est
l'ouvrage d'un Moucheron.
Un
avorton de Mouche en cent lieux le harcelle :
Tantôt
pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt
entre au fond du naseau.
La
rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible
ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il
n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui
de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le
malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait
résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat
l'air, qui n'en peut mais ; et sa fureur extrême
Le
fatigue, l'abat : le voilà sur les dents.
L'insecte
du combat se retire avec gloire :
Comme
il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va
partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade
d'une araignée ;
Il
y rencontre aussi sa fin.
Quelle
chose par là nous peut être enseignée ?
J'en
vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les
plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L'autre,
qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui
périt pour la moindre affaire.
II,
10 L'Ane chargé d'éponges, et l'Ane chargé de sel
Un
Anier, son Sceptre à la main,
Menait,
en Empereur Romain,
Deux
Coursiers à longues oreilles.
L'un,
d'éponges chargé, marchait comme un Courrier ;
Et
l'autre, se faisant prier,
Portait,
comme on dit, les bouteilles :
Sa
charge était de sel. Nos gaillards pèlerins,
Par
monts, par vaux, et par chemins,
Au
gué d'une rivière à la fin arrivèrent,
Et
fort empêchés se trouvèrent.
L'Anier,
qui tous les jours traversait ce gué-là,
Sur
l'Ane à l'éponge monta,
Chassant
devant lui l'autre bête,
Qui
voulant en faire à sa tête,
Dans
un trou se précipita,
Revint
sur l'eau, puis échappa ;
Car
au bout de quelques nagées,
Tout
son sel se fondit si bien
Que
le Baudet ne sentit rien
Sur
ses épaules soulagées.
Camarade
Epongier prit exemple sur lui,
Comme
un Mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà
mon Ane à l'eau ; jusqu'au col il se plonge,
Lui,
le Conducteur et l'Eponge.
Tous
trois burent d'autant : l'Anier et le Grison
Firent
à l'éponge raison.
Celle-ci
devint si pesante,
Et
de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que
l'Ane succombant ne put gagner le bord.
L'Anier
l'embrassait, dans l'attente
D'une
prompte et certaine mort.
Quelqu'un
vint au secours : qui ce fut, il n'importe ;
C'est
assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point
Agir
chacun de même sorte.
J'en
voulais venir à ce point.
II,
11 Le Lion et le Rat
II,
12 La Colombe et la Fourmi
Il
faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On
a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De
cette vérité deux Fables feront foi,
Tant
la chose en preuves abonde.
Entre
les pattes d'un Lion
Un
Rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le
Roi des animaux, en cette occasion,
Montra
ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce
bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un
aurait-il jamais cru
Qu'un
Lion d'un Rat eût affaire ?
Cependant
il advint qu'au sortir des forêts
Ce
Lion fut pris dans des rets,
Dont
ses rugissements ne le purent défaire.
Sire
Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une
maille rongée emporta tout l'ouvrage.
Patience
et longueur de temps
Font
plus que force ni que rage.
L'autre
exemple est tiré d'animaux plus petits.
Le
long d'un clair ruisseau buvait une Colombe,
Quand
sur l'eau se penchant une Fourmi y tombe.
Et
dans cet océan l'on eût vu la Fourmi
S'efforcer,
mais en vain, de regagner la rive.
La
Colombe aussitôt usa de charité :
Un
brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté,
Ce
fut un promontoire où la Fourmi arrive.
Elle
se sauve ; et là-dessus
Passe
un certain Croquant qui marchait les pieds nus.
Ce
Croquant, par hasard, avait une arbalète.
Dès
qu'il voit l'Oiseau de Vénus
Il
le croit en son pot, et déjà lui fait fête.
Tandis
qu'à le tuer mon Villageois s'apprête,
La
Fourmi le pique au talon.
Le
Vilain retourne la tête :
La
Colombe l'entend, part, et tire de long.
Le
soupé du Croquant avec elle s'envole :
Point
de Pigeon pour une obole.
II,
13 L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits
Un
Astrologue un jour se laissa choir
Au
fond d'un puits. On lui dit : "Pauvre bête,
Tandis
qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu
lire au-dessus de ta tête ? "
Cette
aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut
servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi
ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il
en est peu qui fort souvent
Ne
se plaisent d'entendre dire
Qu'au
livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais
ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce,
que le Hasard parmi l'Antiquité,
Et
parmi nous la Providence ?
Or
du Hasard il n'est point de science :
S'il
en était, on aurait tort
De
l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
Toutes
choses très incertaines.
Quant
aux volontés souveraines
De
Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui
les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il
imprimé sur le front des étoiles
Ce
que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A
quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De
ceux qui de la Sphère et du Globe ont écrit ?
Pour
nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous
rendre, dans les biens, de plaisir incapables ?
Et
causant du dégoût pour ces biens prévenus,
Les
convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est
erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le
Firmament se meut ; les Astres font leur cours,
Le
Soleil nous luit tous les jours,
Tous
les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans
que nous en puissions autre chose inférer
Que
la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener
les saisons, de mûrir les semences,
De
verser sur les corps certaines influences.
Du
reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce
train toujours égal dont marche l'Univers ?
Charlatans,
faiseurs d'horoscope,
Quittez
les cours des Princes de l'Europe ;
Emmenez
avec vous les souffleurs tout d'un temps :
Vous
ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je
m'emporte un peu trop : revenons à l'histoire
De
ce Spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre
la vanité de son art mensonger,
C'est
l'image de ceux qui bâillent aux chimères,
Cependant
qu'ils sont en danger,
Soit
pour eux, soit pour leurs affaires.
II,
14 Le Lièvre et les Grenouilles
Un
Lièvre en son gîte songeait
(Car
que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?) ;
Dans
un profond ennui ce Lièvre se plongeait :
Cet
animal est triste, et la crainte le ronge.
"Les
gens de naturel peureux
Sont,
disait-il, bien malheureux.
Ils
ne sauraient manger morceau qui leur profite ;
Jamais
un plaisir pur ; toujours assauts divers.
Voilà
comme je vis : cette crainte maudite
M'empêche
de dormir, sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous,
dira quelque sage cervelle.
Et
la peur se corrige-t-elle ?
Je
crois même qu'en bonne foi
Les
hommes ont peur comme moi. "
Ainsi
raisonnait notre Lièvre,
Et
cependant faisait le guet.
Il
était douteux, inquiet :
Un
souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.
Le
mélancolique animal,
En
rêvant à cette matière,
Entend
un léger bruit : ce lui fut un signal
Pour
s'enfuir devers sa tanière.
Il
s'en alla passer sur le bord d'un étang.
Grenouilles
aussitôt de sauter dans les ondes ;
Grenouilles
de rentrer en leurs grottes profondes.
"Oh!
dit-il, j'en fais faire autant
Qu'on
m'en fait faire ! Ma présence
Effraie
aussi les gens ! je mets l'alarme au camp !
Et
d'où me vient cette vaillance ?
Comment
? Des animaux qui tremblent devant moi !
Je
suis donc un foudre de guerre !
Il
n'est, je le vois bien, si poltron sur la terre
Qui
ne puisse trouver un plus poltron que soi. "
II,
15 Le Coq et le Renard
Sur
la branche d'un arbre était en sentinelle
Un
vieux Coq adroit et matois.
"Frère,
dit un Renard, adoucissant sa voix,
Nous
ne sommes plus en querelle :
Paix
générale cette fois.
Je
viens te l'annoncer ; descends, que je t'embrasse.
Ne
me retarde point, de grâce ;
Je
dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.
Les
tiens et toi pouvez vaquer
Sans
nulle crainte à vos affaires ;
Nous
vous y servirons en frères.
Faites-en
les feux dès ce soir.
Et
cependant viens recevoir
Le
baiser d'amour fraternelle.
-
Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais
Apprendre
une plus douce et meilleur nouvelle
Que
celle
De
cette paix ;
Et
ce m'est une double joie
De
la tenir de toi. Je vois deux Lévriers,
Qui,
je m'assure, sont courriers
Que
pour ce sujet on envoie.
Ils
vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je
descends ; nous pourrons nous entre-baiser tous.
-Adieu,
dit le Renard, ma traite est longue à faire :
Nous
nous réjouirons du succès de l'affaire
Une
autre fois. Le galand aussitôt
Tire
ses grègues, gagne au haut,
mal
content de son stratagème ;
Et
notre vieux Coq en soi-même
Se
mit à rire de sa peur ;
Car
c'est double plaisir de tromper le trompeur.
II,
16 Le Corbeau voulant imiter l'Aigle
L'Oiseau
de Jupiter enlevant un mouton,
Un
Corbeau témoin de l'affaire,
Et
plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En
voulut sur l'heure autant faire.
Il
tourne à l'entour du troupeau,
Marque
entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un
vrai Mouton de sacrifice :
On
l'avait réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard
Corbeau disait, en le couvant des yeux :
Je
ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais
ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu
me serviras de pâture.
Sur
l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La
Moutonnière créature
Pesait
plus qu'un fromage, outre que sa toison
Etait
d'une épaisseur extrême,
Et
mêlée à peu près de la même façon
Que
la barbe de Polyphème.
Elle
empêtra si bien les serres du Corbeau
Que
le pauvre animal ne put faire retraite.
Le
Berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le
donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il
faut se mesurer, la conséquence est nette :
Mal
prend aux Volereaux de faire les Voleurs.
L'exemple
est un dangereux leurre :
Tous
les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ;
Où
la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.
II,
17 Le Paon se plaignant à Junon
Le
Paon se plaignait à Junon :
Déesse,
disait-il, ce n'est pas sans raison
Que
je me plains, que je murmure :
Le
chant dont vous m'avez fait don
Déplaît
à toute la Nature ;
Au
lieu qu'un Rossignol, chétive créature,
Forme
des sons aussi doux qu'éclatants,
Est
lui seul l'honneur du Printemps.
Junon
répondit en colère :
Oiseau
jaloux, et qui devrais te taire,
Est-ce
à toi d'envier la voix du Rossignol,
Toi
que l'on voit porter à l'entour de ton col
Un
arc-en-ciel nué de cent sortes de soies ;
Qui
te panades, qui déploies
Une
si riche queue, et qui semble à nos yeux
La
Boutique d'un Lapidaire ?
Est-il
quelque oiseau sous les Cieux
Plus
que toi capable de plaire ?
Tout
animal n'a pas toutes propriétés.
Nous
vous avons donné diverses qualités :
Les
uns ont la grandeur et la force en partage ;
Le
Faucon est léger, l'Aigle plein de courage ;
Le
Corbeau sert pour le présage,
La
Corneille avertit des malheurs à venir ;
Tous
sont contents de leur ramage.
Cesse
donc de te plaindre, ou bien, pour te punir,
Je
t'ôterai ton plumage.
II,
18 La Chatte métamorphosée en femme
Un
homme chérissait éperdument sa Chatte ;
Il
la trouvait mignonne, et belle, et délicate,
Qui
miaulait d'un ton fort doux.
Il
était plus fou que les fous.
Cet
Homme donc, par prières, par larmes,
Par
sortilèges et par charmes,
Fait
tant qu'il obtient du destin
Que
sa Chatte en un beau matin
Devient
femme, et le matin même,
Maître
sot en fait sa moitié.
Le
voilà fou d'amour extrême,
De
fou qu'il était d'amitié.
Jamais
la Dame la plus belle
Ne
charma tant son Favori
Que
fait cette épouse nouvelle
Son
hypocondre de mari.
Il
l'amadoue, elle le flatte ;
Il
n'y trouve plus rien de Chatte,
Et
poussant l'erreur jusqu'au bout,
La
croit femme en tout et partout,
Lorsque
quelques Souris qui rongeaient de la natte
Troublèrent
le plaisir des nouveaux mariés.
Aussitôt
la femme est sur pieds :
Elle
manqua son aventure.
Souris
de revenir, femme d'être en posture.
Pour
cette fois elle accourut à point :
Car
ayant changé de figure,
Les
souris ne la craignaient point.
Ce
lui fut toujours une amorce,
Tant
le naturel a de force.
Il
se moque de tout, certain âge accompli :
Le
vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli.
En
vain de son train ordinaire
On
le veut désaccoutumer.
Quelque
chose qu'on puisse faire,
On
ne saurait le réformer.
Coups
de fourche ni d'étrivières
Ne
lui font changer de manières ;
Et,
fussiez-vous embâtonnés,
Jamais
vous n'en serez les maîtres.
Qu'on
lui ferme la porte au nez,
Il
reviendra par les fenêtres.
II,
19 Le Lion et l'Ane chassant
Le
roi des animaux se mit un jour en tête
De
giboyer. Il célébrait sa fête.
Le
gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais
beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.
Pour
réussir dans cette affaire,
Il
se servit du ministère
De
l'Ane à la voix de Stentor.
L'Ane
à Messer Lion fit office de Cor.
Le
Lion le posta, le couvrit de ramée,
Lui
commanda de braire, assuré qu'à ce son
Les
moins intimidés fuiraient de leur maison.
Leur
troupe n'était pas encore accoutumée
A
la tempête de sa voix ;
L'air
en retentissait d'un bruit épouvantable ;
La
frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous
fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où
les attendait le Lion.
N'ai-je
pas bien servi dans cette occasion ?
Dit
l'Ane, en se donnant tout l'honneur de la chasse.
-
Oui, reprit le Lion, c'est bravement crié :
Si
je connaissais ta personne et ta race,
J'en
serais moi-même effrayé.
L'Ane,
s'il eût osé, se fût mis en colère,
Encor
qu'on le raillât avec juste raison :
Car
qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce
n'est pas là leur caractère.
II,
20 Testament expliqué par Esope
Si
ce qu'on dit d'Esope est vrai,
C'était
l'Oracle de la Grèce :
Lui
seul avait plus de sagesse
Que
tout l'Aréopage. En voici pour essai
Une
histoire des plus gentilles,
Et
qui pourra plaire au Lecteur.
Un
certain homme avait trois filles,
Toutes
trois de contraire humeur :
Une
buveuse, une coquette,
La
troisième avare parfaite.
Cet
homme, par son Testament,
Selon
les Lois municipales,
Leur
laissa tout son bien par portions égales,
En
donnant à leur Mère tant,
Payable
quand chacune d'elles
Ne
posséderait plus sa contingente part.
Le
Père mort, les trois femelles
Courent
au Testament sans attendre plus tard.
On
le lit ; on tâche d'entendre
La
volonté du Testateur ;
Mais
en vain : car comment comprendre
Qu'aussitôt
que chacune soeur
Ne
possédera plus sa part héréditaire,
Il
lui faudra payer sa Mère ?
Ce
n'est pas un fort bon moyen
Pour
payer, que d'être sans bien.
Que
voulait donc dire le Père ?
L'affaire
est consultée, et tous les Avocats,
Après
avoir tourné le cas
En
cent et cent mille manières,
Y
jettent leur bonnet, se confessent vaincus,
Et
conseillent aux héritières
De
partager le bien sans songer au surplus.
Quant
à la somme de la veuve,
Voici,
leur dirent-ils, ce que le conseil treuve :
Il
faut que chaque soeur se charge par traité
Du
tiers, payable à volonté,
Si
mieux n'aime la Mère en créer une rente,
Dès
le décès du mort courante.
La
chose ainsi réglée, on composa trois lots :
En
l'un, les maisons de bouteille,
Les
buffets dressés sous la treille,
La
vaisselle d'argent, les cuvettes, les brocs,
Les
magasins de malvoisie,
Les
esclaves de bouche, et, pour dire en deux mots,
L'attirail
de la goinfrerie ;
Dans
un autre celui de la coquetterie :
La
maison de la Ville et les meubles exquis,
Les
Eunuques et les Coiffeuses,
Et
les Brodeuses,
Les
joyaux, les robes de prix ;
Dans
le troisième lot, les fermes, le ménage,
Les
troupeaux et le pâturage,
Valets
et bêtes de labeur.
Ces
lots faits, on jugea que le sort pourrait faire
Que
peut-être pas une soeur
N'aurait
ce qui lui pourrait plaire.
Ainsi
chacune prit son inclination ;
Le
tout à l'estimation.
Ce
fut dans la ville d'Athènes
Que
cette rencontre arriva.
Petits
et grands, tout approuva
Le
partage et le choix. Esope seul trouva
Qu'après
bien du temps et des peines
Les
gens avaient pris justement
Le
contre-pied du Testament.
Si
le défunt vivait, disait-il, que l'Attique
Aurait
de reproches de lui !
Comment
! ce peuple qui se pique
D'être
le plus subtil des peuples d'aujourd'hui
A
si mal entendu la volonté suprême
D'un
testateur ! Ayant ainsi parlé,
Il
fait le partage lui-même,
Et
donne à chaque soeur un lot contre son gré,
Rien
qui pût être convenable,
Partant
rien aux soeurs d'agréable :
A
la Coquette, l'attirail
Qui
suit les personnes buveuses ;
La
Biberonne eut le bétail ;
La
Ménagère eut les coiffeuses.
Tel
fut l'avis du Phrygien,
Alléguant
qu'il n'était moyen
Plus
sûr pour obliger ces filles
A
se défaire de leur bien,
Qu'elles
se marieraient dans les bonnes familles,
Quand
on leur verrait de l'argent ;
Paieraient
leur Mère tout comptant ;
Ne
posséderaient plus les effets de leur Père,
Ce
que disait le Testament.
Le
peuple s'étonna comme il se pouvait faire
Qu'un
homme seul eût plus de sens
Qu'une
multitude de gens.
III,
1 Le Meunier, son Fils, et l'Ane
L'invention
des Arts étant un droit d'aînesse,
Nous
devons l'Apologue à l'ancienne Grèce.
Mais
ce champ ne se peut tellement moissonner
Que
les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La
feinte est un pays plein de terres désertes.
Tous
les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je
t'en veux dire un trait assez bien inventé ;
Autrefois
à Racan Malherbe l'a conté.
Ces
deux rivaux d'Horace, héritiers de sa Lyre,
Disciples
d'Apollon, nos Maîtres, pour mieux dire,
Se
rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme
ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan
commence ainsi : Dites-moi, je vous prie,
Vous
qui devez savoir les choses de la vie,
Qui
par tous ses degrés avez déjà passé,
Et
que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A
quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense.
Vous
connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je
dans la Province établir mon séjour,
Prendre
emploi dans l'Armée, ou bien charge à la Cour ?
Tout
au monde est mêlé d'amertume et de charmes.
La
guerre a ses douceurs, l'Hymen a ses alarmes.
Si
je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais
j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter.
Malherbe
là-dessus : Contenter tout le monde !
Ecoutez
ce récit avant que je réponde.
J'ai
lu dans quelque endroit qu'un Meunier et son fils,
L'un
vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais
garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient
vendre leur Ane, un certain jour de foire.
Afin
qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On
lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis
cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres
gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le
premier qui les vit de rire s'éclata.
Quelle
farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le
plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.
Le
Meunier à ces mots connaît son ignorance ;
Il
met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L'Ane,
qui goûtait fort l'autre façon d'aller,
Se
plaint en son patois. Le Meunier n'en a cure.
Il
fait monter son fils, il suit, et d'aventure
Passent
trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le
plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put :
Oh
là ! oh ! descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune
homme, qui menez Laquais à barbe grise.
C'était
à vous de suivre, au vieillard de monter.
-
Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L'enfant
met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand
trois filles passant, l'une dit : C'est grand'honte
Qu'il
faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis
que ce nigaud, comme un Evêque assis,
Fait
le veau sur son Ane, et pense être bien sage.
-
Il n'est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge :
Passez
votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après
maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L'homme
crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au
bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve
encore à gloser. L'un dit : Ces gens sont fous,
Le
Baudet n'en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé
quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique !
N'ont-ils
point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans
doute qu'à la Foire ils vont vendre sa peau.
-
Parbleu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau
Qui
prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons
toutefois, si par quelque manière
Nous
en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'Ane,
se prélassant, marche seul devant eux.
Un
quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que
Baudet aille à l'aise, et Meunier s'incommode ?
Qui
de l'âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je
conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils
usent leurs souliers, et conservent leur Ane.
Nicolas
au rebours, car, quand il va voir Jeanne,
Il
monte sur sa bête ; et la chanson le dit.
Beau
trio de Baudets ! Le Meunier repartit :
Je
suis Ane, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue ;
Mais
que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu'on
dise quelque chose ou qu'on ne dise rien ;
J'en
veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.
Quant
à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince ;
Allez,
venez, courez ; demeurez en Province ;
Prenez
femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement :
Les
gens en parleront, n'en doutez nullement.
III,
2 Les Membres et l'Estomac
Je
devais par la Royauté
Avoir
commencé mon Ouvrage.
A
la voir d'un certain côté,
Messer
Gaster en est l'image.
S'il
a quelque besoin, tout le corps s'en ressent.
De
travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun
d'eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans
rien faire, alléguant l'exemple de Gaster.
Il
faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air.
Nous
suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et
pour qui ? Pour lui seul ; nous n'en profitons pas :
Notre
soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.
Chommons,
c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.
Ainsi
dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les
bras d'agir, les jambes de marcher.
Tous
dirent à Gaster qu'il en allât chercher.
Ce
leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt
les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il
ne se forma plus de nouveau sang au coeur :
Chaque
membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par
ce moyen, les mutins virent
Que
celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
A
l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.
Ceci
peut s'appliquer à la grandeur Royale.
Elle
reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout
travaille pour elle, et réciproquement
Tout
tire d'elle l'aliment.
Elle
fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit
le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient
le Laboureur, donne paie au soldat,
Distribue
en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient
seule tout l'Etat.
Ménénius
le sut bien dire.
La
Commune s'allait séparer du Sénat.
Les
mécontents disaient qu'il avait tout l'Empire,
Le
pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité ;
Au
lieu que tout le mal était de leur côté,
Les
tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le
peuple hors des murs était déjà posté,
La
plupart s'en allaient chercher une autre terre,
Quand
Ménénius leur fit voir
Qu'ils
étaient aux membres semblables,
Et
par cet apologue, insigne entre les Fables,
Les
ramena dans leur devoir.
III,
3 Le Loup devenu Berger
Un
Loup qui commençait d'avoir petite part
Aux
Brebis de son voisinage,
Crut
qu'il fallait s'aider de la peau du Renard
Et
faire un nouveau personnage.
Il
s'habille en Berger, endosse un hoqueton,
Fait
sa houlette d'un bâton,
Sans
oublier la Cornemuse.
Pour
pousser jusqu'au bout la ruse,
Il
aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C'est
moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa
personne étant ainsi faite
Et
ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot
le sycophante approche doucement.
Guillot
le vrai Guillot étendu sur l'herbette,
Dormait
alors profondément.
Son
chien dormait aussi, comme aussi sa musette.
La
plupart des Brebis dormaient pareillement.
L'hypocrite
les laissa faire,
Et
pour pouvoir mener vers son fort les Brebis
Il
voulut ajouter la parole aux habits,
Chose
qu'il croyait nécessaire.
Mais
cela gâta son affaire,
Il
ne put du Pasteur contrefaire la voix.
Le
ton dont il parla fit retentir les bois,
Et
découvrit tout le mystère.
Chacun
se réveille à ce son,
Les
Brebis, le Chien, le Garçon.
Le
pauvre Loup, dans cet esclandre,
Empêché
par son hoqueton,
Ne
put ni fuir ni se défendre.
Toujours
par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque
est Loup agisse en Loup :
C'est
le plus certain de beaucoup.
III,
4 Les Grenouilles qui demandent un roi
Les
Grenouilles, se lassant
De
l'état Démocratique,
Par
leurs clameurs firent tant
Que
Jupin les soumit au pouvoir Monarchique.
Il
leur tomba du Ciel un Roi tout pacifique :
Ce
Roi fit toutefois un tel bruit en tombant
Que
la gent marécageuse,
Gent
fort sotte et fort peureuse,
S'alla
cacher sous les eaux,
Dans
les joncs, dans les roseaux,
Dans
les trous du marécage,
Sans
oser de longtemps regarder au visage
Celui
qu'elles croyaient être un géant nouveau ;
Or
c'était un Soliveau,
De
qui la gravité fit peur à la première
Qui
de le voir s'aventurant
Osa
bien quitter sa tanière.
Elle
approcha, mais en tremblant.
Une
autre la suivit, une autre en fit autant,
Il
en vint une fourmilière ;
Et
leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu'à
sauter sur l'épaule du Roi.
Le
bon Sire le souffre, et se tient toujours coi.
Jupin
en a bientôt la cervelle rompue.
Donnez-nous,
dit ce peuple, un Roi qui se remue.
Le
Monarque des Dieux leur envoie une Grue,
Qui
les croque, qui les tue,
Qui
les gobe à son plaisir,
Et
Grenouilles de se plaindre ;
Et
Jupin de leur dire : Eh quoi ! votre désir
A
ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous
avez dû premièrement
Garder
votre Gouvernement ;
Mais,
ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire
Que
votre premier roi fût débonnaire et doux :
De
celui-ci contentez-vous,
De
peur d'en rencontrer un pire.
III,
5 Le Renard et le Bouc
Capitaine
Renard allait de compagnie
Avec
son ami Bouc des plus haut encornés.
Celui-ci
ne voyait pas plus loin que son nez ;
L'autre
était passé maître en fait de tromperie.
La
soif les obligea de descendre en un puits.
Là
chacun d'eux se désaltère.
Après
qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le
Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ?
Ce
n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève
tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les
contre le mur. Le long de ton échine
Je
grimperai premièrement ;
Puis
sur tes cornes m'élevant,
A
l'aide de cette machine,
De
ce lieu-ci je sortirai,
Après
quoi je t'en tirerai.
-
Par ma barbe, dit l'autre, il est bon ; et je loue
Les
gens bien sensés comme toi.
Je
n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé
ce secret, je l'avoue.
Le
Renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et
vous lui fait un beau sermon
Pour
l'exhorter à patience.
Si
le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant
de jugement que de barbe au menton,
Tu
n'aurais pas, à la légère,
Descendu
dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors.
Tâche
de t'en tirer, et fais tous tes efforts :
Car
pour moi, j'ai certaine affaire
Qui
ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En
toute chose il faut considérer la fin.
III,
6 L'Aigle, la Laie, et la Chatte
L'Aigle
avait ses petits au haut d'un arbre creux.
La
Laie au pied, la Chatte entre les deux ;
Et
sans s'incommoder, moyennant ce partage,
Mères
et nourrissons faisaient leur tripotage.
La
Chatte détruisit par sa fourbe l'accord.
Elle
grimpa chez l'Aigle, et lui dit : Notre mort
(Au
moins de nos enfants, car c'est tout un aux mères)
Ne
tardera possible guères.
Voyez-vous
à nos pieds fouir incessamment
Cette
maudite Laie, et creuser une mine ?
C'est
pour déraciner le chêne assurément,
Et
de nos nourrissons attirer la ruine.
L'arbre
tombant, ils seront dévorés :
Qu'ils
s'en tiennent pour assurés.
S'il
m'en restait un seul, j'adoucirais ma plainte.
Au
partir de ce lieu, qu'elle remplit de crainte,
La
perfide descend tout droit
A
l'endroit
Où
la Laie était en gésine.
Ma
bonne amie et ma voisine,
Lui
dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L'aigle,
si vous sortez, fondra sur vos petits :
Obligez-moi
de n'en rien dire :
Son
courroux tomberait sur moi.
Dans
cette autre famille ayant semé l'effroi,
La
Chatte en son trou se retire.
L'Aigle
n'ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De
ses petits ; la Laie encore moins :
Sottes
de ne pas voir que le plus grand des soins,
Ce
doit être celui d'éviter la famine.
A
demeurer chez soi l'une et l'autre s'obstine
Pour
secourir les siens dedans l'occasion :
L'Oiseau
Royal, en cas de mine,
La
Laie, en cas d'irruption.
La
faim détruisit tout : il ne resta personne
De
la gent Marcassine et de la gent Aiglonne,
Qui
n'allât de vie à trépas :
Grand
renfort pour Messieurs les Chats.
Que
ne sait point ourdir une langue traîtresse
Par
sa pernicieuse adresse ?
Des
malheurs qui sont sortis
De
la boîte de Pandore,
Celui
qu'à meilleur droit tout l'Univers abhorre,
C'est
la fourbe, à mon avis.
III,
7 L'Ivrogne et sa Femme
Chacun
a son défaut où toujours il revient :
Honte
ni peur n'y remédie.
Sur
ce propos, d'un conte il me souvient :
Je
ne dis rien que je n'appuie
De
quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altérait
sa santé, son esprit et sa bourse.
Telles
gens n'ont pas fait la moitié de leur course
Qu'ils
sont au bout de leurs écus.
Un
jour que celui-ci plein du jus de la treille,
Avait
laissé ses sens au fond d'une bouteille,
Sa
femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là
les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent
à loisir. A son réveil il treuve
L'attirail
de la mort à l'entour de son corps :
Un
luminaire, un drap des morts.
Oh
! dit-il, qu'est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus,
son épouse, en habit d'Alecton,
Masquée
et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient
au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui
présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L'Epoux
alors ne doute en aucune manière
Qu'il
ne soit citoyen d'enfer.
Quelle
personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
-
La cellerière du royaume
De
Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
A
ceux qu'enclôt la tombe noire.
Le
Mari repart sans songer :
Tu
ne leur portes point à boire ?
III,
8 La Goutte et l'Araignée
Quand
l'Enfer eut produit la Goutte et l'Araignée,
"Mes
filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D'être
pour l'humaine lignée
Egalement
à redouter.
Or
avisons aux lieux qu'il vous faut habiter.
Voyez-vous
ces cases étrètes,
Et
ces palais si grands, si beaux, si bien dorés ?
Je
me suis proposé d'en faire vos retraites.
Tenez
donc, voici deux bûchettes ;
Accommodez-vous,
ou tirez.
-
Il n'est rien, dit l'Aragne, aux cases qui me plaise. "
L'autre,
tout au rebours, voyant les Palais pleins
De
ces gens nommés Médecins,
Ne
crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle
prend l'autre lot, y plante le piquet,
S'étend
à son plaisir sur l'orteil d'un pauvre homme,
Disant
: "Je ne crois pas qu'en ce poste je chomme,
Ni
que d'en déloger et faire mon paquet
Jamais
Hippocrate me somme."
L'Aragne
cependant se campe en un lambris,
Comme
si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille
à demeurer : voilà sa toile ourdie,
Voilà
des moucherons de pris.
Une
servante vient balayer tout l'ouvrage.
Autre
toile tissue, autre coup de balai.
Le
pauvre Bestion tous les jours déménage.
Enfin,
après un vain essai,
Il
va trouver la Goutte. Elle était en campagne,
Plus
malheureuse mille fois
Que
la plus malheureuse Aragne.
Son
hôte la menait tantôt fendre du bois,
Tantôt
fouir, houer. Goutte bien tracassée
Est,
dit-on, à demi pansée.
"Oh!
je ne saurais plus, dit-elle, y résister.
Changeons,
ma soeur l'Aragne." Et l'autre d'écouter :
Elle
la prend au mot, se glisse en la cabane :
Point
de coup de balai qui l'oblige à changer.
La
Goutte, d'autre part, va tout droit se loger
Chez
un Prélat, qu'elle condamne
A
jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes,
Dieu sait. Les gens n'ont point de honte
De
faire aller le mal toujours de pis en pis.
L'une
et l'autre trouva de la sorte son conte ;
Et
fit très sagement de changer de logis.
III,
9 Le Loup et la Cigogne
Les
Loups mangent gloutonnement.
Un
Loup donc étant de frairie
Se
pressa, dit-on, tellement
Qu'il
en pensa perdre la vie :
Un
os lui demeura bien avant au gosier.
De
bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près
de là passe une Cigogne.
Il
lui fait signe ; elle accourt.
Voilà
l'Opératrice aussitôt en besogne.
Elle
retira l'os ; puis, pour un si bon tour,
Elle
demanda son salaire.
"Votre
salaire ? dit le Loup :
Vous
riez, ma bonne commère !
Quoi
? ce n'est pas encor beaucoup
D'avoir
de mon gosier retiré votre cou ?
Allez,
vous êtes une ingrate :
Ne
tombez jamais sous ma patte. "
III,
10 Le Lion abattu par l'homme
On
exposait une peinture
Où
l'artisan avait tracé
Un
Lion d'immense stature
Par
un seul homme terrassé.
Les
regardants en tiraient gloire.
Un
Lion en passant rabattit leur caquet.
"Je
vois bien, dit-il, qu'en effet
On
vous donne ici la victoire ;
Mais
l'Ouvrier vous a déçus :
Il
avait liberté de feindre.
Avec
plus de raison nous aurions le dessus,
Si
mes confrères savaient peindre."
III,
11 Le Renard et les Raisins
Certain
Renard Gascon, d'autres disent Normand,
Mourant
presque de faim, vit au haut d'une treille
Des
Raisins mûrs apparemment,
Et
couverts d'une peau vermeille.
Le
galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais
comme il n'y pouvait atteindre :
"Ils
sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. "
Fit-il
pas mieux que de se plaindre ?
III,
12 Le Cygne et le Cuisinier
Dans
une ménagerie
De
volatiles remplie
Vivaient
le Cygne et l'Oison :
Celui-là
destiné pour les regards du maître ;
Celui-ci,
pour son goût : l'un qui se piquait d'être
Commensal
du jardin, l'autre, de la maison.
Des
fossés du Château faisant leurs galeries,
Tantôt
on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt
courir sur l'onde, et tantôt se plonger,
Sans
pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un
jour le Cuisinier, ayant trop bu d'un coup,
Prit
pour Oison le Cygne ; et le tenant au cou,
Il
allait l'égorger, puis le mettre en potage.
L'oiseau,
prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le
Cuisinier fut fort surpris,
Et
vit bien qu'il s'était mépris.
"Quoi
? je mettrois, dit-ilj un tel chanteur en soupe !
Non,
non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La
gorge à qui s'en sert si bien! "
Ainsi
dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le
doux parler ne nuit de rien.
III,
13 Les Loups et les Brebis
Après
mille ans et plus de guerre déclarée,
Les
Loups firent la paix avecque les Brebis.
C'était
apparemment le bien des deux partis ;
Car
si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
Les
Bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais
de liberté, ni pour les pâturages,
Ni
d'autre part pour les carnages :
Ils
ne pouvaient jouir qu'en tremblant de leurs biens.
La
paix se conclut donc : on donne des otages ;
Les
Loups, leurs Louveteaux ; et les Brebis, leurs Chiens.
L'échange
en étant fait aux formes ordinaires
Et
réglé par des Commissaires,
Au
bout de quelque temps que Messieurs les Louvats
Se
virent Loups parfaits et friands de tuerie,
lls
vous prennent le temps que dans la Bergerie
Messieurs
les Bergers n'étaient pas,
Etranglent
la moitié des Agneaux les plus gras,
Les
emportent aux dents, dans les bois se retirent.
Ils
avaient averti leurs gens secrètement.
Les
Chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement,
Furent
étranglés en dormant :
Cela
fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent.
Tout
fut mis en morceaux ; un seul n'en échappa.
Nous
pouvons conclure de là
Qu'il
faut faire aux méchants guerre continuelle.
La
paix est fort bonne de soi,
J'en
conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec
des ennemis sans foi ?
III,
14 Le Lion devenu vieux
Le
Lion, terreur des forêts,
Chargé
d'ans et pleurant son antique prouesse,
Fut
enfin attaqué par ses propres sujets,
Devenus
forts par sa faiblesse.
Le
Cheval s'approchant lui donne un coup de pied ;
Le
Loup un coup de dent, le Boeuf un coup de corne.
Le
malheureux Lion, languissant, triste, et morne,
Peut
a peine rugir, par l'âge estropié.
Il
attend son destin, sans faire aucunes plaintes ;
Quand
voyant l'Ane même à son antre accourir :
"Ah
! c'est trop, lui dit-il ; je voulais bien mourir ;
Mais
c'est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. "
III,
15 Philomèle et Progné
Autrefois
Progné l'hirondelle,
De
sa demeure s'écarta,
Et
loin des Villes s'emporta
Dans
un bois où chantait la pauvre Philomèle.
"Ma
soeur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici
tantôt mille ans que l'on ne vous a vue :
Je
ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis
le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi,
que pensez-vous faire ?
Ne
quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
-
Ah! reprit Philomèle, en est-il de plus doux ? "
Progné
lui repartit : "Eh quoi ? cette musique,
Pour
ne chanter qu'aux animaux,
Tout
au plus à quelque rustique ?
Le
désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez
faire aux cités éclater leurs merveilles.
Aussi
bien, en voyant les bois,
Sans
cesse il vous souvient que Térée autrefois,
Parmi
des demeures pareilles,
Exerça
sa fureur sur vos divins appas.
-
Et c'est le souvenir d'un si cruel outrage
Qui
fait, reprit sa soeur, que je ne vous suis pas.
En
voyant les hommes, hélas !
Il
m'en souvient bien davantage. "
III,
16 La Femme noyée
Je
ne suis pas de ceux qui disent : "Ce n'est rien :
C'est
une femme qui se noie. "
Je
dis que c'est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que
nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie.
Ce
que j'avance ici n'est point hors de propos,
Puisqu'il
s'agit en cette Fable,
D'une
femme qui dans les flots
Avait
fini ses jours par un sort déplorable.
Son
Epoux en cherchait le corps,
Pour
lui rendre, en cette aventure,
Les
honneurs de la sépulture.
Il
arriva que sur les bords
Du
fleuve auteur de sa disgrâce
Des
gens se promenaient ignorants l'accident.
Ce
mari donc leur demandant
S'ils
n'avaient de sa femme aperçu nulle trace :
"Nulle,
reprit l'un d'eux ; mais cherchez-la plus bas ;
Suivez
le fil de la rivière. "
Un
autre repartit : "Non, ne le suivez pas ;
Rebroussez
plutôt en arrière :
Quelle
que soit la pente et l'inclination
Dont
l'eau par sa course l'emporte,
L'esprit
de contradiction
L'aura
fait flotter d'autre sorte. "
Cet
homme se raillait assez hors de saison.
Quant
à l'humeur contredisante,
Je
ne sais s'il avait raison ;
Mais
que cette humeur soit ou non
Le
défaut du sexe et sa pente,
Quiconque
avec elle naîtra
Sans
faute avec elle mourra,
Et
jusqu'au bout contredira,
Et,
s'il peut, encor par-delà.
III,
17 La Belette entrée dans un grenier
Damoiselle
Belette, au corps long et flouet,
Entra
dans un Grenier par un trou fort étroit :
Elle
sortait de maladie.
Là,
vivant à discrétion,
La
galante fit chère lie,
Mangea,
rongea : Dieu sait la vie,
Et
le lard qui périt en cette occasion !
La
voilà, pour conclusion,
Grasse,
mafflue et rebondie.
Au
bout de la semaine, ayant dîné son soû,
Elle
entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne
peut plus repasser, et croit s'être méprise
Après
avoir fait quelques tours,
"C'est,
dit-elle, l'endroit : me voilà bien surprise ;
J'ai
passé par ici depuis cinq ou six jours. "
Un
Rat, qui la voyait en peine,
Lui
dit : "Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous
êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce
que je vous dis là, l'on le dit à bien d'autres ;
Mais
ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs
affaires avec les vôtres. "
III,
18 Le Chat et un vieux Rat
J'ai
lu chez un conteur de Fables,
Qu'un
second Rodilard, l'Alexandre des Chats,
L'Attila,
le fléau des Rats,
Rendait
ces derniers misérables :
J'ai
lu, dis-je, en certain Auteur,
Que
ce Chat exterminateur,
Vrai
Cerbère, était craint une lieue à la ronde :
Il
voulait de Souris dépeupler tout le monde.
Les
planches qu'on suspend sur un léger appui,
La
mort aux Rats, les Souricières,
N'étaient
que jeux au prix de lui.
Comme
il voit que dans leurs tanières
Les
Souris étaient prisonnières,
Qu'elles
n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher,
Le
galant fait le mort, et du haut d'un plancher
Se
pend la tête en bas : la bête scélérate
A
de certains cordons se tenait par la patte.
Le
peuple des Souris croit que c'est châtiment,
Qu'il
a fait un larcin de rôt ou de fromage,
Egratigné
quelqu'un, causé quelque dommage,
Enfin
qu'on a pendu le mauvais garnement.
Toutes,
dis-je, unanimement
Se
promettent de rire à son enterrement,
Mettent
le nez à l'air, montrent un peu la tête,
Puis
rentrent dans leurs nids à rats,
Puis
ressortant font quatre pas,
Puis
enfin se mettent en quête.
Mais
voici bien une autre fête :
Le
pendu ressuscite ; et sur ses pieds tombant,
Attrape
les plus paresseuses.
"Nous
en savons plus d'un, dit-il en les gobant :
C'est
tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses
Ne
vous sauveront pas, je vous en avertis :
Vous
viendrez toutes au logis. "
Il
prophétisait vrai : notre maître Mitis
Pour
la seconde fois les trompe et les affine,
Blanchit
sa robe et s'enfarine,
Et
de la sorte déguisé,
Se
niche et se blottit dans une huche ouverte.
Ce
fut à lui bien avisé :
La
gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.
Un
Rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour :
C'était
un vieux routier, il savait plus d'un tour ;
Même
il avait perdu sa queue à la bataille.
"Ce
bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S'écria-t-il
de loin au Général des Chats.
Je
soupçonne dessous encor quelque machine.
Rien
ne te sert d'être farine ;
Car,
quand tu serais sac, je n'approcherais pas.
C'était
bien dit à lui ; j'approuve sa prudence :
Il
était expérimenté,
Et
savait que la méfiance
Est
mère de la sûreté.
IV,
1 Le Lion amoureux
A
Mademoiselle de Sévigné
Sévigné,
de qui les attraits
Servent
aux Grâces de modèle,
Et
qui naquîtes toute belle,
A
votre indifférence près,
Pourriez-vous
être favorable
Aux
jeux innocents d'une Fable,
Et
voir, sans vous épouvanter,
Un
Lion qu'Amour sut dompter ?
Amour
est un étrange maître.
Heureux
qui peut ne le connaître
Que
par récit, lui ni ses coups !
Quand
on en parle devant vous,
Si
la vérité vous offense,
La
Fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci
prend bien l'assurance
De
venir à vos pieds s'offrir,
Par
zèle et par reconnaissance.
Du
temps que les bêtes parlaient,
Les
Lions entre autres voulaient
Etre
admis dans notre alliance.
Pourquoi
non ? puisque leur engeance
Valait
la nôtre en ce temps-là,
Ayant
courage, intelligence,
Et
belle hure outre cela.
Voici
comment il en alla :
Un
Lion de haut parentage,
En
passant par un certain pré,
Rencontra
Bergère à son gré :
Il
la demande en mariage.
Le
père aurait fort souhaité
Quelque
gendre un peu moins terrible.
La
donner lui semblait bien dur ;
La
refuser n'était pas sûr ;
Même
un refus eût fait possible
Qu'on
eût vu quelque beau matin
Un
mariage clandestin.
Car
outre qu'en toute manière
La
belle était pour les gens fiers,
Fille
se coiffe volontiers
D'amoureux
à longue crinière.
Le
Père donc ouvertement
N'osant
renvoyer notre amant,
Lui
dit : "Ma fille est délicate ;
Vos
griffes la pourront blesser
Quand
vous voudrez la caresser.
Permettez
donc qu'à chaque patte
On
vous les rogne, et pour les dents,
Qu'on
vous les lime en même temps.
Vos
baisers en seront moins rudes,
Et
pour vous plus délicieux ;
Car
ma fille y répondra mieux,
Etant
sans ces inquiétudes.
Le
Lion consent à cela,
Tant
son âme était aveuglée !
Sans
dents ni griffes le voilà,
Comme
place démantelée.
On
lâcha sur lui quelques chiens :
Il
fit fort peu de résistance.
Amour,
Amour, quand tu nous tiens
On
peut bien dire : "Adieu prudence. "
IV,
2 Le Berger et la Mer
Du
rapport d'un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se
contenta longtemps un voisin d'Amphitrite :
Si
sa fortune était petite,
Elle
était sûre tout au moins.
A
la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le
tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua
de l'argent, le mit entier sur l'eau.
Cet
argent périt par naufrage.
Son
maître fut réduit à garder les Brebis,
Non
plus Berger en chef comme il était jadis,
Quand
ses propres Moutons paissaient sur le rivage :
Celui
qui s'était vu Coridon ou Tircis
Fut
Pierrot, et rien davantage.
Au
bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta
des bêtes à laine ;
Et
comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient
paisiblement aborder les vaisseaux :
"Vous
voulez de l'argent, ô Mesdames les Eaux,
Dit-il
; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma
foi! vous n'aurez pas le nôtre. "
Ceci
n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je
me sers de la vérité
Pour
montrer, par expérience,
Qu'un
sou, quand il est assuré,
Vaut
mieux que cinq en espérance ;
Qu'il
se faut contenter de sa condition ;
Qu'aux
conseils de la Mer et de l'Ambition
Nous
devons fermer les oreilles.
Pour
un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront.
La
Mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y,
les vents et les voleurs viendront.
IV,
3 La Mouche et la Fourmi
La
Mouche et la Fourmi contestaient de leur prix.
"O
Jupiter! dit la première,
Faut-il
que l'amour propre aveugle les esprits
D'une
si terrible manière,
Qu'un
vil et rampant animal
A
la fille de l'air ose se dire égal !
Je
hante les Palais, je m'assieds à ta table :
Si
l'on t'immole un boeuf, j'en goûte devant toi ;
Pendant
que celle-ci, chétive et misérable,
Vit
trois jours d'un fétu qu'elle a traîné chez soi.
Mais,
ma mignonne, dites-moi,
Vous
campez-vous jamais sur la tête d'un Roi
D'un
Empereur, ou d'une Belle ?
Je
le fais ; et je baise un beau sein quand je veux ;
Je
me joue entre des cheveux ;
Je
rehausse d'un teint la blancheur naturelle ;
Et
la dernière main que met à sa beauté
Une
femme allant en conquête,
C'est
un ajustement des Mouches emprunté.
Puis
allez-moi rompre la tête
De
vos greniers. - Avez-vous dit ?
Lui
répliqua la ménagère.
Vous
hantez les Palais ; mais on vous y maudit.
Et
quant à goûter la première
De
ce qu'on sert devant les Dieux,
Croyez-vous
qu'il en vaille mieux ?
Si
vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur
la tête des Rois et sur celle des Anes
Vous
allez vous planter ; je n'en disconviens pas ;
Et
je sais que d'un prompt trépas
Cette
importunité bien souvent est punie.
Certain
ajustement, dites-vous, rend jolie.
J'en
conviens : il est noir ainsi que vous et moi.
Je
veux qu'il ait nom Mouche : est-ce un sujet pourquoi
Vous
fassiez sonner vos mérites ?
Nomme-t-on
pas aussi Mouches les parasites ?
Cessez
donc de tenir un langage si vain :
N'ayez
plus ces hautes pensées.
Les
Mouches de cour sont chassées ;
Les
Mouchards sont pendus ; et vous mourrez de faim,
De
froid, de langueur, de misère,
Quand
Phébus régnera sur un autre hémisphère.
Alors
je jouirai du fruit de mes travaux.
Je
n'irai, par monts ni par vaux,
M'exposer
au vent, à la pluie ;
Je
vivrai sans mélancolie.
Le
soin que j'aurai pris de soin m'exemptera.
Je
vous enseignerai par là
Ce
que c'est qu'une fausse ou véritable gloire.
Adieu
: je perds le temps : laissez-moi travailler ;
Ni
mon grenier, ni mon armoire
Ne
se remplit à babiller. "
IV,
4 Le Jardinier et son Seigneur
Un
amateur du jardinage,
Demi-bourgeois,
demi-manant,
Possédait
en certain Village
Un
jardin assez propre, et le clos attenant.
Il
avait de plant vif fermé cette étendue.
Là
croissait à plaisir l'oseille et la laitue,
De
quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu
de jasmin d'Espagne, et force serpolet.
Cette
félicité par un Lièvre troublée
Fit
qu'au Seigneur du Bourg notre homme se plaignit.
"Ce
maudit animal vient prendre sa goulée
Soir
et matin, dit-il, et des pièges se rit ;
Les
pierres, les bâtons y perdent leur crédit :
Il
est Sorcier, je crois. -Sorcier ? je l'en défie,
Repartit
le Seigneur . Fût-il diable, Miraut,
En
dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.
Je
vous en déferai, bon homme, sur ma vie.
-
Et quand ? - Et dès demain, sans tarder plus longtemps. "
La
partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
"Cà,
déjeunons, dit-il : vos poulets sont-ils tendres ?
La
fille du logis, qu'on vous voie, approchez :
Quand
la marierons-nous ? quand aurons-nous des gendres ?
Bon
homme, c'est ce coup qu'il faut, vous m'entendez
Qu'il
faut fouiller à l'escarcelle. "
Disant
ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès
de lui la fait asseoir,
Prend
une main, un bras, lève un coin du mouchoir,
Toutes
sottises dont la Belle
Se
défend avec grand respect ;
Tant
qu'au père à la fin cela devient suspect.
Cependant
on fricasse, on se rue en cuisine.
"De
quand sont vos jambons ? ils ont fort bonne mine.
-
Monsieur, ils sont à vous. - Vraiment ! dit le Seigneur,
Je
les reçois, et de bon coeur. "
Il
déjeune très bien ; aussi fait sa famille,
Chiens,
chevaux, et valets, tous gens bien endentés :
Il
commande chez l'hôte, y prend des libertés,
Boit
son vin, caresse sa fille.
L'embarras
des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun
s'anime et se prépare :
Les
trompes et les cors font un tel tintamarre
Que
le bon homme est étonné.
Le
pis fut que l'on mit en piteux équipage
Le
pauvre potager ; adieu planches, carreaux ;
Adieu
chicorée et porreaux ;
Adieu
de quoi mettre au potage.
Le
Lièvre était gîté dessous un maître chou.
On
le quête ; on le lance, il s'enfuit par un trou,
Non
pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que
l'on fit à la pauvre haie
Par
ordre du Seigneur ; car il eût été mal
Qu'on
n'eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le
bon homme disait : "Ce sont là jeux de Prince."
Mais
on le laissait dire ; et les chiens et les gens
Firent
plus de dégât en une heure de temps
Que
n'en auraient fait en cent ans
Tous
les lièvres de la Province.
Petits
Princes, videz vos débats entre vous :
De
recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il
ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni
les faire entrer sur vos terres.
IV,
5 L'Ane et le petit Chien
Ne
forçons point notre talent,
Nous
ne ferions rien avec grâce :
Jamais
un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne
saurait passer pour galant.
Peu
de gens, que le Ciel chérit et gratifie,
Ont
le don d'agréer infus avec la vie.
C'est
un point qu'il leur faut laisser,
Et
ne pas ressembler à l'Ane de la Fable,
Qui
pour se rendre plus aimable
Et
plus cher à son maître, alla le caresser.
"Comment
? disait-il en son âme,
Ce
Chien, parce qu'il est mignon,
Vivra
de pair à compagnon
Avec
Monsieur, avec Madame ;
Et
j'aurai des coups de bâton ?
Que
fait-il ? il donne la patte ;
Puis
aussitôt il est baisé :
S'il
en faut faire autant afin que l'on me flatte,
Cela
n'est pas bien malaisé. "
Dans
cette admirable pensée,
Voyant
son Maître en joie, il s'en vient lourdement,
Lève
une corne toute usée,
La
lui porte au menton fort amoureusement,
Non
sans accompagner, pour plus grand ornement,
De
son chant gracieux cette action hardie.
"Oh
! oh ! quelle caresse ! et quelle mélodie !
Dit
le Maître aussitôt. Holà, Martin bâton! "
Martin
bâton accourt ; l'Ane change de ton.
Ainsi
finit la comédie.
IV,
6 Le Combat des Rats et des Belettes
La
nation des Belettes,
Non
plus que celle des Chats,
Ne
veut aucun bien aux Rats ;
Et
sans les portes étrètes
De
leurs habitations,
L'animal
à longue échine
En
ferait, je m'imagine,
De
grandes destructions.
Or
une certaine année
Qu'il
en était à foison,
Leur
Roi, nommé Ratapon,
Mit
en campagne une armée.
Les
Belettes, de leur part,
Déployèrent
l'étendard.
Si
l'on croit la renommée,
La
Victoire balança :
Plus
d'un guéret s'engraissa
Du
sang de plus d'une bande.
Mais
la perte la plus grande
Tomba
presque en tous endroits
Sur
le peuple Souriquois.
Sa
déroute fut entière,
Quoi
que pût faire Artarpax,
Psicarpax,
Méridarpax,
Qui,
tout couverts de poussière,
Soutinrent
assez longtemps
Les
efforts des combattants.
Leur
résistance fut vaine :
Il
fallut céder au sort :
Chacun
s'enfuit au plus fort,
Tant
Soldat que Capitaine.
Les
Princes périrent tous.
La
racaille, dans des trous
Trouvant
sa retraite prête,
Se
sauva sans grand travail.
Mais
les Seigneurs sur leur tête
Ayant
chacun un plumail,
Des
cornes ou des aigrettes,
Soit
comme marques d'honneur,
Soit
afin que les Belettes
En
conçussent plus de peur,
Cela
causa leur malheur.
Trou,
ni fente, ni crevasse
Ne
fut large assez pour eux,
Au
lieu que la populace
Entrait
dans les moindres creux.
La
principale jonchée
Fut
donc des principaux Rats.
Une
tête empanachée
N'est
pas petit embarras.
Le
trop superbe équipage
Peut
souvent en un passage
Causer
du retardement.
Les
petits, en toute affaire
Esquivent
fort aisément ;
Les
grands ne le peuvent faire.
IV,
7 Le Singe et le Dauphin
C'était
chez les Grecs un usage
Que
sur la mer tous voyageurs
Menaient
avec eux en voyage
Singes
et Chiens de Bateleurs.
Un
Navire en cet équipage
Non
loin d'Athènes fit naufrage,
Sans
les Dauphins tout eût péri.
Cet
animal est fort ami
De
notre espèce : en son histoire
Pline
le dit, il le faut croire.
Il
sauva donc tout ce qu'il put.
Même
un Singe en cette occurrence,
Profitant
de la ressemblance,
Lui
pensa devoir son salut.
Un
Dauphin le prit pour un homme,
Et
sur son dos le fit asseoir
Si
gravement qu'on eût cru voir
Ce
chanteur que tant on renomme.
Le
Dauphin l'allait mettre à bord,
Quand,
par hasard, il lui demande :
"Etes-vous
d'Athènes la grande ?
-
Oui, dit l'autre ; on m'y connaît fort :
S'il
vous y survient quelque affaire,
Employez-moi
; car mes parents
Y
tiennent tous les premiers rangs :
Un
mien cousin est Juge-Maire. "
Le
Dauphin dit : "Bien grand merci :
Et
le Pirée a part aussi
A
l'honneur de votre présence ?
Vous
le voyez souvent ? je pense.
-
Tous les jours : il est mon ami,
C'est
une vieille connaissance."
Notre
Magot prit, pour ce coup,
Le
nom d'un port pour un nom d'homme.
De
telles gens il est beaucoup
Qui
prendraient Vaugirard pour Rome,
Et
qui, caquetants au plus dru,
Parlent
de tout, et n'ont rien vu.
Le
Dauphin rit, tourne la tête,
Et,
le Magot considéré,
Il
s'aperçoit qu'il n'a tiré
Du
fond des eaux rien qu'une bête.
Il
l'y replonge, et va trouver
Quelque
homme afin de le sauver.
IV,
8 L'Homme et l'Idole de bois
Certain
Païen chez lui gardait un Dieu de bois,
De
ces Dieux qui sont sourds, bien qu'ayants des oreilles.
Le
païen cependant s'en promettait merveilles.
Il
lui coûtait autant que trois.
Ce
n'étaient que voeux et qu'offrandes,
Sacrifices
de boeufs couronnés de guirlandes.
Jamais
Idole, quel qu'il fût,
N'avait
eu cuisine si grasse,
Sans
que pour tout ce culte à son hôte il échût
Succession,
trésor, gain au jeu, nulle grâce.
Bien
plus, si pour un sou d'orage en quelque endroit
S'amassait
d'une ou d'autre sorte,
L'homme
en avait sa part, et sa bourse en souffrait.
La
pitance du Dieu n'en était pas moins forte.
A
la fin, se fâchant de n'en obtenir rien,
Il
vous prend un levier, met en pièces l'Idole,
Le
trouve rempli d'or : Quand je t'ai fait du bien,
M'as-tu
valu, dit-il, seulement une obole ?
Va,
sors de mon logis : cherche d'autres autels.
Tu
ressembles aux naturels
Malheureux,
grossiers et stupides :
On
n'en peut rien tirer qu'avecque le bâton.
Plus
je te remplissais, plus mes mains étaient vides :
J'ai
bien fait de changer de ton.
IV,
9 Le Geai paré des plumes du Paon
Un
Paon muait ; un Geai prit son plumage ;
Puis
après se l'accommoda ;
Puis
parmi d'autres Paons tout fier se panada,
Croyant
être un beau personnage.
Quelqu'un
le reconnut : il se vit bafoué,
Berné,
sifflé, moqué, joué,
Et
par Messieurs les Paons plumé d'étrange sorte ;
Même
vers ses pareils s'étant réfugié,
Il
fut par eux mis à la porte.
Il
est assez de geais à deux pieds comme lui,
Qui
se parent souvent des dépouilles d'autrui,
Et
que l'on nomme plagiaires.
Je
m'en tais ; et ne veux leur causer nul ennui :
Ce
ne sont pas là mes affaires.
IV,
10 Le Chameau et les Bâtons flottants
Le
premier qui vit un Chameau
S'enfuit
à cet objet nouveau ;
Le
second approcha ; le troisième osa faire
Un
licou pour le Dromadaire.
L'accoutumance
ainsi nous rend tout familier.
Ce
qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise
avec notre vue,
Quand
ce vient à la continue.
Et
puisque nous voici tombés sur ce sujet,
On
avait mis des gens au guet,
Qui
voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne
purent s'empêcher de dire
Que
c'était un puissant navire.
Quelques
moments après, l'objet devient brûlot,
Et
puis nacelle, et puis ballot,
Enfin
bâtons flottants sur l'onde.
J'en
sais beaucoup de par le monde
A
qui ceci conviendrait bien :
De
loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.
IV,
11 La Grenouille et le Rat
Tel,
comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui
souvent s'engeigne soi-même.
J'ai
regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui :
Il
m'a toujours semblé d'une énergie extrême.
Mais
afin d'en venir au dessein que j'ai pris,
Un
rat plein d'embonpoint, gras, et des mieux nourris,
Et
qui ne connaissait l'Avent ni le Carême,
Sur
le bord d'un marais égayait ses esprits.
Une
Grenouille approche, et lui dit en sa langue :
Venez
me voir chez moi, je vous ferai festin.
Messire
Rat promit soudain :
Il
n'était pas besoin de plus longue harangue.
Elle
allégua pourtant les délices du bain,
La
curiosité, le plaisir du voyage,
Cent
raretés à voir le long du marécage :
Un
jour il conterait à ses petits-enfants
Les
beautés de ces lieux, les moeurs des habitants,
Et
le gouvernement de la chose publique
Aquatique.
Un
point sans plus tenait le galand empêché :
Il
nageait quelque peu ; mais il fallait de l'aide.
La
Grenouille à cela trouve un très bon remède :
Le
Rat fut à son pied par la patte attaché ;
Un
brinc de jonc en fit l'affaire.
Dans
le marais entrés, notre bonne commère
S'efforce
de tirer son hôte au fond de l'eau,
Contre
le droit des gens, contre la foi jurée ;
Prétend
qu'elle en fera gorge-chaude et curée ;
(C'était,
à son avis, un excellent morceau).
Déjà
dans son esprit la galande le croque.
Il
atteste les Dieux ; la perfide s'en moque.
Il
résiste ; elle tire. En ce combat nouveau,
Un
Milan qui dans l'air planait, faisait la ronde,
Voit
d'en haut le pauvret se débattant sur l'onde.
Il
fond dessus, l'enlève, et, par même moyen
La
Grenouille et le lien.
Tout
en fut ; tant et si bien,
Que
de cette double proie
L'oiseau
se donne au coeur joie,
Ayant
de cette façon
A
souper chair et poisson.
La
ruse la mieux ourdie
Peut
nuire à son inventeur ;
Et
souvent la perfidie
Retourne
sur son auteur.
IV,
12 Tribut envoyé par les animaux à Alexandre
Une
Fable avait cours parmi l'antiquité,
Et
la raison ne m'en est pas connue.
Que
le Lecteur en tire une moralité.
Voici
la Fable toute nue.
La
Renommée ayant dit en cent lieux
Qu'un
fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne
voulant rien laisser de libre sous les Cieux,
Commandait
que sans plus attendre,
Tout
peuple à ses pieds s'allât rendre,
Quadrupèdes,
Humains, Eléphants, Vermisseaux,
Les
Républiques des Oiseaux ;
La
Déesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant
mis partout la terreur
En
publiant l'Edit du nouvel Empereur,
Les
Animaux, et toute espèce lige
De
son seul appétit, crurent que cette fois
Il
fallait subir d'autres lois.
On
s'assemble au désert. Tous quittent leur tanière.
Après
divers avis, on résout, on conclut
D'envoyer
hommage et tribut.
Pour
l'hommage et pour la manière,
Le
Singe en fut chargé : l'on lui mit par écrit
Ce
que l'on voulait qui fût dit.
Le
seul tribut les tint en peine.
Car
que donner ? il fallait de l'argent.
On
en prit d'un Prince obligeant,
Qui
possédant dans son domaine
Des
mines d'or fournit ce qu'on voulut.
Comme
il fut question de porter ce tribut,
Le
Mulet et l'Ane s'offrirent,
Assistés
du Cheval ainsi que du Chameau.
Tous
quatre en chemin ils se mirent,
Avec
le Singe, Ambassadeur nouveau.
La
Caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur
le Lion. Cela ne leur plut point.
Nous
nous rencontrons tout à point,
Dit-il,
et nous voici compagnons de voyage.
J'allais
offrir mon fait à part ;
Mais
bien qu'il soit léger, tout fardeau m'embarrasse.
Obligez-moi
de me faire la grâce
Que
d'en porter chacun un quart.
Ce
ne vous sera pas une charge trop grande,
Et
j'en serai plus libre, et bien plus en état,
En
cas que les Voleurs attaquent notre bande,
Et
que l'on en vienne au combat.
Econduire
un Lion rarement se pratique.
Le
voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et,
malgré le Héros de Jupiter issu,
Faisant
chère et vivant sur la bourse publique.
Ils
arrivèrent dans un pré
Tout
bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré,
Où
maint Mouton cherchait sa vie :
Séjour
du frais, véritable partie
Des
Zéphirs. Le Lion n'y fut pas, qu'à ces gens
Il
se plaignit d'être malade.
Continuez
votre Ambassade,
Dit-il
; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et
veux chercher ici quelque herbe salutaire.
Pour
vous, ne perdez point de temps :
Rendez-moi
mon argent, j'en puis avoir affaire.
On
déballe ; et d'abord le Lion s'écria,
D'un
ton qui témoignait sa joie :
Que
de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoie
Ont
produites ! Voyez ; la plupart sont déjà
Aussi
grandes que leurs mères.
Le
croît m'en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou
bien s'il ne prit tout, il n'en demeura guères.
Le
Singe et les sommiers confus,
Sans
oser répliquer, en chemin se remirent.
Au
fils de Jupiter on dit qu'ils se plaignirent,
Et
n'en eurent point de raison.
Qu'eût-il
fait ? C'eût été Lion contre Lion ;
Et
le proverbe dit : Corsaires à Corsaires,
L'un
l'autre s'attaquant, ne font pas leurs affaires.
IV,
13 Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf
De
tout temps les Chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque
le genre humain de gland se contentait,
Ane,
Cheval, et Mule, aux forêts habitait ;
Et
l'on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes,
Tant
de selles et tant de bâts,
Tant
de harnois pour les combats,
Tant
de chaises, tant de carrosses,
Comme
aussi ne voyait-on pas
Tant
de festins et tant de noces.
Or
un Cheval eut alors différent
Avec
un Cerf plein de vitesse,
Et
ne pouvant l'attraper en courant,
Il
eut recours à l'Homme, implora son adresse.
L'Homme
lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne
lui donna point de repos
Que
le Cerf ne fût pris, et n'y laissât la vie ;
Et
cela fait, le Cheval remercie
L'Homme
son bienfaiteur, disant : Je suis à vous ;
Adieu.
Je m'en retourne en mon séjour sauvage.
-
Non pas cela, dit l'Homme ; il fait meilleur chez nous :
Je
vois trop quel est votre usage.
Demeurez
donc ; vous serez bien traité.
Et
jusqu'au ventre en la litière.
Hélas
! que sert la bonne chère
Quand
on n'a pas la liberté ?
Le
Cheval s'aperçut qu'il avait fait folie ;
Mais
il n'était plus temps : déjà son écurie
Etait
prête et toute bâtie.
Il
y mourut en traînant son lien.
Sage
s'il eût remis une légère offense.
Quel
que soit le plaisir que cause la vengeance,
C'est
l'acheter trop cher, que l'acheter d'un bien
Sans
qui les autres ne sont rien.
IV,
14 Le Renard et le Buste
Les
Grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur
apparence impose au vulgaire idolâtre.
L'Ane
n'en sait juger que par ce qu'il en voit.
Le
Renard au contraire à fond les examine,
Les
tourne de tout sens ; et quand il s'aperçoit
Que
leur fait n'est que bonne mine,
Il
leur applique un mot qu'un Buste de Héros
Lui
fit dire fort à propos.
C'était
un Buste creux, et plus grand que nature.
Le
Renard, en louant l'effort de la sculpture :
Belle
tête, dit-il ; mais de cervelle point.
Combien
de grands Seigneurs sont Bustes en ce point ?
IV,
15 Le Loup, la Chèvre et le Chevreau
IV,
16 Le Loup, la Mère et l'Enfant
La
Bique allant remplir sa traînante mamelle
Et
paître l'herbe nouvelle,
Ferma
sa porte au loquet,
Non
sans dire à son Biquet :
Gardez-vous
sur votre vie
D'ouvrir
que l'on ne vous die,
Pour
enseigne et mot du guet :
Foin
du Loup et de sa race !
Comme
elle disait ces mots,
Le
Loup de fortune passe ;
Il
les recueille à propos,
Et
les garde en sa mémoire.
La
Bique, comme on peut croire,
N'avait
pas vu le glouton.
Dès
qu'il la voit partie, il contrefait son ton,
Et
d'une voix papelarde
Il
demande qu'on ouvre, en disant Foin du Loup,
Et
croyant entrer tout d'un coup.
Le
Biquet soupçonneux par la fente regarde.
Montrez-moi
patte blanche, ou je n'ouvrirai point,
S'écria-t-il
d'abord. (Patte blanche est un point
Chez
les Loups, comme on sait, rarement en usage.)
Celui-ci,
fort surpris d'entendre ce langage,
Comme
il était venu s'en retourna chez soi.
Où
serait le Biquet s'il eût ajouté foi
Au
mot du guet, que de fortune
Notre
Loup avait entendu ?
Deux
sûretés valent mieux qu'une,
Et
le trop en cela ne fut jamais perdu.
Ce
Loup me remet en mémoire
Un
de ses compagnons qui fut encor mieux pris.
Il
y périt ; voici l'histoire.
Un
Villageois avait à l'écart son logis.
Messer
Loup attendait chape-chute à la porte.
Il
avait vu sortir gibier de toute sorte :
Veaux
de lait, Agneaux et Brebis,
Régiments
de Dindons, enfin bonne Provende.
Le
larron commençait pourtant à s'ennuyer.
Il
entend un enfant crier.
La
mère aussitôt le gourmande,
Le
menace, s'il ne se tait,
De
le donner au Loup. L'Animal se tient prêt,
Remerciant
les Dieux d'une telle aventure,
Quand
la Mère, apaisant sa chère géniture,
Lui
dit : Ne criez point ; s'il vient, nous le tuerons.
-
Qu'est ceci ? s'écria le mangeur de Moutons.
Dire
d'un, puis d'un autre ? Est-ce ainsi que l'on traite
Les
gens faits comme moi ? me prend-on pour un sot ?
Que
quelque jour ce beau marmot
Vienne
au bois cueillir la noisette !
Comme
il disait ces mots, on sort de la maison :
Un
chien de cour l'arrête. Epieux et fourches-fières
L'ajustent
de toutes manières.
Que
veniez-vous chercher en ce lieu ? lui dit-on.
Aussitôt
il conta l'affaire.
Merci
de moi, lui dit la Mère,
Tu
mangeras mon Fils ! L'ai-je fait à dessein
Qu'il
assouvisse un jour ta faim ?
On
assomma la pauvre bête.
Un
manant lui coupa le pied droit et la tête :
Le
Seigneur du Village à sa porte les mit,
Et
ce dicton picard à l'entour fut écrit :
Biaux
chires Leups, n'écoutez mie
Mère
tenchent chen fieux qui crie.
IV,
17 Parole de Socrate
Socrate
un jour faisant bâtir,
Chacun
censurait son ouvrage :
L'un
trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes
d'un tel personnage ;
L'autre
blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que
les appartements en étaient trop petits.
Quelle
maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût
au ciel que de vrais amis,
Telle
qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
Le
bon Socrate avait raison
De
trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun
se dit ami ; mais fol qui s'y repose :
Rien
n'est plus commun que ce nom,
Rien
n'est plus rare que la chose.
IV,
18 Le Vieillard et ses Enfants
Toute
puissance est faible, à moins que d'être unie.
Ecoutez
là-dessus l'esclave de Phrygie.
Si
j'ajoute du mien à son invention,
C'est
pour peindre nos moeurs, et non point par envie ;
Je
suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre
enchérit souvent par un motif de gloire ;
Pour
moi, de tels pensers me seraient malséants.
Mais
venons à la Fable ou plutôt à l'Histoire
De
celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.
Un
Vieillard prêt d'aller où la mort l'appelait :
Mes
chers enfants, dit-il (à ses fils, il parlait),
Voyez
si vous romprez ces dards liés ensemble ;
Je
vous expliquerai le noeud qui les assemble.
L'aîné
les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les
rendit, en disant : "Je le donne aux plus forts. "
Un
second lui succède, et se met en posture ;
Mais
en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous
perdirent leur temps, le faisceau résista ;
De
ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
Faibles
gens ! dit le père, il faut que je vous montre
Ce
que ma force peut en semblable rencontre.
On
crut qu'il se moquait ; on sourit, mais à tort.
Il
sépare les dards, et les rompt sans effort.
Vous
voyez, reprit-il, l'effet de la concorde.
Soyez
joints, mes enfants, que l'amour vous accorde.
Tant
que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin
se sentant prêt de terminer ses jours :
Mes
chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères.
Adieu,
promettez-moi de vivre comme frères ;
Que
j'obtienne de vous cette grâce en mourant.
Chacun
de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il
prend à tous les mains ; il meurt ; et les trois frères
Trouvent
un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un
créancier saisit, un voisin fait procès.
D'abord
notre Trio s'en tire avec succès.
Leur
amitié fut courte autant qu'elle était rare.
Le
sang les avait joints, l'intérêt les sépare.
L'ambition,
l'envie, avec les consultants,
Dans
la succession entrent en même temps.
On
en vient au partage, on conteste, on chicane.
Le
Juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers
et voisins reviennent aussitôt ;
Ceux-là
sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les
frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un
veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous
perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter
de ces dards unis et pris à part.
IV,
19 L'Oracle et l'Impie
Vouloir
tromper le Ciel, c'est folie à la Terre ;
Le
Dédale des coeurs en ses détours n'enserre
Rien
qui ne soit d'abord éclairé par les Dieux.
Tout
ce que l'homme fait, il le fait à leurs yeux
Même
les actions que dans l'ombre il croit faire.
Un
Païen qui sentait quelque peu le fagot,
Et
qui croyait en Dieu, pour user de ce mot,
Par
bénéfice d'inventaire,
Alla
consulter Apollon.
Dès
qu'il fut en son sanctuaire :
Ce
que je tiens, dit-il, est-il en vie ou non ?
Il
tenait un moineau, dit-on,
Prêt
d'étouffer la pauvre bête,
Ou
de la lâcher aussitôt
Pour
mettre Apollon en défaut.
Apollon
reconnut ce qu'il avait en tête :
Mort
ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau,
Et
ne me tends plus de panneau ;
Tu
te trouverais mal d'un pareil stratagème.
Je
vois de loin, j'atteins de même.
IV,
20 L'Avare qui a perdu son trésor
L'Usage
seulement fait la possession.
Je
demande à ces gens de qui la passion
Est
d'entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel
avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Diogène
là-bas est aussi riche qu'eux,
Et
l'avare ici-haut comme lui vit en gueux.
L'homme
au trésor caché qu'Esope nous propose,
Servira
d'exemple à la chose.
Ce
malheureux attendait
Pour
jouir de son bien une seconde vie ;
Ne
possédait pas l'or, mais l'or le possédait.
Il
avait dans la terre une somme enfouie,
Son
coeur avec, n'ayant autre déduit
Que
d'y ruminer jour et nuit,
Et
rendre sa chevance à lui-même sacrée.
Qu'il
allât ou qu'il vînt, qu'il bût ou qu'il mangeât,
On
l'eût pris de bien court, à moins qu'il ne songeât
A
l'endroit où gisait cette somme enterrée.
Il
y fit tant de tours qu'un Fossoyeur le vit,
Se
douta du dépôt, l'enleva sans rien dire.
Notre
Avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà
mon homme aux pleurs ; il gémit, il soupire.
Il
se tourmente, il se déchire.
Un
passant lui demande à quel sujet ses cris.
C'est
mon trésor que l'on m'a pris.
-
Votre trésor ? où pris ? - Tout joignant cette pierre.
-
Eh ! sommes-nous en temps de guerre,
Pour
l'apporter si loin ? N'eussiez-vous pas mieux fait
De
le laisser chez vous en votre cabinet,
Que
de le changer de demeure ?
Vous
auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
-
A toute heure ? bons Dieux ! ne tient-il qu'à cela ?
L'argent
vient-il comme il s'en va ?
Je
n'y touchais jamais. - Dites-moi donc, de grâce,
Reprit
l'autre, pourquoi vous vous affligez tant,
Puisque
vous ne touchiez jamais à cet argent :
Mettez
une pierre à la place,
Elle
vous vaudra tout autant.
IV,
21 L'Oeil du Maître
Un
Cerf s'étant sauvé dans une étable à boeufs
Fut
d'abord averti par eux
Qu'il
cherchât un meilleur asile.
Mes
frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je
vous enseignerai les pâtis les plus gras ;
Ce
service vous peut quelque jour être utile,
Et
vous n'en aurez point regret.
Les
Boeufs à toutes fins promirent le secret.
Il
se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur
le soir on apporte herbe fraîche et fourrage
Comme
l'on faisait tous les jours.
L'on
va, l'on vient, les valets font cent tours.
L'Intendant
même, et pas un d'aventure
N'aperçut
ni corps, ni ramure,
Ni
Cerf enfin. L'habitant des forêts
Rend
déjà grâce aux Boeufs, attend dans cette étable
Que
chacun retournant au travail de Cérès,
Il
trouve pour sortir un moment favorable.
L'un
des Boeufs ruminant lui dit : Cela va bien ;
Mais
quoi ! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue.
Je
crains fort pour toi sa venue.
Jusque-là,
pauvre Cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus
le Maître entre et vient faire sa ronde.
Qu'est-ce-ci
? dit-il à son monde.
Je
trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers.
Cette
litière est vieille : allez vite aux greniers.
Je
veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que
coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées ?
Ne
saurait-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En
regardant à tout, il voit une autre tête
Que
celles qu'il voyait d'ordinaire en ce lieu.
Le
Cerf est reconnu ; chacun prend un épieu ;
Chacun
donne un coup à la bête.
Ses
larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On
l'emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont
maint voisin s'éjouit d'être.
Phèdre
sur ce sujet dit fort élégamment :
Il
n'est, pour voir, que l'oeil du Maître.
Quant
à moi, j'y mettrais encor l'oeil de l'Amant.
IV,
22 L'Alouette et ses Petits avec le Maître d'un champ
Ne
t'attends qu'à toi seul, c'est un commun Proverbe.
Voici
comme Esope le mit
En
crédit.
Les
Alouettes font leur nid
Dans
les blés, quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire
environ le temps
Que
tout aime et que tout pullule dans le monde :
Monstres
marins au fond de l'onde,
Tigres
dans les Forêts, Alouettes aux champs.
Une
pourtant de ces dernières
Avait
laissé passer la moitié d'un Printemps
Sans
goûter le plaisir des amours printanières.
A
toute force enfin elle se résolut
D'imiter
la Nature, et d'être mère encore.
Elle
bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore
A
la hâte ; le tout alla du mieux qu'il put.
Les
blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se
trouvât assez forte encor
Pour
voler et prendre l'essor,
De
mille soins divers l'Alouette agitée
S'en
va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être
toujours au guet et faire sentinelle.
Si
le possesseur de ces champs
Vient
avecque son fils (comme il viendra), dit-elle,
Ecoutez
bien ; selon ce qu'il dira,
Chacun
de nous décampera.
Sitôt
que l'Alouette eut quitté sa famille,
Le
possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces
blés sont mûrs, dit-il : allez chez nos amis
Les
prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous
vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre
Alouette de retour
Trouve
en alarme sa couvée.
L'un
commence : Il a dit que l'Aurore levée,
L'on
fit venir demain ses amis pour l'aider...
-
S'il n'a dit que cela, repartit l'Alouette,
Rien
ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais
c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.
Cependant
soyez gais ; voilà de quoi manger.
Eux
repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube
du jour arrive ; et d'amis point du tout.
L'Alouette
à l'essor, le Maître s'en vient faire
Sa
ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
Ces
blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos
amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur
de tels paresseux à servir ainsi lents.
Mon
fils, allez chez nos parents
Les
prier de la même chose.
L'épouvante
est au nid plus forte que jamais.
Il
a dit ses parents, mère, c'est à cette heure...
-
Non, mes enfants dormez en paix ;
Ne
bougeons de notre demeure.
L'Alouette
eut raison, car personne ne vint.
Pour
la troisième fois le Maître se souvint
De
visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il,
de nous attendre à d'autres gens que nous.
Il
n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez
bien cela, mon fils ; et savez-vous
Ce
qu'il faut faire ? Il faut qu'avec notre famille
Nous
prenions dès demain chacun une faucille :
C'est
là notre plus court, et nous achèverons
Notre
moisson quand nous pourrons.
Dès
lors que ce dessein fut su de l'Alouette :
C'est
ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants.
Et
les petits, en même temps,
Voletants,
se culebutants,
Délogèrent
tous sans trompette.
V,
1 Le Bûcheron et Mercure
A.M.L.C.D.B.
Votre
goût a servi de règle à mon ouvrage.
J'ai
tenté les moyens d'acquérir son suffrage.
Vous
voulez qu'on évite un soin trop curieux,
Et
des vains ornements l'effort ambitieux.
Je
le veux comme vous ; cet effort ne peut plaire.
Un
auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.
Non
qu'il faille bannir certains traits délicats :
Vous
les aimez, ces traits, et je ne les hais pas.
Quant
au principal but qu'Esope se propose,
J'y
tombe au moins mal que je puis.
Enfin
si dans ces Vers je ne plais et n'instruis,
Il
ne tient pas à moi, c'est toujours quelque chose.
Comme
la force est un point
Dont
je ne me pique point,
Je
tâche d'y tourner le vice en ridicule,
Ne
pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.
C'est
là tout mon talent ; je ne sais s'il suffit.
Tantôt
je peins en un récit
La
sotte vanité jointe avecque l'envie,
Deux
pivots sur qui roule aujourd'hui notre vie.
Tel
est ce chétif animal
Qui
voulut en grosseur au Boeuf se rendre égal.
J'oppose
quelquefois, par une double image,
Le
vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les
Agneaux aux Loups ravissants,
La
Mouche à la Fourmi, faisant de cet ouvrage
Une
ample Comédie à cent actes divers,
Et
dont la scène est l'Univers.
Hommes,
Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle :
Jupiter
comme un autre : Introduisons celui
Qui
porte de sa part aux Belles la parole :
Ce
n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui.
Un
Bûcheron perdit son gagne-pain,
C'est
sa cognée ; et la cherchant en vain,
Ce
fut pitié là-dessus de l'entendre.
Il
n'avait pas des outils à revendre.
Sur
celui-ci roulait tout son avoir.
Ne
sachant donc où mettre son espoir,
Sa
face était de pleurs toute baignée.
O
ma cognée ! ô ma pauvre cognée !
S'écriait-il,
Jupiter, rends-la-moi ;
Je
tiendrai l'être encore un coup de toi.
Sa
plainte fut de l'Olympe entendue.
Mercure
vient. Elle n'est pas perdue,
Lui
dit ce dieu, la connaîtras-tu bien ?
Je
crois l'avoir près d'ici rencontrée.
Lors
une d'or à l'homme étant montrée,
Il
répondit : Je n'y demande rien.
Une
d'argent succède à la première,
Il
la refuse. Enfin une de bois :
Voilà,
dit-il, la mienne cette fois ;
Je
suis content si j'ai cette dernière.
-
Tu les auras, dit le Dieu, toutes trois.
Ta
bonne foi sera récompensée.
-
En ce cas-là je les prendrai, dit-il.
L'Histoire
en est aussitôt dispersée ;
Et
Boquillons de perdre leur outil,
Et
de crier pour se le faire rendre.
Le
Roi des Dieux ne sait auquel entendre.
Son
fils Mercure aux criards vient encor,
A
chacun d'eux il en montre une d'or.
Chacun
eût cru passer pour une bête
De
ne pas dire aussitôt : La voilà !
Mercure,
au lieu de donner celle-là,
Leur
en décharge un grand coup sur la tête.
Ne
point mentir, être content du sien,
C'est
le plus sûr : cependant on s'occupe
A
dire faux pour attraper du bien :
Que
sert cela ? Jupiter n'est pas dupe.
V,
2 Le Pot de terre et le Pot de fer
Le
Pot de fer proposa
Au
Pot de terre un voyage.
Celui-ci
s'en excusa,
Disant
qu'il ferait que sage
De
garder le coin du feu :
Car
il lui fallait si peu,
Si
peu, que la moindre chose
De
son débris serait cause.
Il
n'en reviendrait morceau.
Pour
vous, dit-il, dont la peau
Est
plus dure que la mienne,
Je
ne vois rien qui vous tienne.
-
Nous vous mettrons à couvert,
Repartit
le Pot de fer.
Si
quelque matière dure
Vous
menace d'aventure,
Entre
deux je passerai,
Et
du coup vous sauverai.
Cette
offre le persuade.
Pot
de fer son camarade
Se
met droit à ses côtés.
Mes
gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant
comme ils peuvent,
L'un
contre l'autre jetés
Au
moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le
Pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que
par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans
qu'il eût lieu de se plaindre.
Ne
nous associons qu'avecque nos égaux.
Ou
bien il nous faudra craindre
Le
destin d'un de ces Pots.
V,
3 Le petit Poisson et le Pêcheur
Petit
poisson deviendra grand,
Pourvu
que Dieu lui prête vie.
Mais
le lâcher en attendant,
Je
tiens pour moi que c'est folie ;
Car
de le rattraper il n'est pas trop certain.
Un
Carpeau qui n'était encore que fretin
Fut
pris par un Pêcheur au bord d'une rivière.
Tout
fait nombre, dit l'homme en voyant son butin ;
Voilà
commencement de chère et de festin :
Mettons-le
en notre gibecière.
Le
pauvre Carpillon lui dit en sa manière :
Que
ferez-vous de moi ? je ne saurais fournir
Au
plus qu'une demi-bouchée ;
Laissez-moi
Carpe devenir :
Je
serai par vous repêchée.
Quelque
gros Partisan m'achètera bien cher,
Au
lieu qu'il vous en faut chercher
Peut-être
encor cent de ma taille
Pour
faire un plat. Quel plat ? croyez-moi ; rien qui vaille.
-
Rien qui vaille ? Eh bien soit, repartit le Pêcheur ;
Poisson,
mon bel ami, qui faites le Prêcheur,
Vous
irez dans la poêle ; et vous avez beau dire,
Dès
ce soir on vous fera frire.
Un
tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l'auras :
L'un
est sûr, l'autre ne l'est pas.
V,
4 Les Oreilles du Lièvre
Un
animal cornu blessa de quelques coups
Le
Lion, qui plein de courroux,
Pour
ne plus tomber en la peine,
Bannit
des lieux de son domaine
Toute
bête portant des cornes à son front.
Chèvres,
Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent,
Daims,
et Cerfs de climat changèrent ;
Chacun
à s'en aller fut prompt.
Un
Lièvre, apercevant l'ombre de ses oreilles,
Craignit
que quelque Inquisiteur
N'allât
interpréter à cornes leur longueur,
Ne
les soutînt en tout à des cornes pareilles.
Adieu,
voisin Grillon, dit-il, je pars d'ici ;
Mes
oreilles enfin seraient cornes aussi ;
Et
quand je les aurais plus courtes qu'une Autruche,
Je
craindrais même encor. Le Grillon repartit :
Cornes
cela ? Vous me prenez pour cruche ;
Ce
sont oreilles que Dieu fit.
-
On les fera passer pour cornes,
Dit
l'animal craintif, et cornes de Licornes.
J'aurai
beau protester ; mon dire et mes raisons
Iront
aux Petites-Maisons.
V,
5 Le Renard ayant la queue coupée
Un
vieux Renard, mais des plus fins,
Grand
croqueur de Poulets, grand preneur de Lapins,
Sentant
son Renard d'une lieue,
Fut
enfin au piège attrapé.
Par
grand hasard en étant échappé,
Non
pas franc, car pour gage il y laissa sa queue :
S'étant,
dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour
avoir des pareils (comme il était habile),
Un
jour que les Renards tenaient conseil entre eux :
Que
faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et
qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que
nous sert cette queue ? Il faut qu'on se la coupe :
Si
l'on me croit, chacun s'y résoudra.
-
Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe ;
Mais
tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra.
A
ces mots, il se fit une telle huée,
Que
le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre
ôter la queue eût été temps perdu ;
La
mode en fut continuée.
V,
6 La Vieille et les deux Servantes
Il
était une vieille ayant deux Chambrières.
Elles
filaient si bien que les soeurs filandières
Ne
faisaient que brouiller au prix de celles-ci.
La
Vieille n'avait point de plus pressant souci
Que
de distribuer aux Servantes leur tâche.
Dès
que Téthis chassait Phébus aux crins dorés,
Tourets
entraient en jeu, fuseaux étaient tirés ;
Deçà,
delà, vous en aurez ;
Point
de cesse, point de relâche.
Dès
que l'Aurore, dis-je, en son char remontait,
Un
misérable Coq à point nommé chantait.
Aussitôt
notre Vieille encor plus misérable
S'affublait
d'un jupon crasseux et détestable,
Allumait
une lampe, et courait droit au lit
Où
de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient
les deux pauvres Servantes.
L'une
entr'ouvrait un oeil, l'autre étendait un bras ;
Et
toutes deux, très malcontentes,
Disaient
entre leurs dents : Maudit Coq, tu mourras.
Comme
elles l'avaient dit, la bête fut grippée.
Le
réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce
meurtre n'amenda nullement leur marché.
Notre
couple au contraire à peine était couché
Que
la Vieille, craignant de laisser passer l'heure,
Courait
comme un Lutin par toute sa demeure.
C'est
ainsi que le plus souvent,
Quand
on pense sortir d'une mauvaise affaire,
On
s'enfonce encor plus avant :
Témoin
ce Couple et son salaire.
La
Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là
De
Charybde en Scylla.
V,
7 Le Satyre et le Passant
Au
fond d'un antre sauvage,
Un
Satyre et ses enfants
Allaient
manger leur potage
Et
prendre l'écuelle aux dents.
On
les eût vus sur la mousse
Lui,
sa femme, et maint petit ;
Ils
n'avaient tapis ni housse,
Mais
tous fort bon appétit.
Pour
se sauver de la pluie,
Entre
un Passant morfondu.
Au
brouet on le convie :
Il
n'était pas attendu.
Son
hôte n'eut pas la peine
De
le semondre deux fois ;
D'abord
avec son haleine
Il
se réchauffe les doigts.
Puis
sur le mets qu'on lui donne
Délicat
il souffle aussi ;
Le
Satyre s'en étonne :
Notre
hôte, à quoi bon ceci ?
-
L'un refroidit mon potage,
L'autre
réchauffe ma main.
-
Vous pouvez, dit le Sauvage,
Reprendre
votre chemin.
Ne
plaise aux Dieux que je couche
Avec
vous sous même toit.
Arrière
ceux dont la bouche
Souffle
le chaud et le froid !
V,
8 Le Cheval et le Loup
Un
certain Loup, dans la saison
Que
les tièdes Zéphyrs ont l'herbe rajeunie,
Et
que les animaux quittent tous la maison,
Pour
s'en aller chercher leur vie ;
Un
loup, dis-je, au sortir des rigueurs de l'Hiver,
Aperçut
un Cheval qu'on avait mis au vert.
Je
laisse à penser quelle joie !
Bonne
chasse, dit-il, qui l'aurait à son croc.
Eh
! que n'es-tu Mouton ? car tu me serais hoc :
Au
lieu qu'il faut ruser pour avoir cette proie.
Rusons
donc. Ainsi dit, il vient à pas comptés,
Se
dit Ecolier d'Hippocrate ;
Qu'il
connaît les vertus et les propriétés
De
tous les Simples de ces prés,
Qu'il
sait guérir, sans qu'il se flatte,
Toutes
sortes de maux. Si Dom Coursier voulait
Ne
point celer sa maladie,
Lui
Loup gratis le guérirait.
Car
le voir en cette prairie
Paître
ainsi sans être lié
Témoignait
quelque mal, selon la Médecine.
J'ai,
dit la Bête chevaline,
Une
apostume sous le pied.
-
Mon fils, dit le docteur, il n'est point de partie
Susceptible
de tant de maux.
J'ai
l'honneur de servir Nosseigneurs les Chevaux,
Et
fais aussi la Chirurgie.
Mon
galand ne songeait qu'à bien prendre son temps,
Afin
de happer son malade.
L'autre
qui s'en doutait lui lâche une ruade,
Qui
vous lui met en marmelade
Les
mandibules et les dents.
C'est
bien fait, dit le Loup en soi-même fort triste ;
Chacun
à son métier doit toujours s'attacher.
Tu
veux faire ici l'Arboriste,
Et
ne fus jamais que Boucher.
V,
9 Le Laboureur et ses Enfants
Travaillez,
prenez de la peine :
C'est
le fonds qui manque le moins.
Un
riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit
venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous,
leur dit-il, de vendre l'héritage
Que
nous ont laissé nos parents.
Un
trésor est caché dedans.
Je
ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage
Vous
le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez
votre champ dès qu'on aura fait l'Oût.
Creusez,
fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où
la main ne passe et repasse.
Le
père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà,
delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
Il
en rapporta davantage.
D'argent,
point de caché. Mais le père fut sage
De
leur montrer avant sa mort
Que
le travail est un trésor.
V,
10 La Montagne qui accouche
Une
Montagne en mal d'enfant
Jetait
une clameur si haute,
Que
chacun au bruit accourant
Crut
qu'elle accoucherait, sans faute,
D'une
Cité plus grosse que Paris :
Elle
accoucha d'une Souris.
Quand
je songe à cette Fable
Dont
le récit est menteur
Et
le sens est véritable,
Je
me figure un Auteur
Qui
dit : Je chanterai la guerre
Que
firent les Titans au Maître du tonnerre.
C'est
promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ?
Du
vent.
V,
11 La Fortune et le jeune Enfant
Sur
le bord d'un puits très profond
Dormait
étendu de son long
Un
Enfant alors dans ses classes.
Tout
est aux Ecoliers couchette et matelas.
Un
honnête homme en pareil cas
Aurait
fait un saut de vingt brasses.
Près
de là tout heureusement
La
Fortune passa, l'éveilla doucement,
Lui
disant : Mon mignon, je vous sauve la vie.
Soyez
une autre fois plus sage, je vous prie.
Si
vous fussiez tombé, l'on s'en fût pris à moi ;
Cependant
c'était votre faute.
Je
vous demande, en bonne foi,
Si
cette imprudence si haute
Provient
de mon caprice. Elle part à ces mots.
Pour
moi, j'approuve son propos.
Il
n'arrive rien dans le monde
Qu'il
ne faille qu'elle en réponde.
Nous
la faisons de tous Echos.
Elle
est prise à garant de toutes aventures.
Est-on
sot, étourdi, prend-on mal ses mesures ;
On
pense en être quitte en accusant son sort :
Bref
la Fortune a toujours tort.
V,
12 Les Médecins
Le
Médecin Tant-pis allait voir un malade
Que
visitait aussi son confrère Tant-mieux ;
Ce
dernier espérait, quoique son camarade
Soutînt
que le gisant irait voir ses aïeux.
Tous
deux s'étant trouvés différents pour la cure,
Leur
malade paya le tribut à Nature,
Après
qu'en ses conseils Tant-pis eut été cru.
Ils
triomphaient encor sur cette maladie.
L'un
disait : il est mort, je l'avais bien prévu.
-
S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie.
V,
13 La Poule aux oeufs d'or
L'avarice
perd tout en voulant tout gagner.
Je
ne veux, pour le témoigner,
Que
celui dont la Poule, à ce que dit la Fable,
Pondait
tous les jours un oeuf d'or.
Il
crut que dans son corps elle avait un trésor.
Il
la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable
A
celles dont les oeufs ne lui rapportaient rien,
S'étant
lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle
leçon pour les gens chiches :
Pendant
ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui
du soir au matin sont pauvres devenus
Pour
vouloir trop tôt être riches ?
V,
14 L'Ane portant des reliques
Un
Baudet, chargé de Reliques,
S'imagina
qu'on l'adorait.
Dans
ce penser il se carrait,
Recevant
comme siens l'Encens et les Cantiques.
Quelqu'un
vit l'erreur, et lui dit :
Maître
Baudet, ôtez-vous de l'esprit
Une
vanité si folle.
Ce
n'est pas vous, c'est l'Idole
A
qui cet honneur se rend,
Et
que la gloire en est due.
D'un
Magistrat ignorant
C'est
la Robe qu'on salue.
V,
15 Le Cerf et la Vigne
Un
Cerf, à la faveur d'une Vigne fort haute
Et
telle qu'on en voit en de certains climats,
S'étant
mis à couvert et sauvé du trépas.
Les
Veneurs pour ce coup croyaient leurs chiens en faute.
Ils
les rappellent donc. Le Cerf hors de danger
Broute
sa bienfaitrice, ingratitude extrême !
On
l'entend, on retourne, on le fait déloger,
Il
vient mourir en ce lieu même.
J'ai
mérité, dit-il, ce juste châtiment :
Profitez-en,
ingrats. Il tombe en ce moment.
La
Meute en fait curée. Il lui fut inutile
De
pleurer aux Veneurs à sa mort arrivés.
Vraie
image de ceux qui profanent l'asile
Qui
les a conservés.
V,
16 Le Serpent et la Lime
On
conte qu'un serpent voisin d'un Horloger
(C'était
pour l'Horloger un mauvais voisinage),
Entra
dans sa boutique, et cherchant à manger
N'y
rencontra pour tout potage
Qu'une
Lime d'acier qu'il se mit à ronger.
Cette
Lime lui dit, sans se mettre en colère :
Pauvre
ignorant ! et que prétends-tu faire ?
Tu
te prends à plus dur que toi.
Petit
Serpent à tête folle,
Plutôt
que d'emporter de moi
Seulement
le quart d'une obole,
Tu
te romprais toutes les dents.
Je
ne crains que celles du temps.
Ceci
s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui
n'étant bons à rien cherchez sur tout à mordre.
Vous
vous tourmentez vainement.
Croyez-vous
que vos dents impriment leurs outrages
Sur
tant de beaux ouvrages ?
Ils
sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.
V,
17 Le Lièvre et la Perdrix
Il
ne se faut jamais moquer des misérables :
Car
qui peut s'assurer d'être toujours heureux ?
Le
sage Esope dans ses Fables
Nous
en donne un exemple ou deux.
Celui
qu'en ces Vers je propose,
Et
les siens, ce sont même chose.
Le
Lièvre et la Perdrix, concitoyens d'un champ,
Vivaient
dans un état, ce semble, assez tranquille,
Quand
une Meute s'approchant
Oblige
le premier à chercher un asile.
Il
s'enfuit dans son fort, met les chiens en défaut,
Sans
même en excepter Briffaut.
Enfin
il se trahit lui-même.
Par
les esprits sortants de son corps échauffé.
Miraut
sur leur odeur ayant philosophé
Conclut
que c'est son Lièvre, et d'une ardeur extrême
Il
le pousse, et Rustaut, qui n'a jamais menti,
Dit
que le Lièvre est reparti.
Le
pauvre malheureux vient mourir à son gîte.
La
Perdrix le raille, et lui dit :
Tu
te vantais d'être si vite :
Qu'as-tu
fait de tes pieds ? Au moment qu'elle rit,
Son
tour vient ; on la trouve. Elle croit que ses ailes
La
sauront garantir à toute extrémité ;
Mais
la pauvrette avait compté
Sans
l'Autour aux serres cruelles.
V,
18 L'Aigle et le Hibou
L'Aigle
et le Chat-huant leurs querelles cessèrent,
Et
firent tant qu'ils s'embrassèrent.
L'un
jura foi de Roi, l'autre foi de Hibou,
Qu'ils
ne se goberaient leurs petits peu ni prou.
Connaissez-vous
les miens ? dit l'Oiseau de Minerve.
-
Non, dit l'Aigle.- Tant pis, reprit le triste Oiseau.
Je
crains en ce cas pour leur peau :
C'est
hasard si je les conserve.
Comme
vous êtes Roi, vous ne considérez
Qui
ni quoi : Rois et Dieux mettent, quoi qu'on leur die,
Tout
en même catégorie.
Adieu
mes nourrissons si vous les rencontrez.
-
Peignez-les-moi, dit l'Aigle, ou bien me les montrez.
Je
n'y toucherai de ma vie.
Le
Hibou repartit : Mes petits sont mignons,
Beaux,
bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.
Vous
les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
N'allez
pas l'oublier ; retenez-la si bien
Que
chez moi la maudite Parque
N'entre
point par votre moyen.
Il
avint qu'au Hibou Dieu donna géniture,
De
façon qu'un beau soir qu'il était en pâture,
Notre
Aigle aperçut d'aventure,
Dans
les coins d'une roche dure,
Ou
dans les trous d'une masure
(Je
ne sais pas lequel des deux),
De
petits monstres fort hideux,
Rechignés,
un air triste, une voix de Mégère.
Ces
enfants ne sont pas, dit l'Aigle, à notre ami.
Croquons-les.
Le galand n'en fit pas à demi.
Ses
repas ne sont point repas à la légère.
Le
Hibou, de retour, ne trouve que les pieds
De
ses chers nourrissons, hélas ! pour toute chose.
Il
se plaint, et les Dieux sont par lui suppliés
De
punir le brigand qui de son deuil est cause.
Quelqu'un
lui dit alors : N'en accuse que toi
Ou
plutôt la commune loi
Qui
veut qu'on trouve son semblable
Beau,
bien fait, et sur tous aimable.
Tu
fis de tes enfants à l'Aigle ce portrait ;
En
avaient-ils le moindre trait ?
V,
19 Le Lion s'en allant en guerre
Le
Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il
tint conseil de guerre, envoya ses Prévots,
Fit
avertir les animaux :
Tous
furent du dessein, chacun selon sa guise.
L'Eléphant
devait sur son dos
Porter
l'attirail nécessaire
Et
combattre à son ordinaire,
L'Ours
s'apprêter pour les assauts ;
Le
Renard ménager de secrètes pratiques,
Et
le Singe amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez,
dit quelqu'un, les Anes qui sont lourds,
Et
les Lièvres sujets à des terreurs paniques.
-
Point du tout, dit le Roi, je les veux employer.
Notre
troupe sans eux ne serait pas complète.
L'Ane
effraiera les gens, nous servant de trompette,
Et
le Lièvre pourra nous servir de courrier.
Le
monarque prudent et sage
De
ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et
connaît les divers talents :
Il
n'est rien d'inutile aux personnes de sens.
V,
20 L'Ours et les deux Compagnons
Deux
compagnons pressés d'argent
A
leur voisin Fourreur vendirent
La
peau d'un Ours encor vivant,
Mais
qu'ils tueraient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent.
C'était
le Roi des Ours au compte de ces gens.
Le
Marchand à sa peau devait faire fortune.
Elle
garantirait des froids les plus cuisants,
On
en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une.
Dindenaut
prisait moins ses Moutons qu'eux leur Ours :
Leur,
à leur compte, et non à celui de la Bête.
S'offrant
de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils
conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent
l'Ours qui s'avance, et vient vers eux au trot.
Voilà
mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le
marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D'intérêts
contre l'Ours, on n'en dit pas un mot.
L'un
des deux Compagnons grimpe au faîte d'un arbre ;
L'autre,
plus froid que n'est un marbre,
Se
couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant
quelque part ouï dire
Que
l'Ours s'acharne peu souvent
Sur
un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur
Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il
voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et
de peur de supercherie
Le
tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire
aux passages de l'haleine.
C'est,
dit-il, un cadavre ; Otons-nous, car il sent.
A
ces mots, l'Ours s'en va dans la forêt prochaine.
L'un
de nos deux Marchands de son arbre descend,
Court
à son compagnon, lui dit que c'est merveille
Qu'il
n'ait eu seulement que la peur pour tout mal.
Eh
bien, ajouta-t-il, la peau de l'animal ?
Mais
que t'a-t-il dit à l'oreille ?
Car
il s'approchait de bien près,
Te
retournant avec sa serre.
-
Il m'a dit qu'il ne faut jamais.
Vendre
la peau de l'Ours qu'on ne l'ait mis par terre.
V,
21 L'Ane vêtu de la peau du lion
De
la peau du Lion l'Ane s'étant vêtu
Etait
craint partout à la ronde,
Et
bien qu'animal sans vertu,
Il
faisait trembler tout le monde.
Un
petit bout d'oreille échappé par malheur
Découvrit
la fourbe et l'erreur.
Martin
fit alors son office.
Ceux
qui ne savaient pas la ruse et la malice
S'étonnaient
de voir que Martin
Chassât
les Lions au moulin.
Force
gens font du bruit en France,
Par
qui cet Apologue est rendu familier.
Un
équipage cavalier
Fait
les trois quarts de leur vaillance.
VI,
1 Le Pâtre et le Lion
VI,
2 Le Lion et le Chasseur
Les
Fables ne sont pas ce qu'elles semblent être.
Le
plus simple animal nous y tient lieu de Maître.
Une
Morale nue apporte de l'ennui ;
Le
conte fait passer le précepte avec lui.
En
ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et
conter pour conter me semble peu d'affaire.
C'est
par cette raison qu'égayant leur esprit,
Nombre
de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous
ont fui l'ornement et le trop d'étendue.
On
ne voit point chez eux de parole perdue.
Phèdre
était si succinct qu'aucuns l'en ont blâmé.
Esope
en moins de mots s'est encore exprimé.
Mais
sur tous certain Grec renchérit et se pique
D'une
élégance Laconique.
Il
renferme toujours son conte en quatre Vers ;
Bien
ou mal, je le laisse à juger aux Experts.
Voyons-le
avec Esope en un sujet semblable.
L'un
amène un Chasseur, l'autre un Pâtre, en sa Fable.
J'ai
suivi leur projet quant à l'événement,
Y
cousant en chemin quelque trait seulement.
Voici
comme à peu près Esope le raconte.
Un
Pâtre à ses brebis trouvant quelque méconte,
Voulut
à toute force attraper le Larron.
Il
s'en va près d'un antre, et tend à l'environ
Des
lacs à prendre Loups, soupçonnant cette engeance.
Avant
que partir de ces lieux,
Si
tu fais, disait-il, ô Monarque des Dieux,
Que
le drôle à ces lacs se prenne en ma présence
Et
que je goûte ce plaisir,
Parmi
vingt Veaux je veux choisir
Le
plus gras, et t'en faire offrande.
A
ces mots sort de l'antre un Lion grand et fort.
Le
Pâtre se tapit, et dit à demi mort :
Que
l'homme ne sait guère, hélas ! ce qu'il demande !
Pour
trouver le Larron qui détruit mon troupeau,
Et
le voir en ces lacs pris avant que je parte,
O
monarque des Dieux, je t'ai promis un veau :
Je
te promets un boeuf si tu fais qu'il s'écarte.
C'est
ainsi que l'a dit le principal Auteur :
Passons
à son imitateur.
Un
Fanfaron amateur de la chasse,
Venant
de perdre un Chien de bonne race,
Qu'il
soupçonnait dans le corps d'un Lion,
Vit
un berger. Enseigne-moi, de grâce,
De
mon voleur, lui dit-il, la maison,
Que
de ce pas je me fasse raison.
Le
Berger dit : C'est vers cette montagne.
En
lui payant de tribut un Mouton
Par
chaque mois, j'erre dans la campagne
Comme
il me plaît, et je suis en repos.
Dans
le moment qu'ils tenaient ces propos,
Le
Lion sort, et vient d'un pas agile.
Le
Fanfaron aussitôt d'esquiver.
O
Jupiter, montre-moi quelque asile,
S'écria-t-il,
qui me puisse sauver.
La
vraie épreuve de courage
N'est
que dans le danger que l'on touche du doigt.
Tel
le cherchait, dit-il, qui changeant de langage
S'enfuit
aussitôt qu'il le voit.
VI,
3 Phébus et Borée
Borée
et le Soleil virent un Voyageur
Qui
s'était muni par bonheur
Contre
le mauvais temps. (On entrait dans l'Automne,
Quand
la précaution aux voyageurs est bonne)
Il
pleut ; le Soleil luit ; et l'écharpe d'Iris
Rend
ceux qui sortent avertis
Qu'en
ces mois le manteau leur est fort nécessaire ;
Les
Latins les nommaient douteux pour cette affaire.
Notre
homme s'était donc à la pluie attendu :
Bon
manteau bien doublé ; bonne étoffe bien forte.
Celui-ci,
dit le Vent, prétend avoir pourvu
A
tous les accidents ; mais il n'a pas prévu
Que
je saurai souffler de sorte
Qu'il
n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que
le manteau s'en aille au Diable.
L'ébattement
pourrait nous en être agréable :
Vous
plaît-il de l'avoir ? - Eh bien, gageons nous deux,
(Dit
Phébus) sans tant de paroles,
A
qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du
Cavalier que nous voyons.
Commencez.
Je vous laisse obscurcir mes rayons.
Il
n'en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se
gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,
Fait
un vacarme de démon,
Siffle,
souffle, tempête, et brise en son passage
Maint
toit qui n'en peut mais, fait périr maint bateau :
Le
tout au sujet d'un manteau.
Le
Cavalier eut soin d'empêcher que l'orage
Ne
se pût engouffrer dedans.
Cela
le préserva ; le Vent perdit son temps :
Plus
il se tourmentait, plus l'autre tenait ferme ;
Il
eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt
qu'il fut au bout du terme
Qu'à
la gageure on avait mis,
Le
Soleil dissipe la nue,
Recrée,
et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous
son balandras fait qu'il sue,
Le
contraint de s'en dépouiller.
Encore
n'usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus
fait douceur que violence.
VI,
4 Jupiter et le Métayer
Jupiter
eut jadis une ferme à donner,
Mercure
en fit l'annonce ; et gens se présentèrent,
Firent
des offres, écoutèrent :
Ce
ne fut pas sans bien tourner.
L'un
alléguait que l'héritage
Etait
frayant et rude, et l'autre un autre si.
Pendant
qu'ils marchandaient ainsi,
Un
d'eux, le plus hardi, mais non pas le plus sage,
Promit
d'en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le
laissât disposer de l'air,
Lui
donnât saison à sa guise,
Qu'il
eût du chaud, du froid, du beau temps, de la bise,
Enfin
du sec et du mouillé,
Aussitôt
qu'il aurait bâillé.
Jupiter
y consent. Contrat passé ; notre homme
Tranche
du Roi des airs, pleut, vente et fait en somme
Un
climat pour lui seul : ses plus proches voisins
Ne
s'en sentaient non plus que les Américains.
Ce
fut leur avantage ; ils eurent bonne année,
Pleine
moisson, pleine vinée.
Monsieur
le Receveur fut très mal partagé.
L'an
suivant voilà tout changé.
Il
ajuste d'une autre sorte
La
température des Cieux.
Son
champ ne s'en trouve pas mieux,
Celui
de ses voisins fructifie et rapporte.
Que
fait-il ? Il recourt au Monarque des Dieux :
Il
confesse son imprudence.
Jupiter
en usa comme un Maître fort doux.
Concluons
que la Providence
Sait
ce qu'il nous faut, mieux que nous.
VI,
5 Le Cochet, le Chat, et le Souriceau
Un
Souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu,
Fut
presque pris au dépourvu.
Voici
comme il conta l'aventure à sa mère :
J'avais
franchi les Monts qui bornent cet Etat,
Et
trottais comme un jeune Rat
Qui
cherche à se donner carrière,
Lorsque
deux animaux m'ont arrêté les yeux :
L'un
doux, bénin et gracieux,
Et
l'autre turbulent, et plein d'inquiétude.
Il
a la voix perçante et rude,
Sur
la tête un morceau de chair,
Une
sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme
pour prendre sa volée,
La
queue en panache étalée.
Or
c'était un Cochet dont notre Souriceau
Fit
à sa mère le tableau,
Comme
d'un animal venu de l'Amérique.
Il
se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant
tel bruit et tel fracas,
Que
moi, qui grâce aux Dieux, de courage me pique,
En
ai pris la fuite de peur,
Le
maudissant de très bon coeur.
Sans
lui j'aurais fait connaissance
Avec
cet animal qui m'a semblé si doux.
Il
est velouté comme nous,
Marqueté,
longue queue, une humble contenance ;
Un
modeste regard, et pourtant l'oeil luisant :
Je
le crois fort sympathisant
Avec
Messieurs les Rats ; car il a des oreilles
En
figure aux nôtres pareilles.
Je
l'allais aborder, quand d'un son plein d'éclat
L'autre
m'a fait prendre la fuite.
-
Mon fils, dit la Souris, ce doucet est un Chat,
Qui
sous son minois hypocrite
Contre
toute ta parenté
D'un
malin vouloir est porté.
L'autre
animal tout au contraire
Bien
éloigné de nous mal faire,
Servira
quelque jour peut-être à nos repas.
Quant
au Chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.
Garde-toi,
tant que tu vivras,
De
juger des gens sur la mine.
VI,
6 Le Renard, le Singe, et les Animaux
Les
Animaux, au décès d'un Lion,
En
son vivant Prince de la contrée,
Pour
faire un Roi s'assemblèrent, dit-on.
De
son étui la couronne est tirée.
Dans
une chartre un Dragon la gardait.
Il
se trouva que sur tous essayée
A
pas un d'eux elle ne convenait.
Plusieurs
avaient la tête trop menue,
Aucuns
trop grosse, aucuns même cornue.
Le
Singe aussi fit l'épreuve en riant,
Et
par plaisir la Tiare essayant,
Il
fit autour force grimaceries,
Tours
de souplesse, et mille singeries,
Passa
dedans ainsi qu'en un cerceau.
Aux
Animaux cela sembla si beau
Qu'il
fut élu : chacun lui fit hommage.
Le
Renard seul regretta son suffrage,
Sans
toutefois montrer son sentiment.
Quand
il eut fait son petit compliment,
Il
dit au Roi : Je sais, Sire, une cache,
Et
ne crois pas qu'autre que moi la sache.
Or
tout trésor, par droit de Royauté,
Appartient,
Sire, à votre Majesté.
Le
nouveau Roi bâille après la finance,
Lui-même
y court pour n'être pas trompé.
C'était
un piège : il y fut attrapé.
Le
Renard dit, au nom de l'assistance :
Prétendrais-tu
nous gouverner encor,
Ne
sachant pas te conduire toi-même ?
Il
fut démis ; et l'on tomba d'accord
Qu'à
peu de gens convient le Diadème.
VI,
7 Le Mulet se vantant de sa généalogie
Le
Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et
ne parlait incessamment
Que
de sa mère la Jument,
Dont
il contait mainte prouesse :
Elle
avait fait ceci, puis avait été là.
Son
fils prétendait pour cela
Qu'on
le dût mettre dans l'Histoire.
Il
eût cru s'abaisser servant un Médecin.
Etant
devenu vieux, on le mit au moulin.
Son
père l'Ane alors lui revint en mémoire.
Quand
le malheur ne serait bon
Qu'à
mettre un sot à la raison,
Toujours
serait-ce à juste cause
Qu'on
le dit bon à quelque chose.
VI,
8 Le Vieillard et l'Ane
Un
Vieillard sur son Ane aperçut en passant
Un
Pré plein d'herbe et fleurissant.
Il
y lâche sa bête, et le Grison se rue
Au
travers de l'herbe menue,
Se
vautrant, grattant, et frottant,
Gambadant,
chantant et broutant,
Et
faisant mainte place nette.
L'ennemi
vient sur l'entrefaite :
Fuyons,
dit alors le Vieillard.
-
Pourquoi ? répondit le paillard.
Me
fera-t-on porter double bât, double charge ?
-
Non pas, dit le Vieillard, qui prit d'abord le large.
-
Et que m'importe donc, dit l'Ane, à qui je sois ?
Sauvez-vous,
et me laissez paître :
Notre
ennemi, c'est notre Maître :
Je
vous le dis en bon François.
VI,
9 Le Cerf se voyant dans l'eau
Dans
le cristal d'une fontaine
Un
Cerf se mirant autrefois
Louait
la beauté de son bois,
Et
ne pouvait qu'avecque peine
Souffrir
ses jambes de fuseaux,
Dont
il voyait l'objet se perdre dans les eaux.
Quelle
proportion de mes pieds à ma tête !
Disait-il
en voyant leur ombre avec douleur :
Des
taillis les plus hauts mon front atteint le faîte ;
Mes
pieds ne me font point d'honneur.
Tout
en parlant de la sorte,
Un
Limier le fait partir ;
Il
tâche à se garantir ;
Dans
les forêts il s'emporte.
Son
bois, dommageable ornement,
L'arrêtant
à chaque moment,
Nuit
à l'office que lui rendent
Ses
pieds, de qui ses jours dépendent.
Il
se dédit alors, et maudit les présents
Que
le Ciel lui fait tous les ans.
Nous
faisons cas du beau, nous méprisons l'utile ;
Et
le beau souvent nous détruit.
Ce
Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il
estime un bois qui lui nuit.
VI,
10 Le Lièvre et la Tortue
Rien
ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le
Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons,
dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt
que moi ce but. - Sitôt ? Etes-vous sage ?
Repartit
l'animal léger.
Ma
commère, il vous faut purger
Avec
quatre grains d'ellébore.
-
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi
fut fait : et de tous deux
On
mit près du but les enjeux :
Savoir
quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni
de quel juge l'on convint.
Notre
Lièvre n'avait que quatre pas à faire ;
J'entends
de ceux qu'il fait lorsque prêt d'être atteint
Il
s'éloigne des chiens, les renvoie aux Calendes,
Et
leur fait arpenter les landes.
Ayant,
dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour
dormir, et pour écouter
D'où
vient le vent, il laisse la Tortue
Aller
son train de Sénateur.
Elle
part, elle s'évertue ;
Elle
se hâte avec lenteur.
Lui
cependant méprise une telle victoire,
Tient
la gageure à peu de gloire,
Croit
qu'il y va de son honneur
De
partir tard. Il broute, il se repose,
Il
s'amuse à toute autre chose
Qu'à
la gageure. A la fin quand il vit
Que
l'autre touchait presque au bout de la carrière,
Il
partit comme un trait ; mais les élans qu'il fit
Furent
vains : la Tortue arriva la première.
Eh
bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De
quoi vous sert votre vitesse ?
Moi,
l'emporter ! et que serait-ce
Si
vous portiez une maison ?
VI,
11 L'Ane et ses Maîtres
L'Ane
d'un Jardinier se plaignait au destin
De
ce qu'on le faisait lever devant l'Aurore.
Les
Coqs, lui disait-il, ont beau chanter matin ;
Je
suis plus matineux encore.
Et
pourquoi ? Pour porter des herbes au marché.
Belle
nécessité d'interrompre mon somme !
Le
sort de sa plainte touché
Lui
donne un autre Maître ; et l'Animal de somme
Passe
du Jardinier aux mains d'un Corroyeur.
La
pesanteur des peaux, et leur mauvaise odeur
Eurent
bientôt choqué l'impertinente Bête.
J'ai
regret, disait-il, à mon premier Seigneur.
Encor
quand il tournait la tête,
J'attrapais,
s'il m'en souvient bien,
Quelque
morceau de chou qui ne me coûtait rien.
Mais
ici point d'aubaine ; ou, si j'en ai quelqu'une,
C'est
de coups. Il obtint changement de fortune,
Et
sur l'état d'un Charbonnier
Il
fut couché tout le dernier.
Autre
plainte. Quoi donc ! dit le Sort en colère,
Ce
Baudet-ci m'occupe autant
Que
cent Monarques pourraient faire.
Croit-il
être le seul qui ne soit pas content ?
N'ai-je
en l'esprit que son affaire ?
Le
Sort avait raison ; tous gens sont ainsi faits :
Notre
condition jamais ne nous contente :
La
pire est toujours la présente.
Nous
fatiguons le Ciel à force de placets.
Qu'à
chacun Jupiter accorde sa requête,
Nous
lui romprons encor la tête.
VI,
12 Le Soleil et les Grenouilles
Aux
noces d'un Tyran tout le Peuple en liesse
Noyait
son souci dans les pots.
Esope
seul trouvait que les gens étaient sots
De
témoigner tant d'allégresse.
Le
Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De
songer à l'Hyménée.
Aussitôt
on ouït d'une commune voix
Se
plaindre de leur destinée
Les
Citoyennes des Etangs.
Que
ferons-nous, s'il lui vient des enfants ?
Dirent-elles
au Sort, un seul Soleil à peine
Se
peut souffrir. Une demi-douzaine
Mettra
la Mer à sec et tous ses habitants.
Adieu
joncs et marais : notre race est détruite.
Bientôt
on la verra réduite
A
l'eau du Styx. Pour un pauvre Animal,
Grenouilles,
à mon sens, ne raisonnaient pas mal.
VI,
13 Le Villageois et le Serpent
Esope
conte qu'un Manant,
Charitable
autant que peu sage,
Un
jour d'Hiver se promenant
A
l'entour de son héritage,
Aperçut
un Serpent sur la neige étendu,
Transi,
gelé, perclus, immobile rendu,
N'ayant
pas à vivre un quart d'heure.
Le
Villageois le prend, l'emporte en sa demeure,
Et
sans considérer quel sera le loyer
D'une
action de ce mérite,
Il
l'étend le long du foyer,
Le
réchauffe, le ressuscite.
L'Animal
engourdi sent à peine le chaud,
Que
l'âme lui revient avecque la colère.
Il
lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,
Puis
fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre
son bienfaiteur, son sauveur et son père.
Ingrat,
dit le Manant, voilà donc mon salaire ?
Tu
mourras. A ces mots, plein de juste courroux,
Il
vous prend sa cognée, il vous tranche la Bête,
Il
fait trois Serpents de deux coups,
Un
tronçon, la queue, et la tête.
L'insecte
sautillant cherche à se réunir,
Mais
il ne put y parvenir.
Il
est bon d'être charitable ;
Mais
envers qui ? c'est là le point.
Quant
aux ingrats, il n'en est point
Qui
ne meure enfin misérable.
VI,
14 Le Lion malade et le Renard
De
par le Roi des Animaux,
Qui
dans son antre était malade,
Fut
fait savoir à ses vassaux
Que
chaque espèce en ambassade
Envoyât
gens le visiter,
Sous
promesse de bien traiter
Les
Députés, eux et leur suite,
Foi
de Lion très bien écrite.
Bon
passe-port contre la dent ;
Contre
la griffe tout autant.
L'Edit
du Prince s'exécute.
De
chaque espèce on lui députe.
Les
Renards gardant la maison,
Un
d'eux en dit cette raison :
Les
pas empreints sur la poussière
Par
ceux qui s'en vont faire au malade leur cour,
Tous,
sans exception, regardent sa tanière ;
Pas
un ne marque de retour.
Cela
nous met en méfiance.
Que
Sa Majesté nous dispense.
Grand
merci de son passe-port.
Je
le crois bon ; mais dans cet antre
Je
vois fort bien comme l'on entre,
Et
ne vois pas comme on en sort.
VI,
15 L'oiseleur, l'Autour, et l'Alouette
Les
injustices des pervers
Servent
souvent d'excuse aux nôtres.
Telle
est la loi de l'Univers :
Si
tu veux qu'on t'épargne, épargne aussi les autres.
Un
Manant au miroir prenait des Oisillons.
Le
fantôme brillant attire une Alouette.
Aussitôt
un Autour planant sur les sillons
Descend
des airs, fond, et se jette
Sur
celle qui chantait, quoique près du tombeau.
Elle
avait évité la perfide machine,
Lorsque,
se rencontrant sous la main de l'oiseau,
Elle
sent son ongle maline.
Pendant
qu'à la plumer l'Autour est occupé,
Lui-même
sous les rets demeure enveloppé.
Oiseleur,
laisse-moi, dit-il en son langage ;
Je
ne t'ai jamais fait de mal.
L'oiseleur
repartit : Ce petit animal
T'en
avait-il fait davantage ?
VI,
16 Le Cheval et l'Ane
En
ce monde il se faut l'un l'autre secourir.
Si
ton voisin vient à mourir,
C'est
sur toi que le fardeau tombe.
Un
Ane accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci
ne portant que son simple harnois,
Et
le pauvre Baudet si chargé qu'il succombe.
Il
pria le Cheval de l'aider quelque peu :
Autrement
il mourrait devant qu'être à la ville.
La
prière, dit-il, n'en est pas incivile :
Moitié
de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le
Cheval refusa, fit une pétarade :
Tant
qu'il vit sous le faix mourir son camarade,
Et
reconnut qu'il avait tort.
Du
Baudet, en cette aventure,
On
lui fit porter la voiture,
Et
la peau par-dessus encor.
VI,
17 Le Chien qui lâche sa proie pour l'ombre
Chacun
se trompe ici-bas.
On
voit courir après l'ombre
Tant
de fous, qu'on n'en sait pas
La
plupart du temps le nombre.
Au
Chien dont parle Esope il faut les renvoyer.
Ce
Chien, voyant sa proie en l'eau représentée,
La
quitta pour l'image, et pensa se noyer ;
La
rivière devint tout d'un coup agitée.
A
toute peine il regagna les bords,
Et
n'eut ni l'ombre ni le corps.
VI,
18 Le Chartier embourbé
Le
Phaéton d'une voiture à foin
Vit
son char embourbé. Le pauvre homme était loin
De
tout humain secours. C'était à la campagne
Près
d'un certain canton de la basse Bretagne
Appelé
Quimpercorentin.
On
sait assez que le destin
Adresse
là les gens quand il veut qu'on enrage.
Dieu
nous préserve du voyage !
Pour
venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le
voilà qui déteste et jure de son mieux.
Pestant
en sa fureur extrême
Tantôt
contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre
son char, contre lui-même.
Il
invoque à la fin le Dieu dont les travaux
Sont
si célèbres dans le monde :
Hercule,
lui dit-il, aide-moi ; si ton dos
A
porté la machine ronde,
Ton
bras peut me tirer d'ici.
Sa
prière étant faite, il entend dans la nue
Une
voix qui lui parle ainsi :
Hercule
veut qu'on se remue,
Puis
il aide les gens. Regarde d'où provient
L'achoppement
qui te retient.
Ote
d'autour de chaque roue
Ce
malheureux mortier, cette maudite boue
Qui
jusqu'à l'essieu les enduit.
Prends
ton pic et me romps ce caillou qui te nuit.
Comble-moi
cette ornière. As-tu fait ? - Oui, dit l'homme.
-
Or bien je vas t'aider, dit la voix : prends ton fouet.
-
Je l'ai pris. Qu'est ceci ? mon char marche à souhait.
Hercule
en soit loué. Lors la voix : Tu vois comme
Tes
chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi,
le Ciel t'aidera.
VI,
19 Le Charlatan
Le
monde n'a jamais manqué de Charlatans.
Cette
science de tout temps
Fut
en Professeurs très fertile.
Tantôt
l'un en Théâtre affronte l'Achéron,
Et
l'autre affiche par la Ville
Qu'il
est un Passe-Cicéron.
Un
des derniers se vantait d'être
En
Eloquence si grand Maître,
Qu'il
rendrait disert un badaud,
Un
manant, un rustre, un lourdaud ;
Oui,
Messieurs, un lourdaud ; un Animal, un Ane :
Que
l'on amène un Ane, un Ane renforcé,
Je
le rendrai Maître passé ;
Et
veux qu'il porte la soutane.
Le
prince sut la chose ; il manda le Rhéteur.
J'ai,
dit-il, dans mon écurie
Un
fort beau Roussin d'Arcadie :
J'en
voudrais faire un Orateur.
-
Sire, vous pouvez tout, reprit d'abord notre homme.
On
lui donna certaine somme.
Il
devait au bout de dix ans
Mettre
son Ane sur les bancs ;
Sinon,
il consentait d'être en place publique
Guindé
la hart au col, étranglé court et net,
Ayant
au dos sa Rhétorique,
Et
les oreilles d'un Baudet.
Quelqu'un
des Courtisans lui dit qu'à la potence
Il
voulait l'aller voir, et que, pour un pendu,
Il
aurait bonne grâce et beaucoup de prestance ;
Surtout
qu'il se souvînt de faire à l'assistance
Un
discours où son art fût au long étendu,
Un
discours pathétique, et dont le formulaire
Servît
à certains Cicérons
Vulgairement
nommés larrons.
L'autre
reprit : Avant l'affaire,
Le
Roi, l'Ane, ou moi, nous mourrons.
Il
avait raison. C'est folie
De
compter sur dix ans de vie.
Soyons
bien buvants, bien mangeants,
Nous
devons à la mort de trois l'un en dix ans.
VI,
20 La Discorde
La
Déesse Discorde ayant brouillé les Dieux,
Et
fait un grand procès là-haut pour une pomme,
On
la fit déloger des Cieux.
Chez
l'Animal qu'on appelle Homme
On
la reçut à bras ouverts,
Elle
et Que-si-que-non, son frère,
Avecque
Tien-et-mien son père.
Elle
nous fit l'honneur en ce bas Univers
De
préférer notre Hémisphère
A
celui des mortels qui nous sont opposés ;
Gens
grossiers, peu civilisés,
Et
qui, se mariant sans Prêtre et sans Notaire,
De
la Discorde n'ont que faire.
Pour
la faire trouver aux lieux où le besoin
Demandait
qu'elle fût présente,
La
Renommée avait le soin
De
l'avertir ; et l'autre diligente
Courait
vite aux débats et prévenait la Paix,
Faisait
d'une étincelle un feu long à s'éteindre.
La
Renommée enfin commença de se plaindre
Que
l'on ne lui trouvait jamais
De
demeure fixe et certaine.
Bien
souvent l'on perdait à la chercher sa peine.
Il
fallait donc qu'elle eût un séjour affecté,
Un
séjour d'où l'on pût en toutes les familles
L'envoyer
à jour arrêté.
Comme
il n'était alors aucun Couvent de Filles,
On
y trouva difficulté.
L'Auberge
enfin de l'Hyménée
Lui
fut pour maison assignée.
VI,
21 La Jeune Veuve
La
perte d'un époux ne va point sans soupirs.
On
fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur
les ailes du Temps la tristesse s'envole ;
Le
Temps ramène les plaisirs.
Entre
la Veuve d'une année
Et
la veuve d'une journée
La
différence est grande : on ne croirait jamais
Que
ce fût la même personne.
L'une
fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits.
Aux
soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;
C'est
toujours même note et pareil entretien :
On
dit qu'on est inconsolable ;
On
le dit, mais il n'en est rien,
Comme
on verra par cette Fable,
Ou
plutôt par la vérité.
L'Epoux
d'une jeune beauté
Partait
pour l'autre monde. A ses côtés sa femme
Lui
criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi
bien que la tienne, est prête à s'envoler.
Le
Mari fait seul le voyage.
La
Belle avait un père, homme prudent et sage :
Il
laissa le torrent couler.
A
la fin, pour la consoler,
Ma
fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a
besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu'il
est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je
ne dis pas que tout à l'heure
Une
condition meilleure
Change
en des noces ces transports ;
Mais,
après certain temps, souffrez qu'on vous propose
Un
époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que
le défunt.- Ah ! dit-elle aussitôt,
Un
Cloître est l'époux qu'il me faut.
Le
père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un
mois de la sorte se passe.
L'autre
mois on l'emploie à changer tous les jours
Quelque
chose à l'habit, au linge, à la coiffure.
Le
deuil enfin sert de parure,
En
attendant d'autres atours.
Toute
la bande des Amours
Revient
au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont
aussi leur tour à la fin.
On
se plonge soir et matin
Dans
la fontaine de Jouvence.
Le
Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais
comme il ne parlait de rien à notre Belle :
Où
donc est le jeune mari
Que
vous m'avez promis ? dit-elle.
VI,
Epilogue
Bornons
ici cette carrière.
Les
longs Ouvrages me font peur.
Loin
d'épuiser une matière,
On
n'en doit prendre que la fleur.
Il
s'en va temps que je reprenne
Un
peu de forces et d'haleine
Pour
fournir à d'autres projets.
Amour,
ce tyran de ma vie,
Veut
que je change de sujets :
Il
faut contenter son envie.
Retournons
à Psyché : Damon, vous m'exhortez
A
peindre ses malheurs et ses félicités :
J'y
consens : peut-être ma veine
En
sa faveur s'échauffera.
Heureux
si ce travail est la dernière peine
Que
son époux me causera !
VII,
Avertissement
Voici
un second recueil de Fables que je présente au public ; j'ai jugé à propos de
donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que
j'ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets, que pour
remplir de plus de variété mon Ouvrage. Les traits familiers que j'ai semés avec
assez d'abondance dans les deux autres Parties convenaient bien mieux aux
inventions d'Esope qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement pour ne pas
tomber en des répétitions : car le nombre de ces traits n'est pas infini. Il a
donc fallu que j'aie cherché d'autres enrichissements, et étendu davantage les
circonstances de ces récits, qui d'ailleurs me semblaient le demander de la
sorte. Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même ;
ainsi je ne tiens pas qu'il soit nécessaire d'en étaler ici les raisons : non
plus que dire où j'ai puisé ces derniers sujets. Seulement je dirai par
reconnaissance que j'en dois la plus grande partie à Pilpay sage Indien. Son
livre a été traduit en toutes les Langues. Les gens du pays le croient fort
ancien, et original à l'égard d'Esope, si ce n'est Esope lui-même sous le nom du
sage Locman. Quelques autres m'ont fourni des sujets assez heureux. Enfin j'ai
tâché de mettre en ces deux dernières Parties toute la diversité dont j'étais
capable. Il s'est glissé quelques fautes dans l'impression ; j'en ai fait faire
un Errata ; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on
veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet Ouvrage, il faut que chacun
fasse corriger ces fautes à la main dans son Exemplaire, ainsi qu'elles sont
marquées par chaque Errata, aussi bien pour les deux premières Parties, que pour
les dernières.
VII,
A Madame de Montespan
L'apologue
est un don qui vient des immortels ;
Ou
si c'est un présent des hommes,
Quiconque
nous l'a fait mérite des Autels.
Nous
devons, tous tant que nous sommes,
Eriger
en divinité
Le
Sage par qui fut ce bel art inventé.
C'est
proprement un charme : il rend l'âme attentive,
Ou
plutôt il la tient captive,
Nous
attachant à des récits
Qui
mènent à son gré les coeurs et les esprits.
O
vous qui l'imitez, Olympe, si ma Muse
A
quelquefois pris place à la table des Dieux,
Sur
ses dons aujourd'hui daignez porter les yeux,
Favorisez
les jeux où mon esprit s'amuse.
Le
temps qui détruit tout, respectant votre appui
Me
laissera franchir les ans dans cet ouvrage :
Tout
Auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit
s'acquérir votre suffrage.
C'est
de vous que mes vers attendent tout leur prix :
Il
n'est beauté dans nos écrits
Dont
vous ne connaissez jusques aux moindres traces ;
Eh
qui connaît que vous les beautés et les grâces ?
Paroles
et regards, tout est charme dans vous.
Ma
Muse en un sujet si doux
Voudrait
s'étendre davantage ;
Mais
il faut réserver à d'autres cet emploi,
Et
d'un plus grand maître que moi
Votre
louange est le partage.
Olympe,
c'est assez qu'à mon dernier ouvrage
Votre
nom serve un jour de rempart et d'abri :
Protégez
désormais le livre favori
Par
qui j'ose espérer une seconde vie.
Sous
vos seuls auspices ces vers
Seront
jugés malgré l'envie,
Dignes
des yeux de l'Univers.
Je
ne mérite pas une faveur si grande ;
La
Fable en son nom la demande :
Vous
savez quel crédit ce mensonge a sur nous ;
S'il
procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je
croirai lui devoir un temple pour salaire ;
Mais
je ne veux bâtir des temples que pour vous.
VII,
1 Les Animaux malades de la peste
Un
mal qui répand la terreur,
Mal
que le Ciel en sa fureur
Inventa
pour punir les crimes de la terre,
La
Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable
d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait
aux animaux la guerre.
Ils
ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On
n'en voyait point d'occupés
A
chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul
mets n'excitait leur envie ;
Ni
Loups ni Renards n'épiaient
La
douce et l'innocente proie.
Les
Tourterelles se fuyaient :
Plus
d'amour, partant plus de joie.
Le
Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je
crois que le Ciel a permis
Pour
nos péchés cette infortune ;
Que
le plus coupable de nous
Se
sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être
il obtiendra la guérison commune.
L'histoire
nous apprend qu'en de tels accidents
On
fait de pareils dévouements :
Ne
nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état
de notre conscience.
Pour
moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai
dévoré force moutons.
Que
m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même
il m'est arrivé quelquefois de manger
Le
Berger.
Je
me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il
est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car
on doit souhaiter selon toute justice
Que
le plus coupable périsse.
-
Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos
scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et
bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce
un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En
les croquant beaucoup d'honneur.
Et
quant au Berger l'on peut dire
Qu'il
était digne de tous maux,
Etant
de ces gens-là qui sur les animaux
Se
font un chimérique empire.
Ainsi
dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On
n'osa trop approfondir
Du
Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les
moins pardonnables offenses.
Tous
les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au
dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane
vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en
un pré de Moines passant,
La
faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque
diable aussi me poussant,
Je
tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je
n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A
ces mots on cria haro sur le baudet.
Un
Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il
fallait dévouer ce maudit animal,
Ce
pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa
peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger
l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien
que la mort n'était capable
D'expier
son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon
que vous serez puissant ou misérable,
Les
jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
VII,
2 Le Mal Marié
Que
le bon soit toujours camarade du beau,
Dès
demain je chercherai femme ;
Mais
comme le divorce entre eux n'est pas nouveau,
Et
que peu de beaux corps, hôtes d'une belle âme,
Assemblent
l'un et l'autre point,
Ne
trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J'ai
vu beaucoup d'Hymens, aucuns d'eux ne me tentent :
Cependant
des humains presque les quatre parts
S'exposent
hardiment au plus grand des hasards ;
Les
quatre parts aussi des humains se repentent.
J'en
vais alléguer un qui, s'étant repenti,
Ne
put trouver d'autre parti,
Que
de renvoyer son épouse,
Querelleuse,
avare, et jalouse.
Rien
ne la contentait, rien n'était comme il faut,
On
se levait trop tard, on se couchait trop tôt,
Puis
du blanc, puis du noir, puis encore autre chose ;
Les
valets enrageaient, l'époux était à bout :
Monsieur
ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
Monsieur
court, Monsieur se repose.
Elle
en dit tant, que Monsieur à la fin
Lassé
d'entendre un tel lutin,
Vous
la renvoie à la campagne
Chez
ses parents. La voilà donc compagne
De
certaines Philis qui gardent les dindons
Avec
les gardeurs de cochons.
Au
bout de quelque temps, qu'on la crut adoucie,
Le
mari la reprend. Eh bien ! qu'avez-vous fait ?
Comment
passiez-vous votre vie ?
L'innocence
des champs est-elle votre fait ?
-
Assez, dit-elle ; mais ma peine
Etait
de voir les gens plus paresseux qu'ici ;
Ils
n'ont des troupeaux nul souci.
Je
leur savais bien dire, et m'attirais la haine
De
tous ces gens si peu soigneux.
-
Eh, Madame, reprit son époux tout à l'heure,
Si
votre esprit est si hargneux
Que
le monde qui ne demeure
Qu'un
moment avec vous, et ne revient qu'au soir,
Est
déjà lassé de vous voir,
Que
feront des valets qui toute la journée
Vous
verront contre eux déchaînée ?
Et
que pourra faire un époux
Que
vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ?
Retournez
au village : adieu. Si de ma vie
Je
vous rappelle et qu'il m'en prenne envie,
Puissé-je
chez les morts avoir pour mes péchés
Deux
femmes comme vous sans cesse à mes côtés.
VII,
3 Le Rat qui s'est retiré du monde
Les
Levantins en leur légende
Disent
qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,
Dans
un fromage de Hollande
Se
retira loin du tracas.
La
solitude était profonde,
S'étendant
partout à la ronde.
Notre
ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il
fit tant de pieds et de dents
Qu'en
peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le
vivre et le couvert : que faut-il davantage ?
Il
devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
A
ceux qui font voeu d'être siens.
Un
jour, au dévot personnage
Des
députés du peuple Rat
S'en
vinrent demander quelque aumône légère :
Ils
allaient en terre étrangère
Chercher
quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis
était bloquée :
On
les avait contraints de partir sans argent,
Attendu
l'état indigent
De
la République attaquée.
Ils
demandaient fort peu, certains que le secours
Serait
prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes
amis, dit le Solitaire,
Les
choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En
quoi peut un pauvre Reclus
Vous
assister ? que peut-il faire,
Que
de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère
qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant
parlé de cette sorte.
Le
nouveau Saint ferma sa porte.
Qui
désignai-je, à votre avis,
Par
ce Rat si peu secourable ?
Un
Moine ? Non, mais un Dervis :
Je
suppose qu'un Moine est toujours charitable.
VII,
4 Le Héron, la Fille
Un
jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le
Héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il
côtoyait une rivière.
L'onde
était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours ;
Ma
commère la carpe y faisait mille tours
Avec
le brochet son compère.
Le
Héron en eût fait aisément son profit :
Tous
approchaient du bord, l'oiseau n'avait qu'à prendre ;
Mais
il crut mieux faire d'attendre
Qu'il
eût un peu plus d'appétit.
Il
vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après
quelques moments l'appétit vint : l'oiseau
S'approchant
du bord vit sur l'eau
Des
Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le
mets ne lui plut pas ; il s'attendait à mieux
Et
montrait un goût dédaigneux
Comme
le rat du bon Horace.
Moi
des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
Une
si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ?
La
Tanche rebutée il trouva du goujon.
Du
goujon ! c'est bien là le dîner d'un Héron !
J'ouvrirais
pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise !
Il
l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il
ne vit plus aucun poisson.
La
faim le prit, il fut tout heureux et tout aise
De
rencontrer un limaçon.
Ne
soyons pas si difficiles :
Les
plus accommodants ce sont les plus habiles :
On
hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous
de rien dédaigner ;
Surtout
quand vous avez à peu près votre compte.
Bien
des gens y sont pris ; ce n'est pas aux Hérons
Que
je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous
verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons.
Certaine
fille un peu trop fière
Prétendait
trouver un mari
Jeune,
bien fait et beau, d'agréable manière.
Point
froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette
fille voulait aussi
Qu'il
eût du bien, de la naissance,
De
l'esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le
destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il
vint des partis d'importance.
La
belle les trouva trop chétifs de moitié.
Quoi
moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A
moi les proposer ! hélas ils font pitié.
Voyez
un peu la belle espèce !
L'un
n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre
avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était
ceci, c'était cela,
C'était
tout ; car les précieuses
Font
dessus tous les dédaigneuses.
Après
les bons partis, les médiocres gens
Vinrent
se mettre sur les rangs.
Elle
de se moquer. Ah vraiment je suis bonne
De
leur ouvrir la porte : Ils pensent que je suis
Fort
en peine de ma personne.
Grâce
à Dieu, je passe les nuits
Sans
chagrin, quoique en solitude.
La
belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge
la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un
an se passe et deux avec inquiétude.
Le
chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger
quelques Ris, quelques jeux, puis l'amour ;
Puis
ses traits choquer et déplaire ;
Puis
cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle
échappât au temps cet insigne larron :
Les
ruines d'une maison
Se
peuvent réparer ; que n'est cet avantage
Pour
les ruines du visage !
Sa
préciosité changea lors de langage.
Son
miroir lui disait : Prenez vite un mari.
Je
ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le
désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci
fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se
trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De
rencontrer un malotru.
VII,
5 Les Souhaits
Il
est au Mogol des follets
Qui
font office de valets,
Tiennent
la maison propre, ont soin de l'équipage,
Et
quelquefois du jardinage.
Si
vous touchez à leur ouvrage,
Vous
gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois
Cultivait
le jardin d'un assez bon Bourgeois.
Il
travaillait sans bruit, avait beaucoup d'adresse,
Aimait
le maître et la maîtresse,
Et
le jardin surtout. Dieu sait si les zéphirs
Peuple
ami du Démon l'assistaient dans sa tâche !
Le
follet de sa part travaillant sans relâche
Comblait
ses hôtes de plaisirs.
Pour
plus de marques de son zèle,
Chez
ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant
la légèreté
A
ses pareils si naturelle ;
Mais
ses confrères les esprits
Firent
tant que le chef de cette république,
Par
caprice ou par politique,
Le
changea bientôt de logis.
Ordre
lui vient d'aller au fond de la Norvège
Prendre
le soin d'une maison
En
tout temps couverte de neige ;
Et
d'Indou qu'il était on vous le fait lapon.
Avant
que de partir l'esprit dit à ses hôtes :
On
m'oblige de vous quitter :
Je
ne sais pas pour quelles fautes ;
Mais
enfin il le faut, je ne puis arrêter
Qu'un
temps fort court, un mois, peut-être une semaine,
Employez-la
; formez trois souhaits, car je puis
Rendre
trois souhaits accomplis,
Trois
sans plus. Souhaiter, ce n'est pas une peine
Etrange
et nouvelle aux humains.
Ceux-ci
pour premier voeu demandent l'abondance ;
Et
l'abondance, à pleines mains,
Verse
en leurs coffres la finance,
En
leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins ;
Tout
en crève. Comment ranger cette chevance ?
Quels
registres, quels soins, quel temps il leur fallut !
Tous
deux sont empêchés si jamais on le fut.
Les
voleurs contre eux complotèrent ;
Les
grands Seigneurs leur empruntèrent ;
Le
Prince les taxa ! Voilà les pauvres gens
Malheureux
par trop de fortune.
Otez-nous
de ces biens l'affluence importune,
Dirent-ils
l'un et l'autre ; heureux les indigents !
La
pauvreté vaut mieux qu'une telle richesse.
Retirez-vous,
trésors, fuyez ; et toi Déesse,
Mère
du bon esprit, compagne du repos,
O
médiocrité, reviens vite. A ces mots
La
médiocrité revient ; on lui fait place,
Avec
elle ils rentrent en grâce,
Au
bout de deux souhaits étant aussi chanceux
Qu'ils
étaient, et que sont tous ceux
Qui
souhaitent toujours et perdent en chimères
Le
temps qu'ils feraient mieux de mettre à leurs affaires.
Le
follet en rit avec eux.
Pour
profiter de sa largesse,
Quand
il voulut partir et qu'il fut sur le point,
Ils
demandèrent la sagesse :
C'est
un trésor qui n'embarrasse point.
VII,
6 La Cour du Lion
Sa
Majesté Lionne un jour voulut connaître
De
quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
Il
manda donc par députés
Ses
vassaux de toute nature,
Envoyant
de tous les côtés
Une
circulaire écriture,
Avec
son sceau. L'écrit portait
Qu'un
mois durant le Roi tiendrait
Cour
plénière, dont l'ouverture
Devait
être un fort grand festin,
Suivi
des tours de Fagotin.
Par
ce trait de magnificence
Le
Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En
son Louvre il les invita.
Quel
Louvre ! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord
au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il
se fût bien passé de faire cette mine,
Sa
grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya
chez Pluton faire le dégoûté.
Le
Singe approuva fort cette sévérité,
Et
flatteur excessif il loua la colère
Et
la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur :
Il
n'était ambre, il n'était fleur,
Qui
ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut
un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce
Monseigneur du Lion-là
Fut
parent de Caligula.
Le
Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,
Que
sens-tu ? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre
aussitôt de s'excuser,
Alléguant
un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans
odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci
vous sert d'enseignement :
Ne
soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni
fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et
tâchez quelquefois de répondre en Normand.
VII,
7 Les Vautours et les Pigeons
Mars
autrefois mit tout l'air en émute.
Certain
sujet fit naître la dispute
Chez
les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Mène
à sa Cour, et qui, sous la feuillée,
Par
leur exemple et leurs sons éclatants
Font
que Vénus est en nous réveillée ;
Ni
ceux encor que la Mère d'Amour
Met
à son char : mais le peuple Vautour,
Au
bec retors, à la tranchante serre,
Pour
un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il
plut du sang ; je n'exagère point.
Si
je voulais conter de point en point
Tout
le détail, je manquerais d'haleine.
Maint
chef périt, maint héros expira ;
Et
sur son roc Prométhée espéra
De
voir bientôt une fin à sa peine.
C'était
plaisir d'observer leurs efforts ;
C'était
pitié de voir tomber les morts.
Valeur,
adresse, et ruses, et surprises,
Tout
s'employa. Les deux troupes éprises
D'ardent
courroux n'épargnaient nuls moyens
De
peupler l'air que respirent les ombres :
Tout
élément remplit de citoyens
Le
vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.
Cette
fureur mit la compassion
Dans
les esprits d'une autre nation
Au
col changeant, au coeur tendre et fidèle.
Elle
employa sa médiation
Pour
accorder une telle querelle ;
Ambassadeurs
par le peuple pigeon
Furent
choisis, et si bien travaillèrent,
Que
les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils
firent trêve, et la paix s'ensuivit :
Hélas
! ce fut aux dépens de la race
A
qui la leur aurait dû rendre grâce.
La
gent maudite aussitôt poursuivit
Tous
les pigeons, en fit ample carnage,
En
dépeupla les bourgades, les champs.
Peu
de prudence eurent les pauvres gens,
D'accommoder
un peuple si sauvage.
Tenez
toujours divisés les méchants ;
La
sûreté du reste de la terre
Dépend
de là : Semez entre eux la guerre,
Ou
vous n'aurez avec eux nulle paix.
Ceci
soit dit en passant ; je me tais.
VII,
8 Le Coche et la Mouche
Dans
un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et
de tous les côtés au Soleil exposé,
Six
forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes,
Moine, vieillards, tout était descendu.
L'attelage
suait, soufflait, était rendu.
Une
Mouche survient, et des chevaux s'approche ;
Prétend
les animer par son bourdonnement ;
Pique
l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle
fait aller la machine,
S'assied
sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt
que le char chemine,
Et
qu'elle voit les gens marcher,
Elle
s'en attribue uniquement la gloire ;
Va,
vient, fait l'empressée ; il semble que ce soit
Un
Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire
avancer ses gens, et hâter la victoire.
La
Mouche en ce commun besoin
Se
plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin ;
Qu'aucun
n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le
Moine disait son Bréviaire ;
Il
prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C'était
bien de chansons qu'alors il s'agissait !
Dame
Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et
fait cent sottises pareilles.
Après
bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons
maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J'ai
tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Ca,
Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi
certaines gens, faisant les empressés,
S'introduisent
dans les affaires :
Ils
font partout les nécessaires,
Et,
partout importuns, devraient être chassés.
VII,
9 La Laitière et le Pot au lait
Perrette
sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien
posé sur un coussinet,
Prétendait
arriver sans encombre à la ville.
Légère
et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant
mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon
simple, et souliers plats.
Notre
laitière ainsi troussée
Comptait
déjà dans sa pensée
Tout
le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait
un cent d'oeufs, faisait triple couvée ;
La
chose allait à bien par son soin diligent.
Il
m'est, disait-elle, facile,
D'élever
des poulets autour de ma maison :
Le
Renard sera bien habile,
S'il
ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le
porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il
était quand je l'eus de grosseur raisonnable :
J'aurai
le revendant de l'argent bel et bon.
Et
qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu
le prix dont il est, une vache et son veau,
Que
je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette
là-dessus saute aussi, transportée.
Le
lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La
dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
Sa
fortune ainsi répandue,
Va
s'excuser à son mari
En
grand danger d'être battue.
Le
récit en farce en fut fait ;
On
l'appela le Pot au lait.
Quel
esprit ne bat la campagne ?
Qui
ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole,
Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant
les sages que les fous ?
Chacun
songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une
flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout
le bien du monde est à nous,
Tous
les honneurs, toutes les femmes.
Quand
je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je
m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On
m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les
diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque
accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je
suis gros Jean comme devant.
VII,
10 Le Curé et le Mort
Un
mort s'en allait tristement
S'emparer
de son dernier gîte ;
Un
Curé s'en allait gaiement
Enterrer
ce mort au plus vite.
Notre
défunt était en carrosse porté,
Bien
et dûment empaqueté,
Et
vêtu d'une robe, hélas ! qu'on nomme bière,
Robe
d'hiver, robe d'été,
Que
les morts ne dépouillent guère.
Le
Pasteur était à côté,
Et
récitait à l'ordinaire
Maintes
dévotes oraisons,
Et
des psaumes et des leçons,
Et
des versets et des répons :
Monsieur
le Mort, laissez-nous faire,
On
vous en donnera de toutes les façons ;
Il
ne s'agit que du salaire.
Messire
Jean Chouart couvait des yeux son mort,
Comme
si l'on eût dû lui ravir ce trésor,
Et
des regards semblait lui dire :
Monsieur
le Mort, j'aurai de vous
Tant
en argent, et tant en cire,
Et
tant en autres menus coûts.
Il
fondait là-dessus l'achat d'une feuillette
Du
meilleur vin des environs ;
Certaine
nièce assez propette
Et
sa chambrière Pâquette
Devaient
voir des cotillons.
Sur
cette agréable pensée
Un
heurt survient, adieu le char.
Voilà
Messire Jean Chouart
Qui
du choc de son mort a la tête cassée :
Le
Paroissien en plomb entraîne son Pasteur ;
Notre
Curé suit son Seigneur ;
Tous
deux s'en vont de compagnie.
Proprement
toute notre vie ;
Est
le curé Chouart, qui sur son mort comptait,
Et
la fable du Pot au lait.
VII,
11 L'Homme qui court après la Fortune et l'Homme qui l'attend dans son
lit
Qui
ne court après la Fortune ?
Je
voudrais être en lieu d'où je pusse aisément
Contempler
la foule importune
De
ceux qui cherchent vainement
Cette
fille du sort de Royaume en Royaume,
Fidèles
courtisans d'un volage fantôme.
Quand
ils sont près du bon moment,
L'inconstante
aussitôt à leurs désirs échappe :
Pauvres
gens, je les plains, car on a pour les fous
Plus
de pitié que de courroux.
Cet
homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et
le voilà devenu pape :
Ne
le valons-nous pas ? - Vous valez cent fois mieux ;
Mais
que vous sert votre mérite ?
La
Fortune a-t-elle des yeux ?
Et
puis la papauté vaut-elle ce qu'on quitte,
Le
repos, le repos, trésor si précieux
Qu'on
en faisait jadis le partage des Dieux ?
Rarement
la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne
cherchez point cette Déesse,
Elle
vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain
couple d'amis en un bourg établi,
Possédait
quelque bien : l'un soupirait sans cesse
Pour
la Fortune ; il dit à l'autre un jour :
Si
nous quittions notre séjour ?
Vous
savez que nul n'est prophète
En
son pays : cherchons notre aventure ailleurs.
-
Cherchez, dit l'autre ami, pour moi je ne souhaite
Ni
climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous
; suivez votre humeur inquiète ;
Vous
reviendrez bientôt. Je fais voeu cependant
De
dormir en vous attendant.
L'ambitieux,
ou, si l'on veut, l'avare,
S'en
va par voie et par chemin.
Il
arriva le lendemain
En
un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter
sur tout autre ; et ce lieu c'est la cour.
Là
donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se
trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que
l'on sait être les meilleures ;
Bref,
se trouvant à tout, et n'arrivant à rien.
Qu'est
ceci ? ce dit-il, cherchons ailleurs du bien.
La
Fortune pourtant habite ces demeures.
Je
la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez
celui-là ; d'où vient qu'aussi
Je
ne puis héberger cette capricieuse ?
On
me l'avait bien dit, que des gens de ce lieu
L'on
n'aime pas toujours l'humeur ambitieuse.
Adieu
Messieurs de cour ; Messieurs de cour adieu :
Suivez
jusques au bout une ombre qui vous flatte.
La
Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons
là. Ce fut un de dire et s'embarquer.
Ames
de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé
de diamant, qui tenta cette route,
Et
le premier osa l'abîme défier.
Celui-ci
pendant son voyage
Tourna
les yeux vers son village
Plus
d'une fois, essuyant les dangers
Des
pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres
de la mort. Avec beaucoup de peines
On
s'en va la chercher en des rives lointaines,
La
trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L'homme
arrive au Mogol ; on lui dit qu'au Japon
La
Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il
y court ; les mers étaient lasses
De
le porter ; et tout le fruit
Qu'il
tira de ses longs voyages,
Ce
fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure
en ton pays, par la nature instruit.
Le
Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que
le Mogol l'avait été ;
Ce
qui lui fit conclure en somme,
Qu'il
avait à grand tort son village quitté.
Il
renonce aux courses ingrates,
Revient
en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure
de joie, et dit : Heureux, qui vit chez soi ;
De
régler ses désirs faisant tout son emploi.
Il
ne sait que par ouïr dire
Ce
que c'est que la cour, la mer, et ton empire,
Fortune,
qui nous fais passer devant les yeux
Des
dignités, des biens, que jusqu'au bout du monde
On
suit, sans que l'effet aux promesses réponde.
Désormais
je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En
raisonnant de cette sorte,
Et
contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il
la trouve assise à la porte
De
son ami plongé dans un profond sommeil.
VII,
12 Les deux Coqs
Deux
Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
Et
voilà la guerre allumée.
Amour,
tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint
Cette
querelle envenimée,
Où
du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.
Longtemps
entre nos Coqs le combat se maintint :
Le
bruit s'en répandit par tout le voisinage.
La
gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus
d'une Hélène au beau plumage
Fut
le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.
Il
alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura
sa gloire et ses amours,
Ses
amours qu'un rival tout fier de sa défaite
Possédait
à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet
objet rallumer sa haine et son courage.
Il
aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,
Et
s'exerçant contre les vents
S'armait
d'une jalouse rage.
Il
n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S'alla
percher, et chanter sa victoire.
Un
Vautour entendit sa voix :
Adieu
les amours et la gloire.
Tout
cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.
Enfin
par un fatal retour
Son
rival autour de la Poule
S'en
revint faire le coquet :
Je
laisse à penser quel caquet,
Car
il eut des femmes en foule.
La
Fortune se plaît à faire de ces coups ;
Tout
vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous
du sort, et prenons garde à nous
Après
le gain d'une bataille.
VII,
13 L'Ingratitude et l'Injustice des hommes envers la
fortune
Un
trafiquant sur mer par bonheur s'enrichit.
Il
triompha des vents pendant plus d'un voyage,
Gouffre,
banc, ni rocher, n'exigea de péage
D'aucun
de ses ballots ; le sort l'en affranchit.
Sur
tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent
leur droit tandis que la Fortune
Prenait
soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs,
associés, chacun lui fit fidèle.
Il
vendit son tabac, son sucre, sa canèle.
Ce
qu'il voulut, sa porcelaine encor :
Le
luxe et la folie enflèrent son trésor ;
Bref
il plut dans son escarcelle.
On
ne parlait chez lui que par doubles ducats.
Et
mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses.
Ses
jours de jeûne étaient des noces.
Un
sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui
dit : Et d'où vient donc un si bon ordinaire ?
-
Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire ?
Je
n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent
De
risquer à propos, et bien placer l'argent.
Le
profit lui semblant une fort douce chose,
Il
risqua de nouveau le gain qu'il avait fait :
Mais
rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son
imprudence en fut la cause.
Un
vaisseau mal frété périt au premier vent.
Un
autre mal pourvu des armes nécessaires
Fut
enlevé par les Corsaires.
Un
troisième au port arrivant,
Rien
n'eut cours ni débit. Le luxe et la folie
N'étaient
plus tels qu'auparavant.
Enfin
ses facteurs le trompant,
Et
lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis
beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il
devint pauvre tout d'un coup.
Son
ami le voyant en mauvais équipage,
Lui
dit : D'où vient cela ? - De la fortune, hélas !
-
Consolez-vous, dit l'autre ; et s'il ne lui plaît pas
Que
vous soyez heureux ; tout au moins soyez sage.
Je
ne sais s'il crut ce conseil ;
Mais
je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son
bonheur à son industrie,
Et
si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous
disons injures au sort.
Chose
n'est ici plus commune :
Le
bien nous le faisons, le mal c'est la fortune,
On
a toujours raison, le destin toujours tort.
VII,
14 Les Devineresses
C'est
souvent du hasard que naît l'opinion ;
Et
c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je
pourrais fonder ce prologue
Sur
gens de tous états ; tout est prévention,
Cabale,
entêtement, point ou peu de justice :
C'est
un torrent ; qu'y faire ? Il faut qu'il ait son cours.
Cela
fut et sera toujours.
Une
femme à Paris faisait la Pythonisse.
On
l'allait consulter sur chaque événement :
Perdait-on
un chiffon, avait-on un amant,
Un
mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une
mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez
la Devineuse on courait,
Pour
se faire annoncer ce que l'on désirait.
Son
fait consistait en adresse.
Quelques
termes de l'art, beaucoup de hardiesse,
Du
hasard quelquefois, tout cela concourait :
Tout
cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin,
quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle
passait pour un oracle.
L'oracle
était logé dedans un galetas.
Là
cette femme emplit sa bourse,
Et
sans avoir d'autre ressource,
Gagne
de quoi donner un rang à son mari :
Elle
achète un office, une maison aussi.
Voilà
le galetas rempli
D''une
nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes,
filles, valets, gros Messieurs, tout enfin,
Allait
comme autrefois demander son destin :
Le
galetas devint l'antre de la Sibylle.
L'autre
femelle avait achalandé ce lieu.
Cette
dernière femme eut beau faire, eut beau dire,
Moi
devine ! on se moque ; Eh Messieurs, sais-je lire ?
Je
n'ai jamais appris que ma croix de par-dieu.
Point
de raison ; fallut deviner et prédire,
Mettre
à part force bons ducats,
Et
gagner malgré soi plus que deux Avocats.
Le
meuble et l'équipage aidaient fort à la chose :
Quatre
sièges boiteux, un manche de balai,
Tout
sentait son sabbat et sa métamorphose :
Quand
cette femme aurait dit vrai
Dans
une chambre tapissée,
On
s'en serait moqué ; la vogue était passée
Au
galetas ; il avait le crédit :
L'autre
femme se morfondit.
L'enseigne
fait la chalandise.
J'ai
vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner
gros : les gens l'avaient prise
Pour
maître tel, qui traînait après soi
Force
écoutants ; demandez-moi pourquoi.
VII,
15 Le Chat, la Belette et le petit Lapin
Du
palais d'un jeune Lapin
Dame
Belette un beau matin
S'empara
; c'est une rusée.
Le
Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle
porta chez lui ses pénates un jour
Qu'il
était allé faire à l'Aurore sa cour,
Parmi
le thym et la rosée.
Après
qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot
Lapin retourne aux souterrains séjours.
La
Belette avait mis le nez à la fenêtre.
O
Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
Dit
l'animal chassé du paternel logis :
O
là, Madame la Belette,
Que
l'on déloge sans trompette,
Ou
je vais avertir tous les rats du pays.
La
Dame au nez pointu répondit que la terre
Etait
au premier occupant.
C'était
un beau sujet de guerre
Qu'un
logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et
quand ce serait un Royaume
Je
voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En
a pour toujours fait l'octroi
A
Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt
qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean
Lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce
sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu
maître et seigneur, et qui de père en fils,
L'ont
de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le
premier occupant est-ce une loi plus sage ?
-
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous,
dit-elle, à Raminagrobis.
C'était
un chat vivant comme un dévot ermite,
Un
chat faisant la chattemite,
Un
saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre
expert sur tous les cas.
Jean
Lapin pour juge l'agrée.
Les
voilà tous deux arrivés
Devant
sa majesté fourrée.
Grippeminaud
leur dit : Mes enfants, approchez,
Approchez,
je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un
et l'autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt
qu'à portée il vit les contestants,
Grippeminaud
le bon apôtre
Jetant
des deux côtés la griffe en même temps,
Mit
les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Ceci
ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les
petits souverains se rapportants aux Rois.
VII,
16 La Tête et la Queue du serpent
Le
serpent a deux parties
Du
genre humain ennemies,
Tête
et queue ; et toutes deux
Ont
acquis un nom fameux
Auprès
des Parques cruelles :
Si
bien qu'autrefois entre elles
Il
survint de grands débats
Pour
le pas.
La
tête avait toujours marché devant la queue.
La
queue au Ciel se plaignit,
Et
lui dit :
Je
fais mainte et mainte lieue,
Comme
il plaît à celle-ci.
Croit-elle
que toujours j'en veuille user ainsi ?
Je
suis son humble servante.
On
m'a faite Dieu merci
Sa
soeur et non sa suivante.
Toutes
deux de même sang
Traitez-nous
de même sorte :
Aussi
bien qu'elle je porte
Un
poison prompt et puissant.
Enfin
voilà ma requête :
C'est
à vous de commander,
Qu'on
me laisse précéder
A
mon tour ma soeur la tête.
Je
la conduirai si bien,
Qu'on
ne se plaindra de rien.
Le
Ciel eut pour ses voeux une bonté cruelle.
Souvent
sa complaisance a de méchants effets.
Il
devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il
ne le fut pas lors : et la guide nouvelle,
Qui
ne voyait au grand jour
Pas
plus clair que dans un four,
Donnait
tantôt contre un marbre,
Contre
un passant, contre un arbre.
Droit
aux ondes du Styx elle mena sa soeur.
Malheureux
les Etats tombés dans son erreur.
VII,
17 Un Animal dans la lune
Pendant
qu'un Philosophe assure,
Que
toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un
autre Philosophe jure,
Qu'ils
ne nous ont jamais trompés.
Tous
les deux ont raison, et la Philosophie
Dit
vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant
que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais
aussi si l'on rectifie
L'image
de l'objet sur son éloignement,
Sur
le milieu qui l'environne,
Sur
l'organe et sur l'instrument,
Les
sens ne tromperont personne.
La
nature ordonna ces choses sagement :
J'en
dirai quelque jour les raisons amplement.
J'aperçois
le Soleil ; quelle en est la figure ?
Ici-bas
ce grand corps n'a que trois pieds de tour :
Mais
si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que
serait-ce à mes yeux que l'oeil de la nature ?
Sa
distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur
l'angle et les côtés ma main la détermine ;
L'ignorant
le croit plat, j'épaissis sa rondeur ;
Je
le rends immobile, et la terre chemine.
Bref
je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce
sens ne me nuit point par son illusion.
Mon
âme en toute occasion
Développe
le vrai caché sous l'apparence.
Je
ne suis point d'intelligence
Avecque
mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni
mon oreille lente à m'apporter les sons.
Quand
l'eau courbe un bâton ma raison le redresse,
La
raison décide en maîtresse.
Mes
yeux, moyennant ce secours,
Ne
me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si
je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une
tête de femme est au corps de la Lune.
Y
peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ?
Quelques
lieux inégaux font de loin cet effet.
La
Lune nulle part n'a sa surface unie :
Montueuse
en des lieux, en d'autres aplanie,
L'ombre
avec la lumière y peut tracer souvent,
Un
Homme, un Boeuf, un Eléphant.
Naguère
l'Angleterre y vit chose pareille,
La
lunette placée, un animal nouveau
Parut
dans cet astre si beau ;
Et
chacun de crier merveille :
Il
était arrivé là-haut un changement
Qui
présageait sans doute un grand événement.
Savait-on
si la guerre entre tant de puissances
N'en
était point l'effet ? Le Monarque accourut :
Il
favorise en Roi ces hautes connaissances.
Le
Monstre dans la Lune à son tour lui parut.
C'était
une Souris cachée entre les verres :
Dans
la lunette était la source de ces guerres.
On
en rit. Peuple heureux, quand pourront les François
Se
donner, comme vous, entiers à ces emplois ?
Mars
nous fait recueillir d'amples moissons de gloire :
C'est
à nos ennemis de craindre les combats,
A
nous de les chercher, certains que la victoire,
Amante
de Louis, suivra partout ses pas.
Ses
lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire.
Même
les filles de Mémoire
Ne
nous ont point quittés : nous goûtons des plaisirs :
La
paix fait nos souhaits et non point nos soupirs.
Charles
en sait jouir : Il saurait dans la guerre
Signaler
sa valeur, et mener l'Angleterre
A
ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui.
Cependant
s'il pouvait apaiser la querelle,
Que
d'encens ! Est-il rien de plus digne de lui ?
La
carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle
Que
les fameux exploits du premier des Césars ?
O
peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle
Nous
rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?
VIII,
1 La Mort et le Mourant
La
Mort ne surprend point le sage ;
Il
est toujours prêt à partir,
S'étant
su lui-même avertir
Du
temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
Ce
temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu'on
le partage en jours, en heures, en moments,
Il
n'en est point qu'il ne comprenne
Dans
le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et
le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent
les yeux à la lumière,
Est
celui qui vient quelquefois
Fermer
pour toujours leur paupière.
Défendez-vous
par la grandeur,
Alléguez
la beauté, la vertu, la jeunesse,
La
mort ravit tout sans pudeur
Un
jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il
n'est rien de moins ignoré,
Et
puisqu'il faut que je le die,
Rien
où l'on soit moins préparé.
Un
mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se
plaignait à la Mort que précipitamment
Elle
le contraignait de partir tout à l'heure,
Sans
qu'il eût fait son testament,
Sans
l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure
Au
pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.
Ma
femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il
me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez
qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que
vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
-
Vieillard, lui dit la mort, je ne t'ai point surpris ;
Tu
te plains sans raison de mon impatience.
Eh
n'as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux
mortels aussi vieux, trouve-m'en dix en France.
Je
devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui
te disposât à la chose :
J'aurais
trouvé ton testament tout fait,
Ton
petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne
te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du
marcher et du mouvement,
Quand
les esprits, le sentiment,
Quand
tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe :
Toute
chose pour toi semble être évanouie :
Pour
toi l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu
regrettes des biens qui ne te touchent plus
Je
t'ai fait voir tes camarades,
Ou
morts, ou mourants, ou malades.
Qu'est-ce
que tout cela, qu'un avertissement ?
Allons,
vieillard, et sans réplique.
Il
n'importe à la république
Que
tu fasses ton testament.
La
mort avait raison. Je voudrais qu'à cet âge
On
sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant
son hôte, et qu'on fit son paquet ;
Car
de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu
murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les
marcher, vois-les courir
A
des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais
sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai
beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le
plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
VIII,
2 Le Savetier et le Financier
Un
Savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était
merveilles de le voir,
Merveilles
de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus
content qu'aucun des sept sages.
Son
voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait
peu, dormait moins encor.
C'était
un homme de finance.
Si
sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le
Savetier alors en chantant l'éveillait,
Et
le Financier se plaignait,
Que
les soins de la Providence
N'eussent
pas au marché fait vendre le dormir,
Comme
le manger et le boire.
En
son hôtel il fait venir
Le
chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que
gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit
avec un ton de rieur,
Le
gaillard Savetier, ce n'est point ma manière
De
compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un
jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape
le bout de l'année :
Chaque
jour amène son pain.
-
Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
-
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
(Et
sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le
mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il
faut chommer ; on nous ruine en Fêtes.
L'une
fait tort à l'autre ; et Monsieur le Curé
De
quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le
Financier riant de sa naïveté
Lui
dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez
ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour
vous en servir au besoin.
Le
Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait
depuis plus de cent ans
Produit
pour l'usage des gens.
Il
retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L'argent
et sa joie à la fois.
Plus
de chant ; il perdit la voix
Du
moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le
sommeil quitta son logis,
Il
eut pour hôtes les soucis,
Les
soupçons, les alarmes vaines.
Tout
le jour il avait l'oeil au guet ; Et la nuit,
Si
quelque chat faisait du bruit,
Le
chat prenait l'argent : A la fin le pauvre homme
S'en
courut chez celui qu'il ne réveillait plus !
Rendez-moi,
lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et
reprenez vos cent écus.
VIII,
3 Le Lion, le Loup, et le Renard
Un
Lion décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,
Voulait
que l'on trouvât remède à la vieillesse :
Alléguer
l'impossible aux Rois, c'est un abus.
Celui-ci
parmi chaque espèce
Manda
des Médecins ; il en est de tous arts :
Médecins
au Lion viennent de toutes parts ;
De
tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans
les visites qui sont faites,
Le
Renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le
Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roi
Son
camarade absent ; le Prince tout à l'heure
Veut
qu'on aille enfumer Renard dans sa demeure,
Qu'on
le fasse venir. Il vient, est présenté ;
Et,
sachant que le Loup lui faisait cette affaire :
Je
crains, Sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère,
Ne
m'ait à mépris imputé
D'avoir
différé cet hommage ;
Mais
j'étais en pèlerinage ;
Et
m'acquittais d'un voeu fait pour votre santé.
Même
j'ai vu dans mon voyage
Gens
experts et savants ; leur ai dit la langueur
Dont
votre Majesté craint à bon droit la suite.
Vous
ne manquez que de chaleur :
Le
long âge en vous l'a détruite :
D'un
Loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute
chaude et toute fumante ;
Le
secret sans doute en est beau
Pour
la nature défaillante.
Messire
Loup vous servira,
S'il
vous plaît, de robe de chambre.
Le
Roi goûte cet avis-là :
On
écorche, on taille, on démembre
Messire
Loup. Le Monarque en soupa,
Et
de sa peau s'enveloppa ;
Messieurs
les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites
si vous pouvez votre cour sans vous nuire.
Le
mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les
daubeurs ont leur tour d'une ou d'autre manière :
Vous
êtes dans une carrière
Où
l'on ne se pardonne rien.
VIII,
4 Le Pouvoir des Fables
A
M. De Barillon
La
qualité d'Ambassadeur
Peut-elle
s'abaisser à des contes vulgaires ?
Vous
puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
S'ils
osent quelquefois prendre un air de grandeur,
Seront-ils
point traités par vous de téméraires ?
Vous
avez bien d'autres affaires
A
démêler que les débats
Du
Lapin et de la Belette.
Lisez-les,
ne les lisez pas ;
Mais
empêchez qu'on ne nous mette
Toute
l'Europe sur les bras.
Que
de mille endroits de la terre
Il
nous vienne des ennemis,
J'y
consens ; mais que l'Angleterre
Veuille
que nos deux Rois se lassent d'être amis,
J'ai
peine à digérer la chose.
N'est-il
point encor temps que Louis se repose ?
Quel
autre Hercule enfin ne se trouverait las
De
combattre cette Hydre ? et faut-il qu'elle oppose
Une
nouvelle tête aux efforts de son bras ?
Si
votre esprit plein de souplesse,
Par
éloquence, et par adresse,
Peut
adoucir les coeurs, et détourner ce coup,
Je
vous sacrifierai cent moutons ; c'est beaucoup
Pour
un habitant du Parnasse.
Cependant
faites-moi la grâce
De
prendre en don ce peu d'encens.
Prenez
en gré mes voeux ardents,
Et
le récit en vers qu'ici je vous dédie.
Son
sujet vous convient ; je n'en dirai pas plus :
Sur
les Eloges que l'Envie
Doit
avouer qui vous sont dus,
Vous
ne voulez pas qu'on appuie.
Dans
Athène autrefois peuple vain et léger,
Un
Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut
à la Tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant
forcer les coeurs dans une république,
Il
parla fortement sur le commun salut.
On
ne l'écoutait pas : l'Orateur recourut
A
ces figures violentes
Qui
savent exciter les âmes les plus lentes.
Il
fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le
vent emporta tout ; personne ne s'émut.
L'animal
aux têtes frivoles
Etant
fait à ces traits, ne daignait l'écouter.
Tous
regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter
A
des combats d'enfants, et point à ses paroles.
Que
fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès,
commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec
l'Anguille et l'Hirondelle :
Un
fleuve les arrête ; et l'Anguille en nageant,
Comme
l'Hirondelle en volant,
Le
traversa bientôt. L'assemblée à l'instant
Cria
tout d'une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
-
Ce qu'elle fit ? un prompt courroux
L'anima
d'abord contre vous.
Quoi,
de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
Et
du péril qui le menace
Lui
seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que
ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A
ce reproche l'assemblée,
Par
l'Apologue réveillée,
Se
donne entière à l'Orateur :
Un
trait de Fable en eut l'honneur.
Nous
sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même,
Au
moment que je fais cette moralité,
Si
Peau d'âne m'était conté,
J'y
prendrais un plaisir extrême,
Le
monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il
le faut amuser encor comme un enfant.
VIII,
5 L'Homme et la Puce
Par
des voeux importuns nous fatiguons les Dieux :
Souvent
pour des sujets même indignes des hommes.
Il
semble que le Ciel sur tous tant que nous sommes
Soit
obligé d'avoir incessamment les yeux,
Et
que le plus petit de la race mortelle,
A
chaque pas qu'il fait, à chaque bagatelle,
Doive
intriguer l'Olympe et tous ses citoyens,
Comme
s'il s'agissait des Grecs et des Troyens.
Un
Sot par une puce eut l'épaule mordue.
Dans
les plis de ses draps elle alla se loger,
Hercule,
se dit-il, tu devais bien purger
La
terre de cette Hydre au printemps revenue.
Que
fais-tu, Jupiter, que du haut de la nue
Tu
n'en perdes la race afin de me venger ?
Pour
tuer une puce il voulait obliger
Ces
Dieux à lui prêter leur foudre et leur massue.
VIII,
6 Les Femmes et le Secret
Rien
ne pèse tant qu'un secret :
Le
porter loin est difficile aux Dames :
Et
je sais même sur ce fait
Bon
nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour
éprouver la sienne un mari s'écria
La
nuit étant près d'elle : O dieux ! qu'est-ce cela ?
Je
n'en puis plus ; on me déchire ;
Quoi
j'accouche d'un oeuf ! - D'un oeuf ? - Oui, le voilà
Frais
et nouveau pondu. Gardez bien de le dire :
On
m'appellerait poule. Enfin n'en parlez pas.
La
femme neuve sur ce cas,
Ainsi
que sur mainte autre affaire,
Crut
la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais
ce serment s'évanouit
Avec
les ombres de la nuit.
L'épouse
indiscrète et peu fine,
Sort
du lit quand le jour fut à peine levé :
Et
de courir chez sa voisine.
Ma
commère, dit-elle, un cas est arrivé :
N'en
dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon
mari vient de pondre un oeuf gros comme quatre.
Au
nom de Dieu gardez-vous bien
D'aller
publier ce mystère.
-
Vous moquez-vous ? dit l'autre : Ah ! vous ne savez guère
Quelle
je suis. Allez, ne craignez rien.
La
femme du pondeur s'en retourne chez elle.
L'autre
grille déjà de conter la nouvelle :
Elle
va la répandre en plus de dix endroits.
Au
lieu d'un oeuf elle en dit trois.
Ce
n'est pas encore tout, car une autre commère
En
dit quatre, et raconte à l'oreille le fait,
Précaution
peu nécessaire,
Car
ce n'était plus un secret.
Comme
le nombre d'oeufs, grâce à la renommée,
De
bouche en bouche allait croissant,
Avant
la fin de la journée
Ils
se montaient à plus d'un cent.
VIII,
7 Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître
Nous
n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,
Ni
les mains à celle de l'or :
Peu
de gens gardent un trésor
Avec
des soins assez fidèles.
Certain
Chien, qui portait la pitance au logis,
S'était
fait un collier du dîné de son maître.
Il
était tempérant plus qu'il n'eût voulu l'être
Quand
il voyait un mets exquis :
Mais
enfin il l'était et tous tant que nous sommes
Nous
nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose
étrange ! on apprend la tempérance aux chiens,
Et
l'on ne peut l'apprendre aux hommes.
Ce
Chien-ci donc étant de la sorte atourné,
Un
mâtin passe, et veut lui prendre le dîné.
Il
n'en eut pas toute la joie
Qu'il
espérait d'abord : le Chien mit bas la proie,
Pour
la défendre mieux n'en étant plus chargé.
Grand
combat : D'autres chiens arrivent ;
Ils
étaient de ceux-là qui vivent
Sur
le public, et craignent peu les coups.
Notre
Chien se voyant trop faible contre eux tous,
Et
que la chair courait un danger manifeste,
Voulut
avoir sa part ; Et lui sage : il leur dit :
Point
de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit :
Faites
votre profit du reste.
A
ces mots le premier il vous happe un morceau.
Et
chacun de tirer, le mâtin, la canaille ;
A
qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille ;
Chacun
d'eux eut part au gâteau.
Je
crois voir en ceci l'image d'une Ville,
Où
l'on met les deniers à la merci des gens.
Echevins,
Prévôt des Marchands,
Tout
fait sa main : le plus habile
Donne
aux autres l'exemple ; Et c'est un passe-temps
De
leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si
quelque scrupuleux par des raisons frivoles
Veut
défendre l'argent, et dit le moindre mot,
On
lui fait voir qu'il est un sot.
Il
n'a pas de peine à se rendre :
C'est
bientôt le premier à prendre.
VIII,
8 Le Rieur et les Poissons
On
cherche les Rieurs ; et moi je les évite.
Cet
art veut sur tout autre un suprême mérite.
Dieu
ne créa que pour les sots
Les
méchants diseurs de bons mots.
J'en
vais peut-être en une Fable
Introduire
un ; peut-être aussi
Que
quelqu'un trouvera que j'aurai réussi.
Un
Rieur était à la table
D'un
Financier ; et n'avait en son coin
Que
de petits poissons : tous les gros étaient loin.
Il
prend donc les menus, puis leur parle à l'oreille,
Et
puis il feint à la pareille,
D'écouter
leur réponse. On demeura surpris :
Cela
suspendit les esprits.
Le
Rieur alors d'un ton sage
Dit
qu'il craignait qu'un sien ami
Pour
les grandes Indes parti,
N'eût
depuis un an fait naufrage.
Il
s'en informait donc à ce menu fretin :
Mais
tous lui répondaient qu'ils n'étaient pas d'un âge
A
savoir au vrai son destin ;
Les
gros en sauraient davantage.
N'en
puis-je donc, Messieurs, un gros interroger ?
De
dire si la compagnie
Prit
goût à la plaisanterie,
J'en
doute ; mais enfin, il les sut engager
A
lui servir d'un monstre assez vieux pour lui dire
Tous
les noms des chercheurs de mondes inconnus
Qui
n'en étaient pas revenus,
Et
que depuis cent ans sous l'abîme avaient vus
Les
anciens du vaste empire.
VIII,
9 Le Rat et l'Huître
Un
Rat hôte d'un champ, Rat de peu de cervelle,
Des
Lares paternels un jour se trouva sou.
Il
laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va
courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt
qu'il fut hors de la case,
Que
le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà
les Apennins, et voici le Caucase :
La
moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au
bout de quelques jours le voyageur arrive
En
un certain canton où Thétys sur la rive
Avait
laissé mainte Huître ; et notre Rat d'abord
Crut
voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes,
dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il
n'osait voyager, craintif au dernier point :
Pour
moi, j'ai déjà vu le maritime empire :
J'ai
passé les déserts, mais nous n'y bûmes point.
D'un
certain magister le Rat tenait ces choses,
Et
les disait à travers champs ;
N'étant
pas de ces Rats qui les livres rongeants
Se
font savants jusques aux dents.
Parmi
tant d'Huîtres toutes closes,
Une
s'était ouverte, et bâillant au Soleil,
Par
un doux Zéphir réjouie,
Humait
l'air, respirait, était épanouie,
Blanche,
grasse, et d'un goût, à la voir, nonpareil.
D'aussi
loin que le Rat voir cette Huître qui bâille :
Qu'aperçois-je
? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et,
si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je
dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus
maître Rat plein de belle espérance,
Approche
de l'écaille, allonge un peu le cou,
Se
sent pris comme aux lacs ; car l'Huître tout d'un coup
Se
referme, et voilà ce que fait l'ignorance.
Cette
Fable contient plus d'un enseignement.
Nous
y voyons premièrement :
Que
ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont
aux moindres objets frappés d'étonnement :
Et
puis nous y pouvons apprendre,
Que
tel est pris qui croyait prendre.
VIII,
10 L'Ours et l'Amateur des Jardins
Certain
Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné
par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau
Bellérophon vivait seul et caché :
Il
fût devenu fou ; la raison d'ordinaire
N'habite
pas longtemps chez les gens séquestrés :
Il
est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais
tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul
animal n'avait affaire
Dans
les lieux que l'Ours habitait ;
Si
bien que tout Ours qu'il était
Il
vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant
qu'il se livrait à la mélancolie,
Non
loin de là certain vieillard
S'ennuyait
aussi de sa part.
Il
aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
Il
l'était de Pomone encore :
Ces
deux emplois sont beaux : Mais je voudrais parmi
Quelque
doux et discret ami.
Les
jardins parlent peu ; si ce n'est dans mon livre ;
De
façon que, lassé de vivre
Avec
des gens muets notre homme un beau matin
Va
chercher compagnie, et se met en campagne.
L'Ours
porté d'un même dessein
Venait
de quitter sa montagne :
Tous
deux, par un cas surprenant
Se
rencontrent en un tournant.
L'homme
eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se
tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est
le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
L'Ours
très mauvais complimenteur,
Lui
dit : Viens-t'en me voir. L'autre reprit : Seigneur,
Vous
voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant
d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai
des fruits, j'ai du lait : Ce n'est peut-être pas
De
Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais
j'offre ce que j'ai. L'Ours l'accepte ; et d'aller.
Les
voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés,
les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et
bien qu'on soit à ce qu'il semble
Beaucoup
mieux seul qu'avec des sots,
Comme
l'Ours en un jour ne disait pas deux mots
L'Homme
pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours
allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait
son principal métier
D'être
bon émoucheur, écartait du visage
De
son ami dormant, ce parasite ailé,
Que
nous avons mouche appelé.
Un
jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur
le bout de son nez une allant se placer
Mit
l'Ours au désespoir, il eut beau la chasser.
Je
t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt
fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous
empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse
la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et
non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide
mort étendu sur la place il le couche.
Rien
n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
Mieux
vaudrait un sage ennemi.
VIII,
11 Les deux Amis
Deux
vrais amis vivaient au Monomotapa :
L'un
ne possédait rien qui n'appartînt à l'autre :
Les
amis de ce pays-là
Valent
bien dit-on ceux du nôtre.
Une
nuit que chacun s'occupait au sommeil,
Et
mettait à profit l'absence du Soleil,
Un
de nos deux Amis sort du lit en alarme :
Il
court chez son intime, éveille les valets :
Morphée
avait touché le seuil de ce palais.
L'Ami
couché s'étonne, il prend sa bourse, il s'arme ;
Vient
trouver l'autre, et dit : Il vous arrive peu
De
courir quand on dort ; vous me paraissiez homme
A
mieux user du temps destiné pour le somme :
N'auriez-vous
point perdu tout votre argent au jeu ?
En
voici. S'il vous est venu quelque querelle,
J'ai
mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De
coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Etait
à mes côtés : voulez-vous qu'on l'appelle ?
-
Non, dit l'ami, ce n'est ni l'un ni l'autre point :
Je
vous rends grâce de ce zèle.
Vous
m'êtes en dormant un peu triste apparu ;
J'ai
craint qu'il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ce
maudit songe en est la cause.
Qui
d'eux aimait le mieux, que t'en semble, Lecteur ?
Cette
difficulté vaut bien qu'on la propose.
Qu'un
ami véritable est une douce chose.
Il
cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il
vous épargne la pudeur
De
les lui découvrir vous-même.
Un
songe, un rien, tout lui fait peur
Quand
il s'agit de ce qu'il aime.
VIII,
12 Le Cochon, la Chèvre et le Mouton
Une
Chèvre, un Mouton, avec un Cochon gras,
Montés
sur même char s'en allaient à la foire :
Leur
divertissement ne les y portait pas ;
On
s'en allait les vendre, à ce que dit l'histoire :
Le
Charton n'avait pas dessein
De
les mener voir Tabarin,
Dom
Pourceau criait en chemin
Comme
s'il avait eu cent Bouchers à ses trousses.
C'était
une clameur à rendre les gens sourds :
Les
autres animaux, créatures plus douces,
Bonnes
gens, s'étonnaient qu'il criât au secours ;
Ils
ne voyaient nul mal à craindre.
Le
Charton dit au Porc : Qu'as-tu tant à te plaindre ?
Tu
nous étourdis tous, que ne te tiens-tu coi ?
Ces
deux personnes-ci plus honnêtes que toi,
Devraient
t'apprendre à vivre, ou du moins à te taire.
Regarde
ce Mouton ; a-t-il dit un seul mot ?
Il
est sage. - Il est un sot,
Repartit
le Cochon : s'il savait son affaire,
Il
crierait comme moi, du haut de son gosier,
Et
cette autre personne honnête
Crierait
tout du haut de sa tête.
Ils
pensent qu'on les veut seulement décharger,
La
Chèvre de son lait, le Mouton de sa laine.
Je
ne sais pas s'ils ont raison ;
Mais
quant à moi, qui ne suis bon
Qu'à
manger, ma mort est certaine.
Adieu
mon toit et ma maison.
Dom
Pourceau raisonnait en subtil personnage :
Mais
que lui servait-il ? Quand le mal est certain,
La
plainte ni la peur ne changent le destin ;
Et
le moins prévoyant est toujours le plus sage.
VIII,
13 Tircis et Amarante
Pour
Mademoiselle de Sillery
J'avais
Esope quitté
Pour
être tout à Boccace :
Mais
une divinité
Veut
revoir sur le Parnasse
Des
Fables de ma façon ;
Or
d'aller lui dire, Non,
Sans
quelque valable excuse,
Ce
n'est pas comme on en use
Avec
des Divinités,
Surtout
quand ce sont de celles
Que
la qualité de belles
Fait
Reines des volontés.
Car
afin que l'on le sache,
C'est
Sillery qui s'attache
A
vouloir que, de nouveau,
Sire
Loup, Sire Corbeau
Chez
moi se parlent en rime.
Qui
dit Sillery, dit tout ;
Peu
de gens en leur estime
Lui
refusent le haut bout ;
Comment
le pourrait-on faire ?
Pour
venir à notre affaire,
Mes
contes à son avis
Sont
obscurs ; les beaux esprits
N'entendent
pas toute chose :
Faisons
donc quelques récits
Qu'elle
déchiffre sans glose.
Amenons
des Bergers et puis nous rimerons
Ce
que disent entre eux les Loups et les Moutons.
Tircis
disait un jour à la jeune Amarante :
Ah
! si vous connaissiez comme moi certain mal
Qui
nous plaît et qui nous enchante !
Il
n'est bien sous le ciel qui vous parût égal :
Souffrez
qu'on vous le communique ;
Croyez-moi
; n'ayez point de peur :
Voudrais-je
vous tromper, vous pour qui je me pique
Des
plus doux sentiments que puisse avoir un coeur ?
Amarante
aussitôt réplique :
Comment
l'appelez-vous, ce mal ? quel est son nom ?
-
L'amour. - Ce mot est beau : dites-moi quelque marque
A
quoi je le pourrai connaître : que sent-on ?
-
Des peines près de qui le plaisir des Monarques
Est
ennuyeux et fade : on s'oublie, on se plaît
Toute
seule en une forêt.
Se
mire-t-on près un rivage ?
Ce
n'est pas soi qu'on voit, on ne voit qu'une image
Qui
sans cesse revient et qui suit en tous lieux :
Pour
tout le reste on est sans yeux.
Il
est un Berger du village
Dont
l'abord, dont la voix, dont le nom fait rougir :
On
soupire à son souvenir :
On
ne sait pas pourquoi ; cependant on soupire ;
On
a peur de le voir encor qu'on le désire.
Amarante
dit à l'instant :
Oh
! oh ! c'est là ce mal que vous me prêchez tant ?
Il
ne m'est pas nouveau : je pense le connaître.
Tircis
à son but croyait être,
Quand
la belle ajouta : Voilà tout justement
Ce
que je sens pour Clidamant.
L'autre
pensa mourir de dépit et de honte.
Il
est force gens comme lui
Qui
prétendent n'agir que pour leur propre compte,
Et
qui font le marché d'autrui.
VIII,
14 Les Obsèques de la Lionne
La
femme du Lion mourut :
Aussitôt
chacun accourut
Pour
s'acquitter envers le Prince
De
certains compliments de consolation,
Qui
sont surcroît d'affliction.
Il
fit avertir sa Province
Que
les obsèques se feraient
Un
tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour
régler la cérémonie,
Et
pour placer la compagnie.
Jugez
si chacun s'y trouva.
Le
Prince aux cris s'abandonna,
Et
tout son antre en résonna.
Les
Lions n'ont point d'autre temple.
On
entendit à son exemple
Rugir
en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je
définis la cour un pays où les gens
Tristes,
gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont
ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent
au moins de le parêtre,
Peuple
caméléon, peuple singe du maître,
On
dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est
bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour
revenir à notre affaire
Le
Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette
mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Etranglé
sa femme et son fils.
Bref
il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et
soutint qu'il l'avait vu rire.
La
colère du Roi, comme dit Salomon,
Est
terrible, et surtout celle du roi Lion :
Mais
ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.
Le
Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu
ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
Nous
n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos
sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez
la Reine, immolez tous
Ce
traître à ses augustes mânes.
Le
Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs
Est
passé ; la douleur est ici superflue.
Votre
digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout
près d'ici m'est apparue ;
Et
je l'ai d'abord reconnue.
Ami,
m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand
je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux
Champs Elysiens j'ai goûté mille charmes,
Conversant
avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse
agir quelque temps le désespoir du Roi.
J'y
prends plaisir. A peine on eut ouï la chose,
Qu'on
se mit à crier : Miracle, apothéose !
Le
Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez
les Rois par des songes,
Flattez-les,
payez-les d'agréables mensonges,
Quelque
indignation dont leur coeur soit rempli,
Ils
goberont l'appât, vous serez leur ami.
VIII,
15 Le Rat et l'Eléphant
Se
croire un personnage est fort commun en France.
On
y fait l'homme d'importance,
Et
l'on n'est souvent qu'un bourgeois :
C'est
proprement le mal François.
La
sotte vanité nous est particulière.
Les
Espagnols sont vains, mais d'une autre manière.
Leur
orgueil me semble en un mot
Beaucoup
plus fou, mais pas si sot.
Donnons
quelque image du nôtre
Qui
sans doute en vaut bien un autre.
Un
Rat des plus petits voyait un Eléphant
Des
plus gros, et raillait le marcher un peu lent
De
la bête de haut parage,
Qui
marchait à gros équipage.
Sur
l'animal à triple étage
Une
Sultane de renom,
Son
Chien, son Chat et sa Guenon,
Son
Perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
S'en
allait en pèlerinage.
Le
Rat s'étonnait que les gens
Fussent
touchés de voir cette pesante masse :
Comme
si d'occuper ou plus ou moins de place
Nous
rendait, disait-il, plus ou moins importants.
Mais
qu'admirez-vous tant en lui vous autres hommes ?
Serait-ce
ce grand corps qui fait peur aux enfants ?
Nous
ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
D'un
grain moins que les Eléphants.
Il
en aurait dit davantage ;
Mais
le Chat sortant de sa cage,
Lui
fit voir en moins d'un instant
Qu'un
Rat n'est pas un Eléphant.
VIII,
16 L'Horoscope
On
rencontre sa destinée
Souvent
par des chemins qu'on prend pour l'éviter.
Un
père eut pour toute lignée
Un
fils qu'il aima trop, jusques à consulter
Sur
le sort de sa géniture
Les
diseurs de bonne aventure.
Un
de ces gens lui dit, que des Lions sur tout
Il
éloignât l'enfant jusques à certain âge ;
Jusqu'à
vingt ans, point davantage.
Le
père pour venir a bout
D'une
précaution sur qui roulait la vie
De
celui qu'il aimait, défendit que jamais
On
lui laissât passer le seuil de son Palais.
Il
pouvait sans sortir contenter son envie,
Avec
ses compagnons tout le jour badiner,
Sauter,
courir, se promener.
Quand
il fut en l'âge où la chasse
Plaît
le plus aux jeunes esprits,
Cet
exercice avec mépris
Lui
fut dépeint : mais, quoi qu'on fasse,
Propos,
conseil, enseignement,
Rien
ne change un tempérament.
Le
jeune homme, inquiet, ardent, plein de courage,
A
peine se sentit des bouillons d'un tel âge,
Qu'il
soupira pour ce plaisir.
Plus
l'obstacle était grand, plus fort fut le désir.
Il
savait le sujet des fatales défenses ;
Et
comme ce logis, plein de magnificences,
Abondait
partout en tableaux,
Et
que la laine et les pinceaux
Traçaient
de tous côtés chasses et paysages,
En
cet endroit des animaux,
En
ce autre des personnages,
Le
jeune homme s'émut, voyant peint un Lion.
Ah
! monstre, cria-t-il, c'est toi qui me fais vivre
Dans
l'ombre et dans les fers. A ces mots, il se livre
Aux
transports violents de l'indignation,
Porte
le poing sur l'innocente bête.
Sous
la tapisserie un clou se rencontra.
Ce
clou le blesse ; il pénétra
Jusqu'aux
ressorts de l'âme ; et cette chère tête
Pour
qui l'art d'Esculape en vain fit ce qu'il put,
Dut
sa perte à ces soins qu'on prit pour son salut.
Même
précaution nuisit au poète Eschyle.
Quelque
Devin le menaça, dit-on,
De
la chute d'une maison.
Aussitôt
il quitta la ville,
Mit
son lit en plein champ, loin des toits, sous les Cieux.
Un
Aigle, qui portait en l'air une Tortue,
Passa
par là, vit l'homme, et sur sa tête nue,
Qui
parut un morceau de rocher à ses yeux,
Etant
de cheveux dépourvue,
Laissa
tomber sa proie, afin de la casser :
Le
pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer.
De
ces exemples il résulte
Que
cet art, s'il est vrai, fait tomber dans les maux
Que
craint celui qui le consulte ;
Mais
je l'en justifie, et maintiens qu'il est faux.
Je
ne crois point que la nature
Se
soit lié les mains, et nous les lie encor,
Jusqu'au
point de marquer dans les cieux notre sort.
Il
dépend d'une conjoncture
De
lieux, de personnes, de temps ;
Non
des conjonctions de tous ces charlatans.
Ce
Berger et ce Roi sont sous même planète ;
L'un
d'eux porte le sceptre et l'autre la houlette :
Jupiter
le voulait ainsi.
Qu'est-ce
que Jupiter ? un corps sans connaissance.
D'où
vient donc que son influence
Agit
différemment sur ces deux hommes-ci ?
Puis
comment pénétrer jusques à notre monde ?
Comment
percer des airs la campagne profonde ?
Percer
Mars, le Soleil, et des vides sans fin ?
Un
atome la peut détourner en chemin :
Où
l'iront retrouver les faiseurs d'horoscope ?
L'état
où nous voyons l'Europe
Mérite
que du moins quelqu'un d'eux l'ait prévu ;
Que
ne l'a-t-il donc dit ? Mais nul d'eux ne l'a su.
L'immense
éloignement, le point, et sa vitesse,
Celle
aussi de nos passions,
Permettent-ils
à leur faiblesse
De
suivre pas à pas toutes nos actions ?
Notre
sort en dépend : sa course entre-suivie,
Ne
va, non plus que nous, jamais d'un même pas ;
Et
ces gens veulent au compas,
Tracer
les cours de notre vie !
Il
ne se faut point arrêter
Aux
deux faits ambigus que je viens de conter.
Ce
Fils par trop chéri, ni le bonhomme Eschyle,
N'y
font rien. Tout aveugle et menteur qu'est cet art,
Il
peut frapper au but une fois entre mille ;
Ce
sont des effets du hasard.
VIII,
17 L'Ane et le Chien
Il
se faut entr'aider, c'est la loi de nature :
L'Ane
un jour pourtant s'en moqua :
Et
ne sais comme il y manqua ;
Car
il est bonne créature.
Il
allait par pays accompagné du Chien,
Gravement,
sans songer à rien,
Tous
deux suivis d'un commun maître.
Ce
maître s'endormit : l'Ane se mit à paître :
Il
était alors dans un pré,
Dont
l'herbe était fort à son gré.
Point
de chardons pourtant ; il s'en passa pour l'heure :
Il
ne faut pas toujours être si délicat ;
Et
faute de servir ce plat
Rarement
un festin demeure.
Notre
Baudet s'en sut enfin
Passer
pour cette fois. Le Chien mourant de faim
Lui
dit : Cher compagnon, baisse-toi, je te prie ;
Je
prendrai mon dîné dans le panier au pain.
Point
de réponse, mot ; le Roussin d'Arcadie
Craignit
qu'en perdant un moment,
Il
ne perdît un coup de dent.
Il
fit longtemps la sourde oreille :
Enfin
il répondit : Ami, je te conseille
D'attendre
que ton maître ait fini son sommeil ;
Car
il te donnera sans faute à son réveil,
Ta
portion accoutumée.
Il
ne saurait tarder beaucoup.
Sur
ces entrefaites un Loup
Sort
du bois, et s'en vient ; autre bête affamée.
L'Ane
appelle aussitôt le Chien à son secours.
Le
Chien ne bouge, et dit : Ami, je te conseille
De
fuir, en attendant que ton maître s'éveille ;
Il
ne saurait tarder ; détale vite, et cours.
Que
si ce Loup t'atteint, casse-lui la mâchoire.
On
t'a ferré de neuf ; et si tu me veux croire,
Tu
l'étendras tout plat. Pendant ce beau discours
Seigneur
Loup étrangla le Baudet sans remède.
Je
conclus qu'il faut qu'on s'entr'aide.
VIII,
18 Le Bassa et le Marchand
Un
Marchand Grec en certaine contrée
Faisait
trafic. Un Bassa l'appuyait ;
De
quoi le Grec en Bassa le payait,
Non
en Marchand : tant c'est chère denrée
Qu'un
protecteur. Celui-ci coûtait tant,
Que
notre Grec s'allait partout plaignant.
Trois
autres Turcs d'un rang moindre en puissance
Lui
vont offrir leur support en commun.
Eux
trois voulaient moins de reconnaissance
Qu'à
ce Marchand il n'en coûtait pour un.
Le
Grec écoute : avec eux il s'engage ;
Et
le Bassa du tout est averti :
Même
on lui dit qu'il jouera s'il est sage,
A
ces gens-là quelque méchant parti,
Les
prévenant, les chargeant d'un message
Pour
Mahomet, droit en son paradis,
Et
sans tarder : Sinon ces gens unis
Le
préviendront, bien certain qu'à la ronde
Il
a des gens tout prêts pour le venger.
Quelque
poison l'envoira protéger
Les
trafiquants qui sont en l'autre monde.
Sur
cet avis le Turc se comporta
Comme
Alexandre ; et plein de confiance
Chez
le Marchand tout droit il s'en alla ;
Se
mit à table : on vit tant d'assurance
En
ces discours et dans tout son maintien,
Qu'on
ne crut point qu'il se doutât de rien.
Ami,
dit-il, je sais que tu me quittes ;
Même
l'on veut que j'en craigne les suites ;
Mais
je te crois un trop homme de bien :
Tu
n'as point l'air d'un donneur de breuvage.
Je
n'en dis pas là-dessus davantage.
Quant
à ces gens qui pensent t'appuyer,
Ecoute-moi.
Sans tant de Dialogue,
Et
de raisons qui pourraient t'ennuyer,
Je
ne te veux conter qu'un apologue.
Il
était un Berger, son Chien, et son troupeau.
Quelqu'un
lui demanda ce qu'il prétendait faire
D'un
Dogue de qui l'ordinaire
Etait
un pain entier. Il fallait bien et beau
Donner
cet animal au Seigneur du village.
Lui
Berger pour plus de ménage
Aurait
deux ou trois mâtineaux,
Qui
lui dépensant moins veilleraient aux troupeaux
Bien
mieux que cette bête seule.
Il
mangeait plus que trois : mais on ne disait pas
Qu'il
avait aussi triple gueule
Quand
les Loups livraient des combats.
Le
Berger s'en défait : il prend trois chiens de taille
A
lui dépenser moins, mais à fuir la bataille.
Le
troupeau s'en sentit, et tu te sentiras
Du
choix de semblable canaille.
Si
tu fais bien, tu reviendras à moi.
Le
Grec le crut. Ceci montre aux Provinces
Que,
tout compté mieux vaut en bonne foi
S'abandonner
à quelque puissant Roi,
Que
s'appuyer de plusieurs petits princes.
VIII,
19 L'Avantage de la science
Entre
deux Bourgeois d'une Ville
S'émut
jadis un différend.
L'un
était pauvre, mais habile,
L'autre
riche, mais ignorant.
Celui-ci
sur son concurrent
Voulait
emporter l'avantage :
Prétendait
que tout homme sage
Etait
tenu de l'honorer.
C'était
tout homme sot ; car pourquoi révérer
Des
biens dépourvus de mérite ?
La
raison m'en semble petite.
Mon
ami, disait-il souvent
Au
savant,
Vous
vous croyez considérable ;
Mais,
dites-moi, tenez-vous table ?
Que
sert à vos pareils de lire incessamment ?
Ils
sont toujours logés à la troisième chambre,
Vêtus
au mois de Juin comme au mois de Décembre,
Ayant
pour tout Laquais leur ombre seulement.
La
République a bien affaire
De
gens qui ne dépensent rien :
Je
ne sais d'homme nécessaire
Que
celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous
en usons, Dieu sait : notre plaisir occupe
L'Artisan,
le vendeur, celui qui fait la jupe,
Et
celle qui la porte, et vous, qui dédiez
A
Messieurs les gens de Finance
De
méchants livres bien payés.
Ces
mots remplis d'impertinence
Eurent
le sort qu'ils méritaient.
L'homme
lettré se tut, il avait trop à dire.
La
guerre le vengea bien mieux qu'une satire.
Mars
détruisit le lieu que nos gens habitaient.
L'un
et l'autre quitta sa Ville.
L'ignorant
resta sans asile ;
Il
reçut partout des mépris :
L'autre
reçut partout quelque faveur nouvelle :
Cela
décida leur querelle.
Laissez
dire les sots ; le savoir a son prix.
VIII,
20 Jupiter et les Tonnerres
Jupiter
voyant nos fautes,
Dit
un jour du haut des airs :
Remplissons
de nouveaux hôtes
Les
cantons de l'Univers
Habités
par cette race
Qui
m'importune et me lasse.
Va-t'en,
Mercure, aux Enfers :
Amène-moi
la furie
La
plus cruelle des trois.
Race
que j'ai trop chérie,
Tu
périras cette fois.
Jupiter
ne tarda guère
A
modérer son transport.
O
vous Rois qu'il voulut faire
Arbitres
de notre sort,
Laissez
entre la colère
Et
l'orage qui la suit
L'intervalle
d'une nuit.
Le
Dieu dont l'aile est légère,
Et
la langue a des douceurs,
Alla
voir les noires Soeurs.
A
Tisiphone et Mégère
Il
préféra, ce dit-on,
L'impitoyable
Alecton.
Ce
choix la rendit si fière,
Qu'elle
jura par Pluton
Que
toute l'engeance humaine
Serait
bientôt du domaine
Des
déités de là-bas.
Jupiter
n'approuva pas
Le
serment de l'Euménide.
Il
la renvoie, et pourtant
Il
lance un foudre à l'instant
Sur
certain peuple perfide.
Le
tonnerre ayant pour guide
Le
père même de ceux
Qu'il
menaçait de ses feux,
Se
contenta de leur crainte ;
Il
n'embrasa que l'enceinte
D'un
désert inhabité.
Tout
père frappe à côté.
Qu'arriva-t-il
? Notre engeance
Prit
pied sur cette indulgence.
Tout
l'Olympe s'en plaignit :
Et
l'assembleur de nuages
Jura
le Styx, et promit
De
former d'autres orages ;
Ils
seraient sûrs. On sourit :
On
lui dit qu'il était père,
Et
qu'il laissât pour le mieux
A
quelqu'un des autres Dieux
D'autres
tonnerres à faire.
Vulcan
entreprit l'affaire.
Ce
Dieu remplit ses fourneaux
De
deux sortes de carreaux.
L'un
jamais ne se fourvoie,
Et
c'est celui que toujours
L'Olympe
en corps nous envoie.
L'autre
s'écarte en son cours ;
Ce
n'est qu'aux monts qu'il en coûte ;
Bien
souvent même il se perd,
Et
ce dernier en sa route
Nous
vient du seul Jupiter.
VIII,
21 Le Faucon et le Chapon
Une
traîtresse voix bien souvent vous appelle ;
Ne
vous pressez donc nullement :
Ce
n'était pas un sot, non, non, et croyez-m'en,
Que
le Chien de Jean de Nivelle.
Un
citoyen du Mans, Chapon de son métier
Etait
sommé de comparaître
Par-devant
les lares du maître,
Au
pied d'un tribunal que nous nommons foyer.
Tous
les gens lui criaient pour déguiser la chose,
Petit,
petit, petit : mais, loin de s'y fier,
Le
Normand et demi laissait les gens crier :
Serviteur,
disait-il, votre appât est grossier ;
On
ne m'y tient pas ; et pour cause.
Cependant
un Faucon sur sa perche voyait
Notre
Manceau qui s'enfuyait.
Les
Chapons ont en nous fort peu de confiance,
Soit
instinct, soit expérience.
Celui-ci
qui ne fut qu'avec peine attrapé,
Devait
le lendemain être d'un grand soupé,
Fort
à l'aise, en un plat, honneur dont la volaille
Se
serait passée aisément.
L'Oiseau
chasseur lui dit : Ton peu d'entendement
Me
rend tout étonné. Vous n'êtes que racaille,
Gens
grossiers, sans esprit, à qui l'on n'apprend rien.
Pour
moi, je sais chasser, et revenir au maître.
Le
vois-tu pas à la fenêtre ?
Il
t'attend : es-tu sourd ? - Je n'entends que trop bien,
Repartit
le Chapon ; mais que me veut-il dire,
Et
ce beau Cuisinier armé d'un grand couteau ?
Reviendrais-tu
pour cet appeau :
Laisse-moi
fuir, cesse de rire
De
l'indocilité qui me fait envoler,
Lorsque
d'un ton si doux on s'en vient m'appeler.
Si
tu voyais mettre à la broche
Tous
les jours autant de Faucons
Que
j'y vois mettre de Chapons,
Tu
ne me ferais pas un semblable reproche.
VIII,
22 Le Chat et le Rat
Quatre
animaux divers, le Chat grippe-fromage,
Triste-oiseau
le Hibou, Ronge-maille le Rat,
Dame
Belette au long corsage,
Toutes
gens d'esprit scélérat,
Hantaient
le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.
Tant
y furent, qu'un soir à l'entour de ce pin
L'homme
tendit ses rets. Le Chat de grand matin
Sort
pour aller chercher sa proie.
Les
derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie
Le
filet ; il y tombe, en danger de mourir ;
Et
mon Chat de crier, et le Rat d'accourir,
L'un
plein de désespoir, et l'autre plein de joie.
Il
voyait dans les lacs son mortel ennemi.
Le
pauvre Chat dit : Cher ami,
Les
marques de ta bienveillance
Sont
communes en mon endroit :
Viens
m'aider à sortir du piège où l'ignorance
M'a
fait tomber. C'est à bon droit
Que,
seul entre les tiens par amour singulière
Je
t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux.
Je
n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux Dieux.
J'allais
leur faire ma prière ;
Comme
tout dévot Chat en use les matins,
Ce
réseau me retient : ma vie est en tes mains ;
Viens
dissoudre ces noeuds. - Et quelle récompense
En
aurai-je ? reprit le Rat.
-
Je jure éternelle alliance
Avec
toi, repartit le Chat.
Dispose
de ma griffe, et sois en assurance :
Envers
et contre tous je te protégerai,
Et
la Belette mangerai
Avec
l'époux de la Chouette.
Ils
t'en veulent tous deux. Le Rat dit : Idiot !
Moi
ton libérateur ? Je ne suis pas si sot.
Puis
il s'en va vers sa retraite.
La
Belette était près du trou.
Le
Rat grimpe plus haut ; il y voit le Hibou :
Dangers
de toutes parts ; le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille
retourne au Chat, et fait en sorte
Qu'il
détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu'il
dégage enfin l'hypocrite.
L'homme
paraît en cet instant.
Les
nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A
quelque temps de là, notre Chat vit de loin
Son
Rat qui se tenait à l'erte et sur ses gardes.
Ah
! mon frère, dit-il, viens m'embrasser ; ton soin
Me
fait injure ; tu regardes
Comme
ennemi ton allié.
Penses-tu
que j'aie oublié
Qu'après
Dieu je te dois la vie ?
-
Et moi, reprit le Rat, penses-tu que j'oublie
Ton
naturel ? Aucun traité
Peut-il
forcer un Chat à la reconnaissance ?
S'assure-t-on
sur l'alliance
Qu'a
faite la nécessité ?
VIII,
23 Le Torrent et la Rivière
Avec
grand bruit et grand fracas
Un
Torrent tombait des montagnes :
Tout
fuyait devant lui ; l'horreur suivait ses pas ;
Il
faisait trembler les campagnes.
Nul
voyageur n'osait passer
Une
barrière si puissante :
Un
seul vit des voleurs, et se sentant presser,
Il
mit entre eux et lui cette onde menaçante.
Ce
n'était que menace, et bruit, sans profondeur ;
Notre
homme enfin n'eut que la peur.
Ce
succès lui donnant courage,
Et
les mêmes voleurs le poursuivant toujours,
Il
rencontra sur son passage
Une
Rivière dont le cours
Image
d'un sommeil doux, paisible et tranquille
Lui
fit croire d'abord ce trajet fort facile.
Point
de bords escarpés, un sable pur et net.
Il
entre, et son cheval le met
A
couvert des voleurs, mais non de l'onde noire :
Tous
deux au Styx allèrent boire ;
Tous
deux, à nager malheureux,
Allèrent
traverser au séjour ténébreux,
Bien
d'autres fleuves que les nôtres.
Les
gens sans bruit sont dangereux :
Il
n'en est pas ainsi des autres.
VIII,
24 L'Education
Laridon
et César, frères dont l'origine
Venait
de chiens fameux, beaux, bien faits et hardis,
A
deux maîtres divers échus au temps jadis,
Hantaient,
l'un les forêts, et l'autre la cuisine.
Ils
avaient eu d'abord chacun un autre nom ;
Mais
la diverse nourriture
Fortifiant
en l'un cette heureuse nature,
En
l'autre l'altérant, un certain marmiton
Nomma
celui-ci Laridon :
Son
frère, ayant couru mainte haute aventure,
Mis
maint Cerf aux abois, maint Sanglier abattu,
Fut
le premier César que la gent chienne ait eu.
On
eut soin d'empêcher qu'une indigne maîtresse
Ne
fit en ses enfants dégénérer son sang :
Laridon
négligé témoignait sa tendresse
A
l'objet le premier passant.
Il
peupla tout de son engeance :
Tournebroches
par lui rendus communs en France
Y
font un corps à part, gens fuyants les hasards,
Peuple
antipode des Césars.
On
ne suit pas toujours ses aïeux ni son père :
Le
peu de soin, le temps, tout fait qu'on dégénère :
Faute
de cultiver la nature et ses dons,
O
combien de Césars deviendront Laridons !
VIII,
25 Les deux Chiens et l'Ane mort
Les
vertus devraient être soeurs,
Ainsi
que les vices sont frères :
Dès
que l'un de ceux-ci s'empare de nos coeurs,
Tous
viennent à la file, il ne s'en manque guères :
J'entends
de ceux qui n'étant pas contraires
Peuvent
loger sous même toit.
A
l'égard des vertus, rarement on les voit
Toutes
en un sujet éminemment placées
Se
tenir par la main sans être dispersées.
L'un
est vaillant, mais prompt ; l'autre est prudent, mais
froid.
Parmi
les animaux le Chien se pique d'être
Soigneux
et fidèle à son maître ;
Mais
il est sot, il est gourmand :
Témoin
ces deux mâtins qui dans l'éloignement
Virent
un Ane mort qui flottait sur les ondes.
Le
vent de plus en plus l'éloignait de nos Chiens.
Ami,
dit l'un, tes yeux sont meilleurs que les miens.
Porte
un peu tes regards sur ces plaines profondes.
J'y
crois voir quelque chose. Est-ce un Boeuf, un Cheval ?
-
Hé qu'importe quel animal ?
Dit
l'un de ces mâtins ; voilà toujours curée.
Le
point est de l'avoir ; car le trajet est grand ;
Et
de plus il nous faut nager contre le vent.
Buvons
toute cette eau ; notre gorge altérée
En
viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt
à sec, et ce sera
Provision
pour la semaine.
Voilà
mes Chiens à boire ; ils perdirent l'haleine,
Et
puis la vie ; ils firent tant
Qu'on
les vit crever à l'instant.
L'homme
est ainsi bâti : Quand un sujet l'enflamme
L'impossibilité
disparaît à son âme.
Combien
fait-il de voeux, combien perd-il de pas ?
S'outrant
pour acquérir des biens ou de la gloire ?
Si
j'arrondissais mes états !
Si
je pouvais remplir mes coffres de ducats !
Si
j'apprenais l'hébreu, les sciences, l'histoire !
Tout
cela, c'est la mer à boire ;
Mais
rien à l'homme ne suffit :
Pour
fournir aux projets que forme un seul esprit
Il
faudrait quatre corps ; encor loin d'y suffire
A
mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre
Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre
à fin ce qu'un seul désire.
VIII,
26 Démocrite et les Abdéritains
Que
j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu'il
me semble profane, injuste, et téméraire ;
Mettant
de faux milieux entre la chose et lui,
Et
mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !
Le
maître d'Epicure en fit l'apprentissage.
Son
pays le crut fou : Petits esprits ! mais quoi ?
Aucun
n'est prophète chez soi.
Ces
gens étaient les fous, Démocrite le sage.
L'erreur
alla si loin qu'Abdère députa
Vers
Hippocrate, et l'invita,
Par
lettres et par ambassade,
A
venir rétablir la raison du malade.
Notre
concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd
l'esprit : la lecture a gâté Démocrite.
Nous
l'estimerions plus s'il était ignorant.
Aucun
nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être
même ils sont remplis
De
Démocrites infinis.
Non
content de ce songe il y joint les atomes,
Enfants
d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et,
mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,
Il
connaît l'univers et ne se connaît pas.
Un
temps fut qu'il savait accorder les débats ;
Maintenant
il parle à lui-même.
Venez,
divin mortel ; sa folie est extrême.
Hippocrate
n'eut pas trop de foi pour ces gens :
Cependant
il partit : Et voyez, je vous prie,
Quelles
rencontres dans la vie
Le
sort cause ;
Hippocrate
arriva dans le temps
Que
celui qu'on disait n'avoir raison ni sens
Cherchait
dans l'homme et dans la bête
Quel
siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.
Sous
un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
Les
labyrinthes d'un cerveau
L'occupaient.
Il avait à ses pieds maint volume,
Et
ne vit presque pas son ami s'avancer,
Attaché
selon sa coutume.
Leur
compliment fut court, ainsi qu'on peut penser.
Le
sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant
donc mis à part les entretiens frivoles,
Et
beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
Ils
tombèrent sur la morale.
Il
n'est pas besoin que j'étale
Tout
ce que l'un et l'autre dit.
Le
récit précédent suffit
Pour
montrer que le peuple est juge récusable.
En
quel sens est donc véritable
Ce
que j'ai lu dans certain lieu,
Que
sa voix est la voix de Dieu ?
VIII,
27 Le Loup et le Chasseur
Fureur
d'accumuler, monstre de qui les yeux
Regardent
comme un point tous les bienfaits des Dieux,
Te
combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ?
Quel
temps demandes-tu pour suivre mes leçons ?
L'homme,
sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne
dira-t-il jamais : C'est assez, jouissons ?
-
Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.
Je
te rebats ce mot, car il vaut tout un livre :
Jouis.
- Je le ferai. - Mais quand donc ? - Dès demain.
-
Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis
dès aujourd'hui : redoute un sort semblable
A
celui du Chasseur et du Loup de ma fable.
Le
premier de son arc avait mis bas un daim.
Un
Faon de Biche passe, et le voilà soudain
Compagnon
du défunt ; tous deux gisent sur l'herbe.
La
proie était honnête ; un Daim avec un Faon,
Tout
modeste Chasseur en eût été content :
Cependant
un Sanglier, monstre énorme et superbe,
Tente
encor notre archer, friand de tels morceaux.
Autre
habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux
Avec
peine y mordaient ; la Déesse infernale
Reprit
à plusieurs fois l'heure au monstre fatale.
De
la force du coup pourtant il s'abattit.
C'était
assez de biens ; mais quoi ? rien ne remplit
Les
vastes appétits d'un faiseur de conquêtes.
Dans
le temps que le Porc revient à soi, l'archer
Voit
le long d'un sillon une perdrix marcher,
Surcroît
chétif aux autres têtes.
De
son arc toutefois il bande les ressorts.
Le
sanglier, rappelant les restes de sa vie,
Vient
à lui, le découd, meurt vengé sur son corps ;
Et
la perdrix le remercie.
Cette
part du récit s'adresse au convoiteux :
L'avare
aura pour lui le reste de l'exemple.
Un
Loup vit, en passant, ce spectacle piteux.
O
fortune, dit-il, je te promets un temple.
Quatre
corps étendus ! que de biens ! mais pourtant
Il
faut les ménager, ces rencontres sont rares.
(Ainsi
s'excusent les avares.)
J'en
aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant.
Un,
deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines,
Si
je sais compter, toutes pleines.
Commençons
dans deux jours ; et mangeons cependant
La
corde de cet arc ; il faut que l'on l'ait faite
De
vrai boyau ; l'odeur me le témoigne assez.
En
disant ces mots, il se jette
Sur
l'arc qui se détend, et fait de la sagette
Un
nouveau mort, mon Loup a les boyaux percés.
Je
reviens à mon texte. Il faut que l'on jouisse ;
Témoin
ces deux gloutons punis d'un sort commun ;
La
convoitise perdit l'un ;
L'autre
périt par l'avarice.
IX,1
Le Dépositaire infidèle
Grâce
aux Filles de Mémoire,
J'ai
chanté des animaux ;
Peut-être
d'autres Héros
M'auraient
acquis moins de gloire.
Le
Loup en langue des Dieux
Parle
au Chien dans mes ouvrages ;
Les
Bêtes à qui mieux mieux
Y
font divers personnages ;
Les
uns fous, les autres sages,
De
telle sorte pourtant
Que
les fous vont l'emportant ;
La
mesure en est plus pleine.
Je
mets aussi sur la Scène
Des
Trompeurs, des Scélérats,
Des
Tyrans et des Ingrats,
Mainte
imprudence pécore,
Force
Sots, force Flatteurs ;
Je
pourrais y joindre encore
Des
légions de menteurs :
Tout
homme ment, dit le Sage.
S'il
n'y mettait seulement
Que
les gens du bas étage,
On
pourrait aucunement
Souffrir
ce défaut aux hommes ;
Mais
que tous tant que nous sommes
Nous
mentions, grand et petit,
Si
quelque autre l'avait dit,
Je
soutiendrais le contraire ;
Et
même qui mentirait
Comme
Esope et comme Homère,
Un
vrai menteur ne serait.
Le
doux charme de maint songe
Par
leur bel art inventé,
Sous
les habits du mensonge
Nous
offre la vérité.
L'un
et l'autre a fait un livre
Que
je tiens digne de vivre
Sans
fin, et plus, s'il se peut :
Comme
eux ne ment pas qui veut.
Mais
mentir comme sut faire
Un
certain Dépositaire,
Payé
par son propre mot,
Est
d'un méchant et d'un sot.
Voici
le fait. Un trafiquant de Perse,
Chez
son voisin, s'en allant en commerce,
Mit
en dépôt un cent de fer un jour.
Mon
fer, dit-il, quand il fut de retour.
-
Votre fer ? Il n'est plus. J'ai regret de vous dire
Qu'un
Rat l'a mangé tout entier.
J'en
ai grondé mes gens : mais qu'y faire ? un Grenier
A
toujours quelque trou. Le trafiquant admire
Un
tel prodige, et feint de le croire pourtant.
Au
bout de quelques jours, il détourne l'enfant
Du
perfide voisin ; puis à souper convie
Le
père qui s'excuse, et lui dit en pleurant :
Dispensez-moi,
je vous supplie :
Tous
plaisirs pour moi sont perdus.
J'aimais
un fils plus que ma vie ;
Je
n'ai que lui ; que dis-je ? hélas ! je ne l'ai plus.
On
me l'a dérobé. Plaignez mon infortune.
Le
Marchand repartit : Hier au soir sur la brune
Un
chat-huant s'en vint votre fils enlever.
Vers
un vieux bâtiment je le lui vis porter.
Le
père dit : Comment voulez-vous que je croie
Qu'un
hibou pût jamais emporter cette proie ?
Mon
fils en un besoin eût pris le Chat-huant.
-
Je ne vous dirai point, reprit l'autre, comment ;
Mais
enfin je l'ai vu, vu de mes yeux, vous dis-je,
Et
ne vois rien qui vous oblige
D'en
douter un moment après ce que je dis.
Faut-il
que vous trouviez étrange
Que
les Chats-huants d'un pays
Où
le quintal de fer par un seul Rat se mange,
Enlèvent
un garçon pesant un demi-cent ?
L'autre
vit où tendait cette feinte aventure :
Il
rendit le fer au Marchand,
Qui
lui rendit sa géniture.
Même
dispute avint entre deux voyageurs.
L'un
d'eux était de ces conteurs
Qui
n'ont jamais rien vu qu'avec un microscope.
Tout
est Géant chez eux. Ecoutez-les, l'Europe,
Comme
l'Afrique aura des monstres à foison.
Celui-ci
se croyait l'hyperbole permise.
J'ai
vu, dit-il, un chou plus grand qu'une maison.
-
Et moi, dit l'autre, un pot aussi grand qu'une Eglise.
Le
premier se moquant, l'autre reprit : Tout doux ;
On
le fit pour cuire vos choux.
L'homme
au pot fut plaisant ; l'homme au fer fut habile.
Quand
l'absurde est outré, l'on lui fait trop d'honneur
De
vouloir par raison combattre son erreur ;
Enchérir
est plus court, sans s'échauffer la bile.
IX,2
Les deux Pigeons
Deux
Pigeons s'aimaient d'amour tendre.
L'un
d'eux s'ennuyant au logis
Fut
assez fou pour entreprendre
Un
voyage en lointain pays.
L'autre
lui dit : Qu'allez-vous faire ?
Voulez-vous
quitter votre frère ?
L'absence
est le plus grand des maux :
Non
pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,
Les
dangers, les soins du voyage,
Changent
un peu votre courage.
Encor
si la saison s'avançait davantage !
Attendez
les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau
Tout
à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je
ne songerai plus que rencontre funeste,
Que
Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :
Mon
frère a-t-il tout ce qu'il veut,
Bon
soupé, bon gîte, et le reste ?
Ce
discours ébranla le coeur
De
notre imprudent voyageur ;
Mais
le désir de voir et l'humeur inquiète
L'emportèrent
enfin. Il dit : Ne pleurez point :
Trois
jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je
reviendrai dans peu conter de point en point
Mes
aventures à mon frère.
Je
le désennuierai : quiconque ne voit guère
N'a
guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous
sera d'un plaisir extrême.
Je
dirai : J'étais là ; telle chose m'avint ;
Vous
y croirez être vous-même.
A
ces mots en pleurant ils se dirent adieu.
Le
voyageur s'éloigne ; et voilà qu'un nuage
L'oblige
de chercher retraite en quelque lieu.
Un
seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage
Maltraita
le Pigeon en dépit du feuillage.
L'air
devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche
du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie,
Dans
un champ à l'écart voit du blé répandu,
Voit
un pigeon auprès ; cela lui donne envie :
Il
y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un las,
Les
menteurs et traîtres appas.
Le
las était usé ! si bien que de son aile,
De
ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin.
Quelque
plume y périt ; et le pis du destin
Fut
qu'un certain Vautour à la serre cruelle
Vit
notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et
les morceaux du las qui l'avait attrapé,
Semblait
un forçat échappé.
Le
vautour s'en allait le lier, quand des nues
Fond
à son tour un Aigle aux ailes étendues.
Le
Pigeon profita du conflit des voleurs,
S'envola,
s'abattit auprès d'une masure,
Crut,
pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient
par cette aventure ;
Mais
un fripon d'enfant, cet âge est sans pitié,
Prit
sa fronde et, du coup, tua plus d'à moitié
La
volatile malheureuse,
Qui,
maudissant sa curiosité,
Traînant
l'aile et tirant le pié,
Demi-morte
et demi-boiteuse,
Droit
au logis s'en retourna.
Que
bien, que mal, elle arriva
Sans
autre aventure fâcheuse.
Voilà
nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De
combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants,
heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que
ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous
l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours
divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous
lieu de tout, comptez pour rien le reste ;
J'ai
quelquefois aimé ! je n'aurais pas alors
Contre
le Louvre et ses trésors,
Contre
le firmament et sa voûte céleste,
Changé
les bois, changé les lieux
Honorés
par les pas, éclairés par les yeux
De
l'aimable et jeune Bergère
Pour
qui, sous le fils de Cythère,
Je
servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas
! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il
que tant d'objets si doux et si charmants
Me
laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah
! si mon coeur osait encor se renflammer !
Ne
sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Ai-je
passé le temps d'aimer ?
IX,3
Le Singe et le Léopard
Le
Singe avec le Léopard
Gagnaient
de l'argent à la foire :
Ils
affichaient chacun à part.
L'un
d'eux disait : Messieurs, mon mérite et ma gloire
Sont
connus en bon lieu ; le Roi m'a voulu voir ;
Et,
si je meurs, il veut avoir
Un
manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée,
Pleine
de taches, marquetée,
Et
vergetée, et mouchetée.
La
bigarrure plaît ; partant chacun le vit.
Mais
ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit.
Le
Singe de sa part disait : Venez de grâce,
Venez,
Messieurs. Je fais cent tours de passe-passe.
Cette
diversité dont on vous parle tant,
Mon
voisin Léopard l'a sur soi seulement ;
Moi,
je l'ai dans l'esprit : votre serviteur Gille,
Cousin
et gendre de Bertrand,
Singe
du Pape en son vivant,
Tout
fraîchement en cette ville
Arrive
en trois bateaux exprès pour vous parler ;
Car
il parle, on l'entend ; il sait danser, baller,
Faire
des tours de toute sorte,
Passer
en des cerceaux ; et le tout pour six blancs !
Non,
Messieurs, pour un sou ; si vous n'êtes contents,
Nous
rendrons à chacun son argent à la porte.
Le
Singe avait raison : ce n'est pas sur l'habit
Que
la diversité me plaît, c'est dans l'esprit :
L'une
fournit toujours des choses agréables ;
L'autre
en moins d'un moment lasse les regardants.
Oh
! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,
N'ont
que l'habit pour tous talents !
IX,4
Le Gland et la Citrouille
Dieu
fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En
tout cet Univers, et l'aller parcourant,
Dans
les Citrouilles je la treuve.
Un
villageois considérant,
Combien
ce fruit est gros et sa tige menue :
A
quoi songeait-il, dit-il, l'Auteur de tout cela ?
Il
a bien mal placé cette Citrouille-là !
Hé
parbleu ! Je l'aurais pendue
A
l'un des chênes que voilà.
C'eût
été justement l'affaire ;
Tel
fruit, tel arbre, pour bien faire.
C'est
dommage, Garo, que tu n'es point entré
Au
conseil de celui que prêche ton Curé :
Tout
en eût été mieux ; car pourquoi, par exemple,
Le
Gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne
pend-il pas en cet endroit ?
Dieu
s'est mépris : plus je contemple
Ces
fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que
l'on a fait un quiproquo.
Cette
réflexion embarrassant notre homme :
On
ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit.
Sous
un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un
gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il
s'éveille ; et portant la main sur son visage,
Il
trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son
nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh,
oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S'il
fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et
que ce Gland eût été gourde ?
Dieu
ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison ;
J'en
vois bien à présent la cause.
En
louant Dieu de toute chose,
Garo
retourne à la maison.
IX,5
L'Ecolier, le Pédant, et le Maître d'un jardin
Certain
enfant qui sentait son Collège,
Doublement
sot et doublement fripon
Par
le jeune âge, et par le privilège
Qu'ont
les Pédants de gâter la raison,
Chez
un voisin dérobait, ce dit-on,
Et
fleurs et fruits. Ce voisin, en Automne,
Des
plus beaux dons que nous offre Pomone
Avait
la fleur, les autres le rebut.
Chaque
saison apportait son tribut :
Car
au Printemps il jouissait encore
Des
plus beaux dons que nous présente Flore.
Un
jour dans son jardin il vit notre Ecolier
Qui
grimpant sans égard sur un arbre fruitier,
Gâtait
jusqu'aux boutons, douce et frêle espérance,
Avant-coureurs
des biens que promet l'abondance.
Même
il ébranchait l'arbre, et fit tant à la fin
Que
le possesseur du jardin
Envoya
faire plainte au maître de la Classe.
Celui-ci
vint suivi d'un cortège d'enfants.
Voilà
le verger plein de gens
Pires
que le premier. Le Pédant, de sa grâce,
Accrut
le mal en amenant
Cette
jeunesse mal instruite :
Le
tout, à ce qu'il dit, pour faire un châtiment
Qui
pût servir d'exemple, et dont toute sa suite
Se
souvînt à jamais comme d'une leçon.
Là-dessus
il cita Virgile et Cicéron,
Avec
force traits de science.
Son
discours dura tant que la maudite engeance
Eut
le temps de gâter en cent lieux le jardin.
Je
hais les pièces d'éloquence
Hors
de leur place, et qui n'ont point de fin,
Et
ne sais bête au monde pire
Que
l'Ecolier, si ce n'est le Pédant.
Le
meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
Ne
me plairait aucunement.
IX,6
Le Statuaire et la Statue de Jupiter
Un
bloc de marbre était si beau
Qu'un
Statuaire en fit l'emplette.
Qu'en
fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il
Dieu, table ou cuvette ?
Il
sera Dieu : même je veux
Qu'il
ait en sa main un tonnerre.
Tremblez,
humains. Faites des voeux ;
Voilà
le maître de la terre.
L'artisan
exprima si bien
Le
caractère de l'Idole,
Qu'on
trouva qu'il ne manquait rien
A
Jupiter que la parole.
Même
l'on dit que l'ouvrier
Eut
à peine achevé l'image,
Qu'on
le vit frémir le premier,
Et
redouter son propre ouvrage.
A
la faiblesse du sculpteur
Le
Poète autrefois n'en dut guère,
Des
dieux dont il fut l'inventeur
Craignant
la haine et la colère.
Il
était enfant en ceci :
Les
enfants n'ont l'âme occupée
Que
du continuel souci
Qu'on
ne fâche point leur poupée.
Le
coeur suit aisément l'esprit :
De
cette source est descendue
L'erreur
païenne, qui se vit
Chez
tant de peuples répandue.
Ils
embrassaient violemment
Les
intérêts de leur chimère.
Pygmalion
devint amant
De
la Vénus dont il fut père.
Chacun
tourne en réalités,
Autant
qu'il peut, ses propres songes :
L'homme
est de glace aux vérités ;
Il
est de feu pour les mensonges.
IX,7
La Souris métamorphosée en fille
Une
Souris tomba du bec d'un Chat-Huant :
Je
ne l'eusse pas ramassée ;
Mais
un Bramin le fit ; je le crois aisément :
Chaque
pays a sa pensée.
La
Souris était fort froissée :
De
cette sorte de prochain
Nous
nous soucions peu : mais le peuple bramin
Le
traite en frère ; ils ont en tête
Que
notre âme au sortir d'un Roi,
Entre
dans un ciron, ou dans telle autre bête
Qu'il
plaît au Sort. C'est là l'un des points de leur loi.
Pythagore
chez eux a puisé ce mystère.
Sur
un tel fondement le Bramin crut bien faire
De
prier un Sorcier qu'il logeât la Souris
Dans
un corps qu'elle eût eu pour hôte au temps jadis.
Le
sorcier en fit une fille
De
l'âge de quinze ans, et telle, et si gentille,
Que
le fils de Priam pour elle aurait tenté
Plus
encor qu'il ne fit pour la grecque beauté.
Le
Bramin fut surpris de chose si nouvelle.
Il
dit à cet objet si doux :
Vous
n'avez qu'à choisir ; car chacun est jaloux
De
l'honneur d'être votre époux.
-
En ce cas je donne, dit-elle,
Ma
voix au plus puissant de tous.
-
Soleil, s'écria lors le Bramin à genoux,
C'est
toi qui seras notre gendre.
-
Non, dit-il, ce nuage épais
Est
plus puissant que moi, puisqu'il cache mes traits ;
Je
vous conseille de le prendre.
-
Et bien, dit le Bramin au nuage volant,
Es-tu
né pour ma fille ? - Hélas non ; car le vent
Me
chasse à son plaisir de contrée en contrée ;
Je
n'entreprendrai point sur les droits de Borée.
Le
Bramin fâché s'écria :
O
vent donc, puisque vent y a,
Viens
dans les bras de notre belle.
Il
accourait : un mont en chemin l'arrêta.
L'éteuf
passant à celui-là,
Il
le renvoie, et dit : J'aurais une querelle
Avec
le Rat ; et l'offenser
Ce
serait être fou, lui qui peut me percer.
Au
mot de Rat, la Damoiselle
Ouvrit
l'oreille ; il fut l'époux.
Un
Rat ! un Rat ; c'est de ces coups
Qu'Amour
fait, témoin telle et telle :
Mais
ceci soit dit entre nous.
On
tient toujours du lieu dont on vient. Cette Fable
Prouve
assez bien ce point : mais à la voir de près,
Quelque
peu de sophisme entre parmi ses traits :
Car
quel époux n'est point au Soleil préférable
En
s'y prenant ainsi ? Dirai-je qu'un géant
Est
moins fort qu'une puce ? elle le mord pourtant.
Le
Rat devait aussi renvoyer, pour bien faire,
La
belle au chat, le chat au chien,
Le
chien au loup. Par le moyen
De
cet argument circulaire,
Pilpay
jusqu'au Soleil eût enfin remonté ;
Le
Soleil eût joui de la jeune beauté.
Revenons,
s'il se peut, à la métempsycose :
Le
sorcier du Bramin fit sans doute une chose
Qui,
loin de la prouver, fait voir sa fausseté.
Je
prends droit là-dessus contre le Bramin même :
Car
il faut, selon son système,
Que
l'homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille
puiser son âme en un trésor commun :
Toutes
sont donc de même trempe ;
Mais
agissant diversement
Selon
l'organe seulement
L'une
s'élève, et l'autre rampe.
D'où
vient donc que ce corps si bien organisé
Ne
put obliger son hôtesse
De
s'unir au Soleil, un Rat eut sa tendresse ?
Tout
débattu, tout bien pesé,
Les
âmes des souris et les âmes des belles
Sont
très différentes entre elles.
Il
en faut revenir toujours à son destin,
C'est-à-dire,
à la loi par le Ciel établie.
Parlez
au diable, employez la magie,
Vous
ne détournerez nul être de sa fin.
IX,8
Le Fou qui vend la sagesse
Jamais
auprès des fous ne te mets à portée.
Je
ne te puis donner un plus sage conseil.
Il
n'est enseignement pareil
A
celui-là de fuir une tête éventée.
On
en voit souvent dans les cours.
Le
Prince y prend plaisir ; car ils donnent toujours
Quelque
trait aux fripons, aux sots, aux ridicules.
Un
Fol allait criant par tous les carrefours
Qu'il
vendait la Sagesse ; et les mortels crédules
De
courir à l'achat : chacun fut diligent.
On
essuyait force grimaces ;
Puis
on avait pour son argent,
Avec
un bon soufflet un fil long de deux brasses.
La
plupart s'en fâchaient ; mais que leur servait-il ?
C'étaient
les plus moqués ; le mieux était de rire,
Ou
de s'en aller, sans rien dire,
Avec
son soufflet et son fil.
De
chercher du sens à la chose,
On
se fût fait siffler ainsi qu'un ignorant.
La
raison est-elle garant
De
ce que fait un fou ? Le hasard est la cause
De
tout ce qui se passe en un cerveau blessé.
Du
fil et du soufflet pourtant embarrassé,
Un
des dupes un jour alla trouver un sage,
Qui,
sans hésiter davantage,
Lui
dit : Ce sont ici hiéroglyphes tout purs.
Les
gens bien conseillés, et qui voudront bien faire,
Entre
eux et les gens fous mettront pour l'ordinaire
La
longueur de ce fil ; sinon je les tiens sûrs
De
quelque semblable caresse.
Vous
n'êtes point trompé : ce fou vend la sagesse.
IX,9
L'Huître et les Plaideurs
Un
jour deux Pèlerins sur le sable rencontrent
Une
Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils
l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
A
l'égard de la dent il fallut contester.
L'un
se baissait déjà pour amasser la proie ;
L'autre
le pousse, et dit : Il est bon de savoir
Qui
de nous en aura la joie.
Celui
qui le premier a pu l'apercevoir
En
sera le gobeur ; l'autre le verra faire.
-
Si par là on juge l'affaire,
Reprit
son compagnon, j'ai l'oeil bon, Dieu merci.
-
Je ne l'ai pas mauvais aussi,
Dit
l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
-
Eh bien ! vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie.
Pendant
tout ce bel incident,
Perrin
Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin
fort gravement ouvre l'Huître, et la gruge,
Nos
deux Messieurs le regardant.
Ce
repas fait, il dit d'un ton de Président :
Tenez,
la cour vous donne à chacun une écaille
Sans
dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille.
Mettez
ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez
ce qu'il en reste à beaucoup de familles ;
Vous
verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et
ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.
IX,10
Le Loup et le Chien maigre
Autrefois
Carpillon fretin
Eut
beau prêcher, il eut beau dire ;
On
le mit dans la poêle à frire.
Je
fis voir que lâcher ce qu'on a dans la main,
Sous
espoir de grosse aventure,
Est
imprudence toute pure.
Le
Pêcheur eut raison ;
Carpillon
n'eut pas tort.
Chacun
dit ce qu'il peut pour défendre sa vie.
Maintenant
il faut que j'appuie
Ce
que j'avançai lors de quelque trait encor.
Certain
Loup, aussi sot que le pêcheur fut sage,
Trouvant
un Chien hors du village,
S'en
allait l'emporter ; le Chien représenta
Sa
maigreur : Jà ne plaise à votre seigneurie
De
me prendre en cet état-là ;
Attendez,
mon maître marie
Sa
fille unique. Et vous jugez
Qu'étant
de noce, il faut, malgré moi que j'engraisse.
Le
Loup le croit, le Loup le laisse.
Le
Loup, quelques jours écoulés,
Revient
voir si son Chien n'est point meilleur à prendre.
Mais
le drôle était au logis.
Il
dit au Loup par un treillis :
Ami,
je vais sortir. Et, si tu veux attendre,
Le
portier du logis et moi
Nous
serons tout à l'heure à toi.
Ce
portier du logis était un Chien énorme,
Expédiant
les Loups en forme.
Celui-ci
s'en douta. Serviteur au portier,
Dit-il
; et de courir. Il était fort agile ;
Mais
il n'était pas fort habile :
Ce
Loup ne savait pas encor bien son métier.
IX,11
Rien de trop
Je
ne vois point de créature
Se
comporter modérément.
Il
est certain tempérament
Que
le maître de la nature
Veut
que l'on garde en tout. Le fait-on ? Nullement.
Soit
en bien, soit en mal, cela n'arrive guère.
Le
blé, riche présent de la blonde Cérès
Trop
touffu bien souvent épuise les guérets ;
En
superfluités s'épandant d'ordinaire,
Et
poussant trop abondamment,
Il
ôte à son fruit l'aliment.
L'arbre
n'en fait pas moins ; tant le luxe sait plaire !
Pour
corriger le blé, Dieu permit aux moutons
De
retrancher l'excès des prodigues moissons.
Tout
au travers ils se jetèrent,
Gâtèrent
tout, et tout broutèrent,
Tant
que le Ciel permit aux Loups
D'en
croquer quelques-uns : ils les croquèrent tous ;
S'ils
ne le firent pas, du moins ils y tâchèrent.
Puis
le Ciel permit aux humains
De
punir ces derniers : les humains abusèrent
A
leur tour des ordres divins.
De
tous les animaux l'homme a le plus de pente
A
se porter dedans l'excès.
Il
faudrait faire le procès
Aux
petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui
ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont
on parle sans cesse, et qu'on n'observe point.
IX,12
Le Cierge
C'est
du séjour des Dieux que les Abeilles viennent.
Les
premières, dit-on, s'en allèrent loger
Au
mont Hymette, et se gorger
Des
trésors qu'en ce lieu les zéphirs entretiennent.
Quand
on eut des palais de ces filles du Ciel
Enlevé
l'ambroisie en leurs chambres enclose,
Ou,
pour dire en Français la chose,
Après
que les ruches sans miel
N'eurent
plus que la Cire, on fit mainte bougie ;
Maint
Cierge aussi fut façonné.
Un
d'eux voyant la terre en brique au feu durcie
Vaincre
l'effort des ans, il eut la même envie ;
Et,
nouvel Empédocle aux flammes condamné,
Par
sa propre et pure folie,
Il
se lança dedans. Ce fut mal raisonné ;
Ce
Cierge ne savait grain de Philosophie.
Tout
en tout est divers : ôtez-vous de l'esprit
Qu'aucun
être ait été composé sur le vôtre.
L'Empédocle
de Cire au brasier se fondit :
Il
n'était pas plus fou que l'autre.
IX,13
Jupiter et le Passager
O
combien le péril enrichirait les Dieux,
Si
nous nous souvenions des voeux qu'il nous fait faire !
Mais,
le péril passé, l'on ne se souvient guère
De
ce qu'on a promis aux Cieux :
On
compte seulement ce qu'on doit à la terre.
Jupiter,
dit l'impie, est un bon créancier :
Il
ne se sert jamais d'Huissier.
-
Eh ! qu'est-ce donc que le tonnerre ?
Comment
appelez-vous ces avertissements ?
Un
Passager, pendant l'orage,
Avait
voué cent boeufs au vainqueur des Titans.
Il
n'en avait pas un : vouer cent Eléphants
N'aurait
pas coûté davantage.
Il
brûla quelques os quand il fut au rivage.
Au
nez de Jupiter la fumée en monta.
Sire
Jupin, dit-il, prends mon voeu ; le voilà :
C'est
un parfum de Boeuf que ta grandeur respire.
La
fumée est ta part : je ne te dois plus rien.
Jupiter
fit semblant de rire ;
Mais
après quelques jours le Dieu l'attrapa bien,
Envoyant
un songe lui dire
Qu'un
tel trésor était en tel lieu. L'homme au voeu
Courut
au trésor comme au feu :
Il
trouva des voleurs, et n'ayant dans sa bourse
Qu'un
écu pour toute ressource,
Il
leur promit cent talents d'or,
Bien
comptés, et d'un tel trésor :
On
l'avait enterré dedans telle Bourgade.
L'endroit
parut suspect aux voleurs, de façon
Qu'à
notre prometteur l'un dit : Mon camarade,
Tu
te moques de nous, meurs, et va chez Pluton
Porter
tes cent talents en don.
IX,14
Le Chat et le Renard
Le
Chat et le Renard, comme beaux petits saints,
S'en
allaient en pèlerinage.
C'étaient
deux vrais Tartufs, deux archipatelins,
Deux
francs Patte-pelus qui, des frais du voyage,
Croquant
mainte volaille, escroquant maint fromage,
S'indemnisaient
à qui mieux mieux.
Le
chemin était long, et partant ennuyeux,
Pour
l'accourcir ils disputèrent.
La
dispute est d'un grand secours ;
Sans
elle on dormirait toujours.
Nos
pèlerins s'égosillèrent.
Ayant
bien disputé, l'on parla du prochain.
Le
Renard au Chat dit enfin :
Tu
prétends être fort habile :
En
sais-tu tant que moi ? J'ai cent ruses au sac.
-
Non, dit l'autre : je n'ai qu'un tour dans mon bissac,
Mais
je soutiens qu'il en vaut mille.
Eux
de recommencer la dispute à l'envi,
Sur
le que si, que non, tous deux étant ainsi,
Une
meute apaisa la noise.
Le
Chat dit au Renard : Fouille en ton sac, ami :
Cherche
en ta cervelle matoise
Un
stratagème sûr. Pour moi, voici le mien.
A
ces mots sur un arbre il grimpa bel et bien.
L'autre
fit cent tours inutiles,
Entra
dans cent terriers, mit cent fois en défaut
Tous
les confrères de Brifaut.
Partout
il tenta des asiles,
Et
ce fut partout sans succès :
La
fumée y pourvut, ainsi que les bassets.
Au
sortir d'un Terrier, deux chiens aux pieds agiles
L'étranglèrent
du premier bond.
Le
trop d'expédients peut gâter une affaire ;
On
perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
N'en
ayons qu'un, mais qu'il soit bon.
IX,15
Le Mari, la Femme, et le Voleur
Un
Mari fort amoureux,
Fort
amoureux de sa Femme,
Bien
qu'il fût jouissant, se croyait malheureux.
Jamais
oeillade de la Dame,
Propos
flatteur et gracieux,
Mot
d'amitié, ni doux sourire,
Déifiant
le pauvre Sire,
N'avaient
fait soupçonner qu'il fût vraiment chéri.
Je
le crois, c'était un mari.
Il
ne tint point à l'hyménée
Que
content de sa destinée
Il
n'en remerciât les Dieux ;
Mais
quoi ? Si l'amour n'assaisonne
Les
plaisirs que l'hymen nous donne,
Je
ne vois pas qu'on en soit mieux.
Notre
épouse étant donc de la sorte bâtie,
Et
n'ayant caressé son mari de sa vie,
Il
en faisait sa plainte une nuit. Un voleur
Interrompit
la doléance.
La
pauvre femme eut si grand'peur
Qu'elle
chercha quelque assurance
Entre
les bras de son époux.
Ami
Voleur, dit-il, sans toi ce bien si doux
Me
serait inconnu. Prends donc en récompense
Tout
ce qui peut chez nous être à ta bienséance ;
Prends
le logis aussi. Les voleurs ne sont pas
Gens
honteux, ni fort délicats :
Celui-ci
fit sa main. J'infère de ce conte
Que
la plus forte passion
C'est
la peur : elle fait vaincre l'aversion,
Et
l'amour quelquefois ; quelquefois il la dompte ;
J'en
ai pour preuve cet amant
Qui
brûla sa maison pour embrasser sa Dame,
L'emportant
à travers la flamme.
J'aime
assez cet emportement ;
Le
conte m'en a plu toujours infiniment :
Il
est bien d'une âme Espagnole,
Et
plus grande encore que folle.
IX,16
Le Trésor et les deux Hommes
Un
Homme n'ayant plus ni crédit, ni ressource,
Et
logeant le Diable en sa bourse,
C'est-à-dire,
n'y logeant rien,
S'imagina
qu'il ferait bien
De
se pendre, et finir lui-même sa misère,
Puisque
aussi bien sans lui la faim le viendrait faire,
Genre
de mort qui ne duit pas
A
gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans
cette intention, une vieille masure
Fut
la scène où devait se passer l'aventure.
Il
y porte une corde, et veut avec un clou
Au
haut d'un certain mur attacher le licou.
La
muraille, vieille et peu forte,
S'ébranle
aux premiers coups, tombe avec un trésor.
Notre
désespéré le ramasse, et l'emporte,
Laisse
là le licou, s'en retourne avec l'or,
Sans
compter : ronde ou non, la somme plut au sire.
Tandis
que le galant à grands pas se retire,
L'homme
au trésor arrive, et trouve son argent
Absent.
Quoi,
dit-il, sans mourir je perdrai cette somme ?
Je
ne me pendrai pas ? Et vraiment si ferai,
Ou
de corde je manquerai.
Le
lacs était tout prêt ; il n'y manquait qu'un homme :
Celui-ci
se l'attache, et se pend bien et beau.
Ce
qui le consola peut-être
Fut
qu'un autre eût pour lui fait les frais du cordeau.
Aussi
bien que l'argent le licou trouva maître.
L'avare
rarement finit ses jours sans pleurs :
Il
a le moins de part au trésor qu'il enserre,
Thésaurisant
pour les voleurs,
Pour
ses parents, ou pour la terre.
Mais
que dire du troc que la fortune fit ?
Ce
sont là de ses traits ; elle s'en divertit.
Plus
le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette
Déesse inconstante
Se
mit alors en l'esprit
De
voir un homme se pendre ;
Et
celui qui se pendit
S'y
devait le moins attendre.
IX,17
Le Singe et le Chat
Bertrand
avec Raton, l'un Singe et l'autre Chat,
Commensaux
d'un logis, avaient un commun Maître.
D'animaux
malfaisants c'était un très bon plat ;
Ils
n'y craignaient tous deux aucun, quel qu'il pût être.
Trouvait-on
quelque chose au logis de gâté,
L'on
ne s'en prenait point aux gens du voisinage.
Bertrand
dérobait tout ; Raton de son côté
Etait
moins attentif aux souris qu'au fromage.
Un
jour au coin du feu nos deux maîtres fripons
Regardaient
rôtir des marrons.
Les
escroquer était une très bonne affaire :
Nos
galands y voyaient double profit à faire,
Leur
bien premièrement, et puis le mal d'autrui.
Bertrand
dit à Raton : Frère, il faut aujourd'hui
Que
tu fasses un coup de maître.
Tire-moi
ces marrons. Si Dieu m'avait fait naître
Propre
à tirer marrons du feu,
Certes
marrons verraient beau jeu.
Aussitôt
fait que dit : Raton avec sa patte,
D'une
manière délicate,
Ecarte
un peu la cendre, et retire les doigts,
Puis
les reporte à plusieurs fois ;
Tire
un marron, puis deux, et puis trois en escroque.
Et
cependant Bertrand les croque.
Une
servante vient : adieu mes gens. Raton
N'était
pas content, ce dit-on.
Aussi
ne le sont pas la plupart de ces Princes
Qui,
flattés d'un pareil emploi,
Vont
s'échauder en des Provinces
Pour
le profit de quelque Roi.
IX,18
Le Milan et le Rossignol
Après
que le Milan, manifeste voleur,
Eut
répandu l'alarme en tout le voisinage
Et
fait crier sur lui les enfants du village,
Un
Rossignol tomba dans ses mains, par malheur.
Le
héraut du Printemps lui demande la vie :
Aussi
bien que manger en qui n'a que le son ?
Ecoutez
plutôt ma chanson ;
Je
vous raconterai Térée et son envie.
-
Qui, Térée ? est-ce un mets propre pour les Milans ?
-
Non pas ; c'était un Roi dont les feux violents
Me
firent ressentir leur ardeur criminelle :
Je
m'en vais vous en dire une chanson si belle
Qu'elle
vous ravira : mon chant plaît à chacun.
Le
Milan alors lui réplique :
Vraiment,
nous voici bien : lorsque je suis à jeun,
Tu
me viens parler de musique.
-
J'en parle bien aux rois.- Quand un roi te prendra,
Tu
peux lui conter ces merveilles.
Pour
un milan, il s'en rira :
Ventre
affamé n'a point d'oreilles.
IX,19
Le Berger et son troupeau
Quoi
? toujours il me manquera
Quelqu'un
de ce peuple imbécile !
Toujours
le Loup m'en gobera !
J'aurai
beau les compter : ils étaient plus de mille,
Et
m'ont laissé ravir notre pauvre Robin ;
Robin
mouton qui par la ville
Me
suivait pour un peu de pain,
Et
qui m'aurait suivi jusques au bout du monde.
Hélas
! de ma musette il entendait le son !
Il
me sentait venir de cent pas à la ronde.
Ah
le pauvre Robin mouton !
Quand
Guillot eut fini cette oraison funèbre
Et
rendu de Robin la mémoire célèbre.
Il
harangua tout le troupeau,
Les
chefs, la multitude, et jusqu'au moindre agneau,
Les
conjurant de tenir ferme :
Cela
seul suffirait pour écarter les Loups.
Foi
de peuple d'honneur, ils lui promirent tous
De
ne bouger non plus qu'un terme.
Nous
voulons, dirent-ils, étouffer le glouton
Qui
nous a pris Robin mouton.
Chacun
en répond sur sa tête.
Guillot
les crut, et leur fit fête.
Cependant,
devant qu'il fût nuit,
Il
arriva nouvel encombre,
Un
Loup parut ; tout le troupeau s'enfuit :
Ce
n'était pas un Loup, ce n'en était que l'ombre.
Haranguez
de méchants soldats,
Ils
promettront de faire rage ;
Mais
au moindre danger adieu tout leur courage :
Votre
exemple et vos cris ne les retiendront pas.
IX,
Discours à Madame de la Sablière
Iris,
je vous louerais, il n'est que trop aisé ;
Mais
vous avez cent fois notre encens refusé,
En
cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui
veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas
une ne s'endort à ce bruit si flatteur,
Je
ne les blâme point, je souffre cette humeur ;
Elle
est commune aux Dieux, aux Monarques, aux belles.
Ce
breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le
Nectar que l'on sert au maître du Tonnerre,
Et
dont nous enivrons tous les Dieux de la terre,
C'est
la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;
D'autres
propos chez vous récompensent ce point,
Propos,
agréables commerces,
Où
le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là
qu'en votre entretien
La
bagatelle a part : le monde n'en croit rien.
Laissons
le monde et sa croyance.
La
bagatelle, la science,
Les
chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu'il
faut de tout aux entretiens :
C'est
un parterre, où Flore épand ses biens ;
Sur
différentes fleurs l'Abeille s'y repose,
Et
fait du miel de toute chose.
Ce
fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu'en
ces Fables aussi j'entremêle des traits
De
certaine Philosophie
Subtile,
engageante, et hardie.
On
l'appelle nouvelle. En avez-vous ou non
Ouï
parler ? Ils disent donc
Que
la bête est une machine ;
Qu'en
elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul
sentiment, point d'âme, en elle tout est corps.
Telle
est la montre qui chemine,
A
pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la,
lisez dans son sein ;
Mainte
roue y tient lieu de tout l'esprit du monde.
La
première y meut la seconde,
Une
troisième suit, elle sonne à la fin.
Au
dire de ces gens, la bête est toute telle :
L'objet
la frappe en un endroit ;
Ce
lieu frappé s'en va tout droit,
Selon
nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le
sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L'impression
se fait. Mais comment se fait-elle ?
-
Selon eux, par nécessité,
Sans
passion, sans volonté.
L'animal
se sent agité
De
mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse,
joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou
quelque autre de ces états.
Mais
ce n'est point cela ; ne vous y trompez pas.
-
Qu'est-ce donc ? - Une montre. - Et nous ? - C'est autre
chose.
Voici
de la façon que Descartes l'expose ;
Descartes,
ce mortel dont on eût fait un Dieu
Chez
les Païens, et qui tient le milieu
Entre
l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et l'homme
Le
tient tel de nos gens, franche bête de somme.
Voici,
dis-je, comment raisonne cet auteur.
Sur
tous les animaux, enfants du Créateur,
J'ai
le don de penser ; et je sais que je pense.
Or
vous savez, Iris, de certaine science,
Que,
quand la bête penserait,
La
bête ne réfléchirait
Sur
l'objet ni sur sa pensée.
Descartes
va plus loin, et soutient nettement
Qu'elle
ne pense nullement.
Vous
n'êtes point embarrassée
De
le croire, ni moi. Cependant, quand aux bois
Le
bruit des cors, celui des voix,
N'a
donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu'en
vain elle a mis ses efforts
A
confondre et brouiller la voie,
L'animal
chargé d'ans, vieux Cerf, et de dix cors,
En
suppose un plus jeune, et l'oblige par force
A
présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que
de raisonnements pour conserver ses jours !
Le
retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et
le change, et cent stratagèmes
Dignes
des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort !
On
le déchire après sa mort :
Ce
sont tous ses honneurs suprêmes.
Quand
la Perdrix
Voit
ses petits
En
danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle,
Qui
ne peut fuir encor par les airs le trépas,
Elle
fait la blessée, et va traînant de l'aile,
Attirant
le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
Détourne
le danger, sauve ainsi sa famille ;
Et
puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille,
Elle
lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De
l'Homme, qui confus des yeux en vain la suit.
Non
loin du Nord il est un monde
Où
l'on sait que les habitants
Vivent
ainsi qu'aux premiers temps
Dans
une ignorance profonde :
Je
parle des humains ; car quant aux animaux,
Ils
y construisent des travaux
Qui
des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et
font communiquer l'un et l'autre rivage.
L'édifice
résiste, et dure en son entier ;
Après
un lit de bois, est un lit de mortier.
Chaque
Castor agit ; commune en est la tâche ;
Le
vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
Maint
maître d'oeuvre y court, et tient haut le bâton.
La
république de Platon
Ne
serait rien que l'apprentie
De
cette famille amphibie.
Ils
savent en hiver élever leurs maisons,
Passent
les étangs sur des ponts,
Fruit
de leur art, savant ouvrage ;
Et
nos pareils ont beau le voir,
Jusqu'à
présent tout leur savoir
Est
de passer l'onde à la nage.
Que
ces Castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,
Jamais
on ne pourra m'obliger à le croire ;
Mais
voici beaucoup plus : écoutez ce récit,
Que
je tiens d'un Roi plein de gloire.
Le
défenseur du Nord vous sera mon garant ;
Je
vais citer un prince aimé de la victoire ;
Son
nom seul est un mur à l'empire Ottoman ;
C'est
le roi polonais. Jamais un Roi ne ment.
Il
dit donc que, sur sa frontière,
Des
animaux entre eux ont guerre de tout temps :
Le
sang qui se transmet des pères aux enfants
En
renouvelle la matière.
Ces
animaux, dit-il, sont germains du Renard,
Jamais
la guerre avec tant d'art
Ne
s'est faite parmi les hommes,
Non
pas même au siècle où nous sommes.
Corps
de garde avancé, vedettes, espions,
Embuscades,
partis, et mille inventions
D'une
pernicieuse et maudite science,
Fille
du Styx, et mère des héros,
Exercent
de ces animaux
Le
bon sens et l'expérience.
Pour
chanter leurs combats, l'Achéron nous devrait
Rendre
Homère. Ah s'il le rendait,
Et
qu'il rendît aussi le rival d'Epicure !
Que
dirait ce dernier sur ces exemples-ci ?
Ce
que j'ai déjà dit, qu'aux bêtes la nature
Peut
par les seuls ressorts opérer tout ceci ;
Que
la mémoire est corporelle,
Et
que, pour en venir aux exemples divers
Que
j'ai mis en jour dans ces vers,
L'animal
n'a besoin que d'elle.
L'objet,
lorsqu'il revient, va dans son magasin
Chercher,
par le même chemin,
L'image
auparavant tracée,
Qui
sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans
le secours de la pensée,
Causer
un même événement.
Nous
agissons tout autrement,
La
volonté nous détermine,
Non
l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine ;
Je
sens en moi certain agent ;
Tout
obéit dans ma machine
A
ce principe intelligent.
Il
est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se
conçoit mieux que le corps même :
De
tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême.
Mais
comment le corps l'entend-il ?
C'est
là le point : je vois l'outil
Obéir
à la main ; mais la main, qui la guide ?
Eh
! qui guide les Cieux et leur course rapide ?
Quelque
Ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un
esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
L'impression
se fait. Le moyen, je l'ignore :
On
ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;
Et,
s'il faut en parler avec sincérité,
Descartes
l'ignorait encore.
Nous
et lui là-dessus nous sommes tous égaux.
Ce
que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux
Dont
je viens de citer l'exemple,
Cet
esprit n'agit pas, l'homme seul est son temple.
Aussi
faut-il donner à l'animal un point
Que
la plante, après tout, n'a point.
Cependant
la plante respire :
Mais
que répondra-t-on à ce que je vais dire ?
IX,
Les deux Rats, le Renard, et l'Oeuf
Deux
Rats cherchaient leur vie ; ils trouvèrent un OEuf.
Le
dîné suffisait à gens de cette espèce !
Il
n'était pas besoin qu'ils trouvassent un Boeuf.
Pleins
d'appétit, et d'allégresse,
Ils
allaient de leur oeuf manger chacun sa part,
Quand
un Quidam parut. C'était maître Renard ;
Rencontre
incommode et fâcheuse.
Car
comment sauver l'oeuf ? Le bien empaqueter,
Puis
des pieds de devant ensemble le porter,
Ou
le rouler, ou le traîner,
C'était
chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité
l'ingénieuse
Leur
fournit une invention.
Comme
ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur
étant à demi-quart de lieue,
L'un
se mit sur le dos, prit l'oeuf entre ses bras,
Puis,
malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
L'autre
le traîna par la queue.
Qu'on
m'aille soutenir après, un tel récit,
Que
les bêtes n'ont point d'esprit.
Pour
moi, si j'en étais le maître,
Je
leur en donnerais aussi bien qu'aux enfants.
Ceux-ci
pensent-ils pas dès leurs plus jeunes ans ?
Quelqu'un
peut donc penser ne se pouvant connaître.
Par
un exemple tout égal,
J'attribuerais
à l'animal
Non
point une raison selon notre manière,
Mais
beaucoup plus aussi qu'un aveugle ressort :
Je
subtiliserais un morceau de matière,
Que
l'on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence
d'atome, extrait de la lumière,
Je
ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que
le feu : car enfin, si le bois fait la flamme,
La
flamme en s'épurant peut-elle pas de l'âme
Nous
donner quelque idée, et sort-il pas de l'or
Des
entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage
Capable
de sentir, juger, rien davantage,
Et
juger imparfaitement,
Sans
qu'un Singe jamais fit le moindre argument.
A
l'égard de nous autres hommes,
Je
ferais notre lot infiniment plus fort :
Nous
aurions un double trésor ;
L'un
cette âme pareille en tout-tant que nous sommes,
Sages,
fous, enfants, idiots,
Hôtes
de l'univers, sous le nom d'animaux ;
L'autre
encore une autre âme, entre nous et les Anges
Commune
en un certain degré
Et
ce trésor à part créé
Suivrait
parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait
dans un point sans en être pressé,
Ne
finirait jamais quoique ayant commencé :
Choses
réelles, quoique étranges.
Tant
que l'enfance durerait,
Cette
fille du Ciel en nous ne paraîtrait
Qu'une
tendre et faible lumière ;
L'organe
étant plus fort, la raison percerait
Les
ténèbres de la matière,
Qui
toujours envelopperait
L'autre
âme, imparfaite et grossière.
X,
1 L'Homme et la Couleuvre
Un
Homme vit une Couleuvre.
Ah
! méchante, dit-il, je m'en vais faire une oeuvre
Agréable
à tout l'univers.
A
ces mots, l'animal pervers
(C'est
le serpent que je veux dire
Et
non l'homme : on pourrait aisément s'y tromper),
A
ces mots, le serpent, se laissant attraper,
Est
pris, mis en un sac ; et, ce qui fut le pire,
On
résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin
de le payer toutefois de raison,
L'autre
lui fit cette harangue :
Symbole
des ingrats, être bon aux méchants,
C'est
être sot, meurs donc : ta colère et tes dents
Ne
me nuiront jamais. Le Serpent, en sa langue,
Reprit
du mieux qu'il put : S'il fallait condamner
Tous
les ingrats qui sont au monde,
A
qui pourrait-on pardonner ?
Toi-même
tu te fais ton procès. Je me fonde
Sur
tes propres leçons ; jette les yeux sur toi.
Mes
jours sont en tes mains, tranche-les : ta justice,
C'est
ton utilité, ton plaisir, ton caprice ;
Selon
ces lois, condamne-moi ;
Mais
trouve bon qu'avec franchise
En
mourant au moins je te dise
Que
le symbole des ingrats
Ce
n'est point le serpent, c'est l'homme. Ces paroles
Firent
arrêter l'autre ; il recula d'un pas.
Enfin
il repartit : Tes raisons sont frivoles :
Je
pourrais décider, car ce droit m'appartient ;
Mais
rapportons-nous-en. - Soit fait, dit le reptile.
Une
Vache était là, l'on l'appelle, elle vient ;
Le
cas est proposé ; c'était chose facile :
Fallait-il
pour cela, dit-elle, m'appeler ?
La
Couleuvre a raison ; pourquoi dissimuler ?
Je
nourris celui-ci depuis longues années ;
Il
n'a sans mes bienfaits passé nulles journées ;
Tout
n'est que pour lui seul ; mon lait et mes enfants
Le
font à la maison revenir les mains pleines ;
Même
j'ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient
altérée, et mes peines
Ont
pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin
me voilà vieille ; il me laisse en un coin
Sans
herbe ; s'il voulait encor me laisser paître !
Mais
je suis attachée ; et si j'eusse eu pour maître
Un
serpent, eût-il su jamais pousser si loin
L'homme,
tout étonné d'une telle sentence,
Dit
au Serpent : Faut-il croire ce qu'elle dit ?
C'est
une radoteuse ; elle a perdu l'esprit.
Croyons
ce Boeuf. - Croyons, dit la rampante bête.
Ainsi
dit, ainsi fait. Le Boeuf vient à pas lents.
Quand
il eut ruminé tout le cas en sa tête,
Il
dit que du labeur des ans
Pour
nous seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant
sans cesser ce long cercle de peines
Qui,
revenant sur soi, ramenait dans nos plaines
Ce
que Cérès nous donne, et vend aux animaux ;
Que
cette suite de travaux
Pour
récompense avait, de tous tant que nous sommes,
Force
coups, peu de gré ; puis, quand il était vieux,
On
croyait l'honorer chaque fois que les hommes
Achetaient
de son sang l'indulgence des Dieux.
Ainsi
parla le Boeuf. L'Homme dit : Faisons taire
Cet
ennuyeux déclamateur ;
Il
cherche de grands mots, et vient ici se faire,
Au
lieu d'arbitre, accusateur.
Je
le récuse aussi. L'arbre étant pris pour juge,
Ce
fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre
le chaud, la pluie, et la fureur des vents ;
Pour
nous seuls il ornait les jardins et les champs.
L'ombrage
n'était pas le seul bien qu'il sût faire ;
Il
courbait sous les fruits ; cependant pour salaire
Un
rustre l'abattait, c'était là son loyer,
Quoique
pendant tout l'an libéral il nous donne
Ou
des fleurs au Printemps, ou du fruit en Automne ;
L'ombre
l'Eté, l'Hiver les plaisirs du foyer.
Que
ne l'émondait-on, sans prendre la cognée ?
De
son tempérament il eût encor vécu.
L'Homme
trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu,
Voulut
à toute force avoir cause gagnée.
Je
suis bien bon, dit-il, d'écouter ces gens-là.
Du
sac et du serpent aussitôt il donna
Contre
les murs, tant qu'il tua la bête.
On
en use ainsi chez les grands.
La
raison les offense ; ils se mettent en tête
Que
tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,
Et
serpents.
Si
quelqu'un desserre les dents,
C'est
un sot. - J'en conviens. Mais que faut-il donc faire ?
-
Parler de loin, ou bien se taire.
X,
2 La Tortue et les deux Canards
Une
Tortue était, à la tête légère,
Qui,
lasse de son trou, voulut voir le pays,
Volontiers
on fait cas d'une terre étrangère :
Volontiers
gens boiteux haïssent le logis.
Deux
Canards à qui la commère
Communiqua
ce beau dessein,
Lui
dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire :
Voyez-vous
ce large chemin ?
Nous
vous voiturerons, par l'air, en Amérique,
Vous
verrez mainte République,
Maint
Royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des
différentes moeurs que vous remarquerez.
Ulysse
en fit autant. On ne s'attendait guère
De
voir Ulysse en cette affaire.
La
Tortue écouta la proposition.
Marché
fait, les oiseaux forgent une machine
Pour
transporter la pèlerine.
Dans
la gueule en travers on lui passe un bâton.
Serrez
bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise.
Puis
chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La
Tortue enlevée on s'étonne partout
De
voir aller en cette guise
L'animal
lent et sa maison,
Justement
au milieu de l'un et l'autre Oison.
Miracle,
criait-on. Venez voir dans les nues
Passer
la Reine des Tortues.
-
La Reine. Vraiment oui. Je la suis en effet ;
Ne
vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De
passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car
lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle
tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son
indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence,
babil, et sotte vanité,
Et
vaine curiosité,
Ont
ensemble étroit parentage.
Ce
sont enfants tous d'un lignage.
X,
3 Les Poissons et le Cormoran
Il
n'était point d'étang dans tout le voisinage
Qu'un
Cormoran n'eût mis à contribution.
Viviers
et réservoirs lui payaient pension.
Sa
cuisine allait bien : mais, lorsque le long âge
Eut
glacé le pauvre animal,
La
même cuisine alla mal.
Tout
Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le
nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,
N'ayant
ni filets ni réseaux,
Souffrait
une disette extrême.
Que
fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,
Lui
fournit celui-ci. Sur le bord d'un Etang
Cormoran
vit une Ecrevisse.
Ma
commère, dit-il, allez tout à l'instant
Porter
un avis important
A
ce peuple. Il faut qu'il périsse :
Le
maître de ce lieu dans huit jours pêchera.
L'Ecrevisse
en hâte s'en va
Conter
le cas : grande est l'émute.
On
court, on s'assemble, on députe
A
l'Oiseau : Seigneur Cormoran,
D'où
vous vient cet avis ? Quel est votre garand ?
Etes-vous
sûr de cette affaire ?
N'y
savez-vous remède ? Et qu'est-il bon de faire ?
-
Changer de lieu, dit-il. - Comment le ferons-nous ?
-
N'en soyez point en soin : je vous porterai tous,
L'un
après l'autre, en ma retraite.
Nul
que Dieu seul et moi n'en connaît les chemins :
Il
n'est demeure plus secrète.
Un
Vivier que nature y creusa de ses mains,
Inconnu
des traîtres humains,
Sauvera
votre république.
On
le crut. Le peuple aquatique
L'un
après l'autre fut porté
Sous
ce rocher peu fréquenté.
Là
Cormoran le bon apôtre,
Les
ayant mis en un endroit
Transparent,
peu creux, fort étroit,
Vous
les prenait sans peine, un jour l'un, un jour l'autre.
Il
leur apprit à leurs dépens
Que
l'on ne doit jamais avoir de confiance
En
ceux qui sont mangeurs de gens.
Ils
y perdirent peu, puisque l'humaine engeance
En
aurait aussi bien croqué sa bonne part ;
Qu'importe
qui vous mange ? homme ou loup ; toute panse
Me
paraît une à cet égard ;
Un
jour plus tôt, un jour plus tard,
Ce
n'est pas grande différence.
X,
4 L'Enfouisseur et son Compère
Un
Pinsemaille avait tant amassé
Qu'il
ne savait où loger sa finance.
L'avarice,
compagne et soeur de l'ignorance,
Le
rendait fort embarrassé
Dans
le choix d'un dépositaire ;
Car
il en voulait un, et voici sa raison :
L'objet
tente ; il faudra que ce monceau s'altère,
Si
je le laisse à la maison ;
Moi-même
de mon bien je serai le larron.
Le
larron, Quoi jouir, c'est se voler soi-même !
Mon
ami, j'ai pitié de ton erreur extrême ;
Apprends
de moi cette leçon :
Le
bien n'est bien qu'en tant que l'on s'en peut défaire.
Sans
cela c'est un mal. Veux-tu le réserver
Pour
un âge et des temps qui n'en ont plus que faire ?
La
peine d'acquérir, le soin de conserver,
Otent
le prix à l'or, qu'on croit si nécessaire.
Pour
se décharger d'un tel soin,
Notre
homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin ;
Il
aima mieux la terre, et prenant son compère,
Celui-ci
l'aide. Ils vont enfouir le trésor.
Au
bout de quelque temps, l'homme va voir son or :
Il
ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant
à bon droit le compère, il va vite
Lui
dire : Apprêtez-vous ; car il me reste encor
Quelques
deniers : je veux les joindre à l'autre masse.
Le
compère aussitôt va remettre en sa place
L'argent
volé, prétendant bien
Tout
reprendre à la fois sans qu'il y manquât rien.
Mais,
pour ce coup, l'autre fut sage :
Il
retint tout chez lui, résolu de jouir,
Plus
n'entasser, plus n'enfouir ;
Et
le pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa
tomber de sa hauteur.
Il
n'est pas malaisé de tromper un trompeur.
X,
5 Le Loup et les Bergers
Un
Loup rempli d'humanité
(S'il
en est de tels dans le monde)
Fit
un jour sur sa cruauté,
Quoiqu'il
ne l'exerçât que par nécessité,
Une
réflexion profonde.
Je
suis haï, dit-il, et de qui ? De chacun.
Le
Loup est l'ennemi commun :
Chiens,
chasseurs, villageois, s'assemblent pour sa perte.
Jupiter
est là-haut étourdi de leurs cris ;
C'est
par là que de loups l'Angleterre est déserte :
On
y mit notre tête à prix.
Il
n'est hobereau qui ne fasse
Contre
nous tels bans publier ;
Il
n'est marmot osant crier
Que
du Loup aussitôt sa mère ne menace.
Le
tout pour un Ane rogneux,
Pour
un Mouton pourri, pour quelque Chien hargneux,
Dont
j'aurai passé mon envie.
Et
bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;
Paissons
l'herbe, broutons ; mourons de faim plutôt.
Est-ce
une chose si cruelle ?
Vaut-il
mieux s'attirer la haine universelle ?
Disant
ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
Mangeants
un agneau cuit en broche.
Oh,
oh, dit-il, je me reproche
Le
sang de cette gent. Voilà ses gardiens
S'en
repaissants, eux et leurs chiens ;
Et
moi, Loup, j'en ferai scrupule ?
Non,
par tous les Dieux. Non. Je serais ridicule.
Thibaut
l'agnelet passera
Sans
qu'à la broche je le mette ;
Et
non seulement lui, mais la mère qu'il tette,
Et
le père qui l'engendra.
Ce
Loup avait raison. Est-il dit qu'on nous voie
Faire
festin de toute proie,
Manger
les animaux, et nous les réduirons
Aux
mets de l'âge d'or autant que nous pourrons ?
Ils
n'auront ni croc ni marmite ?
Bergers,
bergers, le loup n'a tort
Que
quand il n'est pas le plus fort :
Voulez-vous
qu'il vive en ermite ?
X,
6 L'Araignée et l'Hirondelle
O
Jupiter, qui sus de ton cerveau,
Par
un secret d'accouchement nouveau,
Tirer
Pallas, jadis mon ennemie,
Entends
ma plainte une fois en ta vie.
Progné
me vient enlever les morceaux ;
Caracolant,
frisant l'air et les eaux,
Elle
me prend mes mouches à ma porte :
Miennes
je puis les dire ; et mon réseau
En
serait plein sans ce maudit oiseau :
Je
l'ai tissu de matière assez forte.
Ainsi,
d'un discours insolent,
Se
plaignait l'Araignée autrefois tapissière,
Et
qui, lors étant filandière,
Prétendait
enlacer tout insecte volant.
La
soeur de Philomèle, attentive à sa proie,
Malgré
le bestion happait mouches dans l'air,
Pour
ses petits, pour elle, impitoyable joie,
Que
ses enfants gloutons, d'un bec toujours ouvert,
D'un
ton demi-formé, bégayante couvée,
Demandaient
par des cris encore mal entendus.
La
pauvre Aragne n'ayant plus
Que
la tête et les pieds, artisans superflus,
Se
vit elle-même enlevée.
L'Hirondelle,
en passant, emporta toile, et tout,
Et
l'animal pendant au bout.
Jupin
pour chaque état mit deux tables au monde.
L'adroit,
le vigilant, et le fort sont assis
A
la première ; et les petits
Mangent
leur reste à la seconde.
X,
7 La Perdrix et les Coqs
Parmi
de certains Coqs incivils, peu galants,
Toujours
en noise et turbulents,
Une
Perdrix était nourrie.
Son
sexe et l'hospitalité,
De
la part de ces Coqs peuple à l'amour porté
Lui
faisaient espérer beaucoup d'honnêteté :
Ils
feraient les honneurs de la ménagerie.
Ce
peuple cependant, fort souvent en furie,
Pour
la Dame étrangère ayant peu de respec,
Lui
donnait fort souvent d'horribles coups de bec.
D'abord
elle en fut affligée ;
Mais
sitôt qu'elle eut vu cette troupe enragée
S'entre-battre
elle-même, et se percer les flancs,
Elle
se consola : Ce sont leurs moeurs, dit-elle,
Ne
les accusons point ; plaignons plutôt ces gens.
Jupiter
sur un seul modèle
N'a
pas formé tous les esprits :
Il
est des naturels de Coqs et de Perdrix.
S'il
dépendait de moi, je passerais ma vie
En
plus honnête compagnie.
Le
maître de ces lieux en ordonne autrement.
Il
nous prend avec des tonnelles,
Nous
loge avec des Coqs, et nous coupe les ailes :
C'est
de l'homme qu'il faut se plaindre seulement.
X,
8 Le Chien à qui on a coupé les oreilles
Qu'ai-je
fait pour me voir ainsi
Mutilé
par mon propre maître ?
Le
bel état où me voici !
Devant
les autres Chiens oserai-je paraître ?
O
rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui
vous ferait choses pareilles ?
Ainsi
criait Mouflar, jeune dogue ; et les gens
Peu
touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venaient
de lui couper sans pitié les oreilles.
Mouflar
y croyait perdre ; il vit avec le temps
Qu'il
y gagnait beaucoup ; car étant de nature
A
piller ses pareils, mainte mésaventure
L'aurait
fait retourner chez lui
Avec
cette partie en cent lieux altérée :
Chien
hargneux a toujours l'oreille déchirée.
Le
moins qu'on peut laisser de prise aux dents d'autrui
C'est
le mieux. Quand on n'a qu'un endroit à défendre,
On
le munit de peur d'esclandre :
Témoin
maître Mouflar armé d'un gorgerin,
Du
reste ayant d'oreille autant que sur ma main ;
Un
Loup n'eût su par où le prendre.
X,
9 Le Berger et le Roi
Deux
démons à leur gré partagent notre vie,
Et
de son patrimoine ont chassé la raison.
Je
ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie.
Si
vous me demandez leur état et leur nom,
J'appelle
l'un Amour, et l'autre Ambition.
Cette
dernière étend le plus loin son empire ;
Car
même elle entre dans l'amour.
Je
le ferais bien voir ; mais mon but est de dire
Comme
un Roi fit venir un Berger à sa Cour.
Le
conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.
Ce
Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien
broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce
aux soins du Berger, de très notables sommes.
Le
Berger plut au Roi par ces soins diligents.
Tu
mérites, dit-il, d'être Pasteur de gens ;
Laisse
là tes moutons, viens conduire des hommes.
Je
te fais Juge Souverain.
Voilà
notre Berger la balance à la main.
Quoiqu'il
n'eût guère vu d'autres gens qu'un Hermite,
Son
troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c'est tout,
Il
avait du bon sens ; le reste vient ensuite.
Bref,
il en vint fort bien à bout.
L'Hermite
son voisin accourut pour lui dire :
Veillé-je
? et n'est-ce point un songe que je vois ?
Vous
favori ! vous grand ! Défiez-vous des Rois :
Leur
faveur est glissante, on s'y trompe ; et le pire
C'est
qu'il en coûte cher ; de pareilles erreurs
Ne
produisent jamais que d'illustres malheurs.
Vous
ne connaissez pas l'attrait qui vous engage.
Je
vous parle en ami. Craignez tout. L'autre rit,
Et
notre Hermite poursuivit :
Voyez
combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je
crois voir cet Aveugle à qui dans un voyage
Un
serpent engourdi de froid
Vint
s'offrir sous la main : il le prit pour un fouet.
Le
sien s'était perdu, tombant de sa ceinture.
Il
rendait grâce au Ciel de l'heureuse aventure,
Quand
un passant cria : Que tenez-vous, ô Dieux !
Jetez
cet animal traître et pernicieux,
Ce
Serpent. - C'est un fouet . - C'est un Serpent, vous
dis-je.
A
me tant tourmenter quel intérêt m'oblige ?
Prétendez-vous
garder ce trésor ? - Pourquoi non ?
Mon
fouet était usé ; j'en retrouve un fort bon ;
Vous
n'en parlez que par envie.
L'aveugle
enfin ne le crut pas ;
Il
en perdit bientôt la vie.
L'animal
dégourdi piqua son homme au bras.
Quant
à vous, j'ose vous prédire
Qu'il
vous arrivera quelque chose de pire.
-
Eh ! que me saurait-il arriver que la mort ?
-
Mille dégoûts viendront, dit le Prophète Hermite.
Il
en vint en effet ; l'Hermite n'eut pas tort.
Mainte
peste de Cour fit tant, par maint ressort,
Que
la candeur du Juge, ainsi que son mérite,
Furent
suspects au Prince. On cabale, on suscite
Accusateurs,
et gens grevés par ses arrêts.
De
nos biens, dirent-ils, il s'est fait un Palais.
Le
Prince voulut voir ces richesses immenses ;
Il
ne trouva partout que médiocrité,
Louanges
du désert et de la pauvreté ;
C'étaient
là ses magnificences.
Son
fait, dit-on, consiste en des pierres de prix.
Un
grand coffre en est plein, fermé de dix serrures.
Lui-même
ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous
les machineurs d'impostures.
Le
coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L'habit
d'un gardeur de troupeaux,
Petit
chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et,
je pense, aussi sa musette.
Doux
trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais
N'attirâtes
sur vous l'envie et le mensonge,
Je
vous reprends ; sortons de ces riches Palais
Comme
l'on sortirait d'un songe.
Sire,
pardonnez-moi cette exclamation.
J'avais
prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je
m'y suis trop complu ; mais qui n'a dans la tête
Un
petit grain d'ambition ?
X,
10 Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte
Tircis,
qui pour la seule Annette
Faisait
résonner les accords
D'une
voix et d'une musette
Capables
de toucher les morts,
Chantait
un jour le long des bords
D'une
onde arrosant des prairies,
Dont
Zéphire habitait les campagnes fleuries.
Annette
cependant à la ligne pêchait ;
Mais
nul poisson ne s'approchait.
La
Bergère perdait ses peines.
Le
Berger qui par ses chansons,
Eût
attiré des inhumaines,
Crut,
et crut mal, attirer des poissons.
Il
leur chanta ceci : Citoyens de cette onde,
Laissez
votre Naïade en sa grotte profonde.
Venez
voir un objet mille fois plus charmant.
Ne
craignez point d'entrer aux prisons de la Belle :
Ce
n'est qu'à nous qu'elle est cruelle :
Vous
serez traités doucement,
On
n'en veut point à votre vie :
Un
vivier vous attend, plus clair que fin cristal.
Et,
quand à quelques-uns l'appât serait fatal,
Mourir
des mains d'Annette est un sort que j'envie.
Ce
discours éloquent ne fit pas grand effet :
L'auditoire
était sourd aussi bien que muet.
Tircis
eut beau prêcher : ses paroles miellées
S'en
étant aux vents envolées,
Il
tendit un long rets. Voilà les poissons pris,
Voilà
les poissons mis aux pieds de la Bergère.
O
vous Pasteurs d'humains et non pas de brebis,
Rois,
qui croyez gagner par raisons les esprits
D'une
multitude étrangère,
Ce
n'est jamais par là que l'on en vient à bout ;
Il
y faut une autre manière :
Servez-vous
de vos rets, la puissance fait tout.
X,
11 Les deux Perroquets, le Roi, et son fils
Deux
Perroquets, l'un père et l'autre fils,
Du
rôt d'un Roi faisaient leur ordinaire.
Deux
demi-dieux, l'un fils et l'autre père,
De
ces oiseaux. faisaient leurs favoris.
L'âge
liait une amitié sincère
Entre
ces gens : les deux pères s'aimaient ;
Les
deux enfants, malgré leur coeur frivole,
L'un
avec l'autre aussi s'accoutumaient,
Nourris
ensemble, et compagnons d'école.
C'était
beaucoup d'honneur au jeune Perroquet ;
Car
l'enfant était Prince, et son père Monarque.
Par
le tempérament que lui donna la parque,
Il
aimait les oiseaux. Un Moineau fort coquet,
Et
le plus amoureux de toute la Province,
Faisait
aussi sa part des délices du Prince.
Ces
deux rivaux un jour ensemble se jouants,
Comme
il arrive aux jeunes gens,
Le
jeu devint une querelle.
Le
Passereau, peu circonspec,
S'attira
de tels coups de bec,
Que,
demi-mort et traînant l'aile,
On
crut qu'il n'en pourrait guérir
Le
Prince indigné fit mourir
Son
Perroquet. Le bruit en vint au père.
L'infortuné
vieillard crie et se désespère,
Le
tout en vain ; ses cris sont superflus ;
L'oiseau
parleur est déjà dans la barque ;
Pour
dire mieux, l'Oiseau ne parlant plus
Fait
qu'en fureur sur le fils du Monarque
Son
père s'en va fondre, et lui crève les yeux.
Il
se sauve aussitôt, et choisit pour asile
Le
haut d'un Pin. Là dans le sein des Dieux
Il
goûte sa vengeance en lieu sûr et tranquille.
Le
Roi lui-même y court, et dit pour l'attirer :
Ami,
reviens chez moi : que nous sert de pleurer ?
Haine,
vengeance, et deuil, laissons tout à la porte.
Je
suis contraint de déclarer,
Encor
que ma douleur soit forte,
Que
le tort vient de nous : mon fils fut l'agresseur.
Mon
fils ! non. C'est le sort qui du coup est l'auteur.
La
Parque avait écrit de tout temps en son livre
Que
l'un de nos enfants devait cesser de vivre,
L'autre
de voir, par ce malheur.
Consolons-nous
tous deux, et reviens dans ta cage.
Le
Perroquet dit : Sire Roi,
Crois-tu
qu'après un tel outrage
Je
me doive fier à toi ?
Tu
m'allègues le sort : prétends-tu par ta foi
Me
leurrer de l'appât d'un profane langage ?
Mais
que la providence ou bien que le destin
Règle
les affaires du monde
Il
est écrit là-haut qu'au faîte de ce pin
Ou
dans quelque Forêt profonde,
J'achèverai
mes jours loin du fatal objet
Qui
doit t'être un juste sujet
De
haine et de fureur. Je sais que la vengeance
Est
un morceau de Roi, car vous vivez en Dieux.
Tu
veux oublier cette offense :
Je
le crois : cependant il me faut pour le mieux
Eviter
ta main et tes yeux.
Sire
Roi mon ami, va-t'en, tu perds ta peine ;
Ne
me parle point de retour ;
L'absence
est aussi bien un remède à la haine
Qu'un
appareil contre l'amour.
X,
12 La Lionne et l'Ourse
Mère
Lionne avait perdu son fan.
Un
chasseur l'avait pris. La pauvre infortunée
Poussait
un tel rugissement
Que
toute la Forêt était importunée.
La
nuit ni son obscurité,
Son
silence et ses autres charmes,
De
la Reine des bois n'arrêtait les vacarmes
Nul
animal n'était du sommeil visité.
L'Ourse
enfin lui dit : Ma commère,
Un
mot sans plus ; tous les enfants
Qui
sont passés entre vos dents
N'avaient-ils
ni père ni mère ?
-
Ils en avaient. - S'il est ainsi,
Et
qu'aucun de leur mort n'ait nos têtes rompues,
Si
tant de mères se sont tues,
Que
ne vous taisez-vous aussi ?
-
Moi me taire ! moi, malheureuse !
Ah
j'ai perdu mon fils ! Il me faudra traîner
Une
vieillesse douloureuse !
-
Dites-moi, qui vous force à vous y condamner ?
-
Hélas ! c'est le Destin qui me hait. Ces paroles
Ont
été de tout temps en la bouche de tous.
Misérables
humains, ceci s'adresse à vous :
Je
n'entends résonner que des plaintes frivoles.
Quiconque
en pareil cas se croit haï des Cieux,
Qu'il
considère Hécube, il rendra grâce aux Dieux.
X,
13 Les deux Aventuriers et le Talisman
Aucun
chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Je
n'en veux pour témoin qu'Hercule et ses travaux.
Ce
Dieu n'a guère de rivaux :
J'en
vois peu dans la Fable, encor moins dans l'Histoire.
En
voici pourtant un que de vieux Talismans
Firent
chercher fortune au pays des Romans.
Il
voyageait de compagnie.
Son
camarade et lui trouvèrent un poteau
Ayant
au haut cet écriteau :
Seigneur
aventurier, s'il te prend quelque envie
De
voir ce que n'a vu nul Chevalier errant,
Tu
n'as qu'à passer ce torrent ;
Puis,
prenant dans tes bras un Eléphant de pierre
Que
tu verras couché par terre,
Le
porter, d'une haleine, au sommet de ce mont,
Qui
menace les Cieux de son superbe front.
L'un
des deux chevaliers saigna du nez. Si l'onde
Est
rapide autant que profonde,
Dit-il,
et supposé qu'on la puisse passer,
Pourquoi
de l'Eléphant s'aller embarrasser ?
Quelle
ridicule entreprise !
Le
sage l'aura fait par tel art et de guise
Qu'on
le pourra porter peut-être quatre pas ;
Mais
jusqu'au haut du mont, d'une haleine, il n'est pas
Au
pouvoir d'un mortel, à moins que la figure
Ne
soit d'un Eléphant nain, pygmée, avorton,
Propre
à mettre au bout d'un bâton :
Auquel
cas, où l'honneur d'une telle aventure ?
On
nous veut attraper dedans cette écriture :
Ce
sera quelque énigme à tromper un enfant. .
Le
raisonneur parti, l'aventureux se lance,
Les
yeux clos, à travers cette eau.
Ni
profondeur ni violence
Ne
purent l'arrêter, et, selon l'écriteau,
Il
vit son Eléphant couché sur l'autre rive.
Il
le prend, il l'emporte, au haut du mont arrive,
Rencontre
une esplanade, et puis une cité.
Un
cri par l'Eléphant est aussitôt jeté :
Le
peuple aussitôt sort en armes.
Tout
autre Aventurier au bruit de ces alarmes
Aurait
fui : celui-ci loin de tourner le dos
Veut
vendre au moins sa vie, et mourir en Héros.
Il
fut tout étonné d'ouïr cette cohorte
Le
proclamer Monarque au lieu de son Roi mort.
Il
ne se fit prier que de la bonne sorte,
Encor
que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.
Sixte
en disait autant quand on le fit saint Père.
(Serait-ce
bien une misère
Que
d'être Pape ou d'être Roi ?)
On
reconnut bientôt son peu de bonne foi.
Fortune
aveugle suit aveugle hardiesse.
Le
sage quelquefois fait bien d'exécuter,
Avant
que de donner le temps à la sagesse
D'envisager
le fait, et sans la consulter.
X,
14 Discours à Monsieur le Duc de La Rochefoucault
Je
me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L'homme
agit et qu'il se comporte
En
mille occasions, comme les animaux :
Le
Roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts
Que
ses sujets, et la nature
A
mis dans chaque créature
Quelque
grain d'une masse où puisent les esprits :
J'entends
les esprits corps, et pétris de matière.
Je
vais prouver ce que je dis.
A
l'heure de l'affût, soit lorsque la lumière
Précipite
ses traits dans l'humide séjour,
Soit
lorsque le Soleil rentre dans sa carrière,
Et
que, n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour,
Au
bord de quelque bois sur un arbre je grimpe ;
Et
nouveau Jupiter du haut de cet olympe,
Je
foudroie, à discrétion,
Un
lapin qui n'y pensait guère.
Je
vois fuir aussitôt toute la nation
Des
lapins qui sur la bruyère,
L'oeil
éveillé, l'oreille au guet,
S'égayaient,
et de thym parfumaient leur banquet.
Le
bruit du coup fait que la bande
S'en
va chercher sa sûreté
Dans
la souterraine cité ;
Mais
le danger s'oublie, et cette peur si grande
S'évanouit
bientôt. Je revois les lapins
Plus
gais qu'auparavant revenir sous mes mains.
Ne
reconnaît-on pas en cela les humains ?
Dispersés
par quelque orage,
A
peine ils touchent le port
Qu'ils
vont hasarder encor
Même
vent, même naufrage.
Vrais
lapins, on les revoit
Sous
les mains de la fortune.
Joignons
à cet exemple une chose commune.
Quand
des chiens étrangers passent par quelque endroit,
Qui
n'est pas de leur détroit,
Je
laisse à penser quelle fête.
Les
chiens du lieu n'ayants en tête
Qu'un
intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Vous
accompagnent ces passants
Jusqu'aux
confins du territoire.
Un
intérêt de biens, de grandeur, et de gloire,
Aux
Gouverneurs d'Etats, à certains courtisans,
A
gens de tous métiers en fait tout autant faire.
On
nous voit tous, pour l'ordinaire,
Piller
le survenant, nous jeter sur sa peau.
La
coquette et l'auteur sont de ce caractère ;
Malheur
à l'écrivain nouveau.
Le
moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau,
C'est
le droit du jeu, c'est l'affaire.
Cent
exemples pourraient appuyer mon discours ;
Mais
les ouvrages les plus courts
Sont
toujours les meilleurs. En cela j'ai pour guides
Tous
les maîtres de l'art, et tiens qu'il faut laisser
Dans
les plus beaux sujets quelque chose à penser :
Ainsi
ce discours doit cesser.
Vous
qui m'avez donné ce qu'il a de solide,
Et
dont la modestie égale la grandeur,
Qui
ne pûtes jamais écouter sans pudeur
La
louange la plus permise,
La
plus juste et la mieux acquise,
Vous
enfin dont à peine ai-je encore obtenu
Que
votre nom reçût ici quelques hommages,
Du
temps et des censeurs défendant mes ouvrages,
Comme
un nom qui, des ans et des peuples connu,
Fait
honneur à la France, en grands noms plus féconde
Qu'aucun
climat de l'Univers,
Permettez-moi
du moins d'apprendre à tout le monde
Que
vous m'avez donné le sujet de ces Vers.
X,
15 Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre, et le Fils de
roi
Quatre
chercheurs de nouveaux mondes,
Presque
nus échappés à la fureur des ondes,
Un
Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de Roi,
Réduits
au sort de Bélisaire,
Demandaient
aux passants de quoi
Pouvoir
soulager leur misère.
De
raconter quel sort les avait assemblés,
Quoique
sous divers points tous quatre ils fussent nés,
C'est
un récit de longue haleine.
Ils
s'assirent enfin au bord d'une fontaine.
Là
le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le
prince s'étendit sur le malheur des grands.
Le
Pâtre fut d'avis qu'éloignant la pensée
De
leur aventure passée,
Chacun
fit de son mieux et s'appliquât au soin
De
pourvoir au commun besoin.
La
plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme ?
Travaillons
! c'est de quoi nous mener jusqu'à Rome.
Un
Pâtre ainsi parler ! Ainsi parler ; croit-on
Que
le Ciel n'ait donné qu'aux têtes couronnées
De
l'esprit et de la raison,
Et
que de tout berger, comme de tout mouton,
Les
connaissances soient bornées ?
L'avis
de celui-ci fut d'abord trouvé bon
Par
les trois échoués au bord de l'Amérique.
L'un
(c'était le Marchand) savait l'arithmétique :
A
tant par mois, dit-il, j'en donnerai leçon.
-
J'enseignerai la politique,
Reprit
le Fils de roi. Le Noble poursuivit :
Moi,
je sais le blason ; j'en veux tenir école :
Comme
si devers l'Inde, on eût eu dans l'esprit
La
sotte vanité de ce jargon frivole.
Le
Pâtre dit : Amis, vous parlez bien ; mais quoi !
Le
mois a trente jours ; jusqu'à cette échéance
Jeûnerons-nous,
par votre foi ?
Vous
me donnez une espérance
Belle,
mais éloignée ; et cependant j'ai faim.
Qui
pourvoira de nous au dîner de demain ?
Ou
plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous,
dites-moi, le souper d'aujourd'hui ?
Avant
tout autre, c'est celui
Dont
il s'agit : votre science
Est
courte là-dessus : ma main y suppléera.
A
ces mots, le Pâtre s'en va
Dans
un bois : il y fit des fagots dont la vente
Pendant
cette journée et pendant la suivante,
Empêcha
qu'un long jeûne à la fin ne fit tant
Qu'ils
allassent là-bas exercer leur talent.
Je
conclus de cette aventure
Qu'il
ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours,
Et
grâce aux dons de la nature,
La
main est le plus sûr et le plus prompt secours.
XI,
1 Le Lion
Sultan
Léopard autrefois
Eut,
ce dit-on, par mainte aubaine,
Force
boeufs dans ses prés, force Cerfs dans ses bois,
Force
moutons parmi la plaine.
Il
naquit un Lion dans la forêt prochaine.
Après
les compliments et d'une et d'autre part,
Comme
entre grands il se pratique,
Le
Sultan fit venir son Vizir le Renard,
Vieux
routier, et bon politique.
Tu
crains, ce lui dit-il, Lionceau mon voisin ;
Son
père est mort, que peut-il faire ?
Plains
plutôt le pauvre orphelin.
Il
a chez lui plus d'une affaire,
Et
devra beaucoup au destin
S'il
garde ce qu'il a, sans tenter de conquête.
Le
Renard dit, branlant la tête :
Tels
orphelins, Seigneur, ne me font point pitié :
Il
faut de celui-ci conserver l'amitié,
Ou
s'efforcer de le détruire,
Avant
que la griffe et la dent
Lui
soit crue, et qu'il soit en état de nous nuire.
N'y
perdez pas un seul moment.
J'ai
fait son horoscope : il croîtra par la guerre ;
Ce
sera le meilleur Lion
Pour
ses amis qui soit sur terre :
Tâchez
donc d'en être, sinon
Tâchez
de l'affaiblir. La harangue fut vaine.
Le
Sultan dormait lors ; et dedans son domaine
Chacun
dormait aussi, bêtes, gens : tant qu'enfin
Le
Lionceau devient vrai Lion. Le tocsin
Sonne
aussitôt sur lui, l'alarme se promène
De
toutes parts ; et le Vizir,
Consulté
là-dessus dit avec un soupir :
Pourquoi
l'irritez-vous ? La chose est sans remède.
En
vain nous appelons mille gens à notre aide :
Plus
ils sont, plus il coûte ; et je ne les tiens bons
Qu'à
manger leur part des moutons.
Apaisez
le Lion : seul il passe en puissance
Ce
monde d'alliés vivants sur notre bien.
Le
Lion en a trois qui ne lui coûtent rien,
Son
courage, sa force, avec sa vigilance.
Jetez-lui
promptement sous la griffe un mouton :
S'il
n'en est pas content, jetez-en davantage.
Joignez-y
quelque boeuf : choisissez pour ce don
Tout
le plus gras du pâturage.
Sauvez
le reste ainsi. Ce conseil ne plut pas.
Il
en prit mal ; et force états
Voisins
du Sultan en pâtirent :
Nul
n'y gagna, tous y perdirent.
Quoi
que fût ce monde ennemi,
Celui
qu'ils craignaient fut le maître.
Proposez-vous
d'avoir le Lion pour ami,
Si
vous voulez le laisser craître.
XI,
2 Les Dieux voulant instruire un fils de Jupiter
Pour
Monseigneur le duc de Maine
Jupiter
eut un fils, qui, se sentant du lieu
Dont
il tirait son origine,
Avait
l'âme toute divine.
L'enfance
n'aime rien : celle du jeune Dieu
Faisait
sa principale affaire
Des
doux soins d'aimer et de plaire.
En
lui l'amour et la raison
Devancèrent
le temps, dont les ailes légères
N'amènent
que trop tôt, hélas ! chaque saison.
Flore
aux regards riants, aux charmantes manières,
Toucha
d'abord le coeur du jeune Olympien.
Ce
que la passion peut inspirer d'adresse,
Sentiments
délicats et remplis de tendresse,
Pleurs,
soupirs, tout en fut : bref, il n'oublia rien.
Le
fils de Jupiter devait par sa naissance
Avoir
un autre esprit, et d'autres dons des Cieux,
Que
les enfants des autres Dieux.
Il
semblait qu'il n'agît que par réminiscence,
Et
qu'il eût autrefois fait le métier d'amant,
Tant
il le fit parfaitement.
Jupiter
cependant voulut le faire instruire.
Il
assembla les Dieux, et dit : J'ai su conduire
Seul
et sans. compagnon jusqu'ici l'Univers,
Mais
il est des emplois divers
Qu'aux
nouveaux Dieux je distribue.
Sur
cet enfant chéri j'ai donc jeté la vue :
C'est
mon sang ; tout est plein déjà de ses Autels.
Afin
de mériter le sang des immortels,
Il
faut qu'il sache tout. Le maître du Tonnerre
Eut
à peine achevé, que chacun applaudit.
Pour
savoir tout, l'enfant n'avait que trop d'esprit.
Je
veux, dit le Dieu de la guerre,
Lui
montrer moi-même cet art
Par
qui maints héros ont eu part
Aux
honneurs de l'Olympe et grossi cet empire.
-
Je serai son maître de lyre,
Dit
le blond et docte Apollon.
-
Et moi, reprit Hercule à la peau de Lion,
Son
maître à surmonter les vices,
A
dompter les transports, monstres empoisonneurs,
Comme
Hydres renaissants sans cesse dans les coeurs :
Ennemi
des molles délices,
Il
apprendra de moi les sentiers peu battus
Qui
mènent aux honneurs sur les pas des vertus.
Quand
ce vint au Dieu de Cythère,
Il
dit qu'il lui montrerait tout.
L'Amour
avait raison : de quoi ne vient à bout
L'esprit
joint au désir de plaire ?
XI,
3 Le Fermier, le Chien, et le Renard
Le
Loup et le Renard sont d'étranges voisins :
Je
ne bâtirai point autour de leur demeure.
Ce
dernier guettait à toute heure
Les
poules d'un Fermier ; et quoique des plus fins,
Il
n'avait pu donner d'atteinte à la volaille.
D'une
part l'appétit, de l'autre le danger,
N'étaient
pas au compère un embarras léger.
Hé
quoi ! dit-il, cette canaille
Se
moque impunément de moi ?
Je
vais, je viens, je me travaille,
J'imagine
cent tours ; le rustre, en paix chez soi,
Vous
fait argent de tout, convertit en monnoie
Ses
chapons, sa poulaille ; il en a même au croc :
Et
moi, maître passé, quand j'attrape un vieux coq,
Je
suis au comble de la joie !
Pourquoi
sire Jupin m'a-t-il donc appelé
Au
métier de Renard ? Je jure les puissances
De
l'Olympe et du Styx, il en sera parlé.
Roulant
en son coeur ces vengeances,
Il
choisit une nuit libérale en pavots :
Chacun
était plongé dans un profond repos ;
Le
maître du logis, les valets, le chien même,
Poules,
poulets, chapons, tout dormait. Le Fermier,
Laissant
ouvert son poulailler,
Commit
une sottise extrême.
Le
voleur tourne tant qu'il entre au lieu guetté,
Le
dépeuple, remplit de meurtres la cité :
Les
marques de sa cruauté
Parurent
avec l'Aube : on vit un étalage
De
corps sanglants et de carnage.
Peu
s'en fallut que le Soleil
Ne
rebroussât d'horreur vers le manoir liquide.
Tel,
et d'un spectacle pareil,
Apollon
irrité contre le fier Atride
Joncha
son camp de morts : on vit presque détruit
L'ost
des Grecs, et ce fut l'ouvrage d'une nuit.
Tel
encore autour de sa tente
Ajax,
à l'âme impatiente,
De
moutons et de boucs fit un vaste débris,
Croyant
tuer en eux son concurrent Ulysse
Et
les auteurs de l'injustice
Par
qui l'autre emporta le prix.
Le
Renard autre Ajax aux volailles funeste,
Emporte
ce qu'il peut, laisse étendu le reste.
Le
Maître ne trouva de recours qu'à crier
Contre
ses gens, son chien, c'est l'ordinaire usage.
Ah
! maudit animal, qui n'es bon qu'à noyer,
Que
n'avertissais-tu dès l'abord du carnage ?
-
Que ne l'évitiez-vous ? c'eût été plus tôt fait :
Si
vous, maître et fermier, à qui touche le fait,
Dormez
sans avoir soin que la porte soit close,
Voulez-vous
que moi chien qui n'ai rien à la chose,
Sans
aucun intérêt je perde le repos ?
Ce
Chien parlait très à propos :
Son
raisonnement pouvait être
Fort
bon dans la bouche d'un Maître ;
Mais,
n'étant que d'un simple chien,
On
trouva qu'il ne valait rien.
On
vous sangla le pauvre drille.
Toi
donc, qui que tu sois, ô père de famille
(Et
je ne t'ai jamais envié cet honneur),
T'attendre
aux yeux d'autrui quand tu dors, c'est erreur.
Couche-toi
le dernier, et vois fermer ta porte.
Que
si quelque affaire t'importe,
Ne
la fais point par procureur.
XI,
4 Le Songe d'un habitant du Mogol
Jadis
certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux
champs Elysiens possesseur d'un plaisir
Aussi
pur qu'infini, tant en prix qu'en durée ;
Le
même songeur vit en une autre contrée
Un
Ermite entouré de feux,
Qui
touchait de pitié même les malheureux.
Le
cas parut étrange, et contre l'ordinaire :
Minos
en ces deux morts semblait s'être mépris.
Le
dormeur s'éveilla, tant il en fut surpris.
Dans
ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il
se fit expliquer l'affaire.
L'interprète
lui dit : Ne vous étonnez point ;
Votre
songe a du sens ; et, si j'ai sur ce point
Acquis
tant soit peu d'habitude,
C'est
un avis des Dieux. Pendant l'humain séjour,
Ce
Vizir quelquefois cherchait la solitude ;
Cet
Ermite aux Vizirs allait faire sa cour.
Si
j'osais ajouter au mot de l'interprète,
J'inspirerais
ici l'amour de la retraite :
Elle
offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens
purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude
où je trouve une douceur secrète,
Lieux
que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin
du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ?
Oh
! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand
pourront les neuf Soeurs, loin des cours et des villes,
M'occuper
tout entier, et m'apprendre des Cieux
Les
divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les
noms et les vertus de ces clartés errantes
Par
qui sont nos destins et nos moeurs différentes !
Que
si je ne suis né pour de si grands projets,
Du
moins que les ruisseaux m'offrent de doux objets !
Que
je peigne en mes Vers quelque rive fleurie !
La
Parque à filets d'or n'ourdira point ma vie ;
Je
ne dormirai point sous de riches lambris ;
Mais
voit-on que le somme en perde de son prix ?
En
est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je
lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand
le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai
vécu sans soins, et mourrai sans remords.
XI,
5 Le Lion, le Singe, et les deux Anes
Le
Lion, pour bien gouverner,
Voulant
apprendre la morale,
Se
fit un beau jour amener
Le
Singe maître ès arts chez la gent animale.
La
première leçon que donna le Régent
Fut
celle-ci : Grand Roi, pour régner sagement,
Il
faut que tout Prince préfère
Le
zèle de l'Etat à certain mouvement
Qu'on
appelle communément
Amour
propre ; car c'est le père,
C'est
l'auteur de tous les défauts
Que
l'on remarque aux animaux.
Vouloir
que de tout point ce sentiment vous quitte,
Ce
n'est pas chose si petite
Qu'on
en vienne à bout en un jour :
C'est
beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par
là, votre personnage auguste
N'admettra
jamais rien en soi
De
ridicule ni d'injuste
-
Donne-moi, repartit le Roi,
Des
exemples de l'un et l'autre.
-
Toute espèce, dit le docteur,
(Et
je commence par la nôtre)
Toute
profession s'estime dans son coeur,
Traite
les autres d'ignorantes,
Les
qualifie impertinentes,
Et
semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L'amour-propre,
au rebours, fait qu'au degré suprême
On
porte ses pareils ; car c'est un bon moyen
De
s'élever aussi soi-même.
De
tout ce que dessus j'argumente très bien
Qu'ici-bas
maint talent n'est que pure grimace,
Cabale,
et certain art de se faire valoir,
Mieux
su des ignorants que des gens de savoir.
L'autre
jour, suivant à la trace
Deux
Anes qui, prenant tour à tour l'encensoir
Se
louaient tour à tour, comme c'est la manière,
J'ouïs
que l'un des deux disait à son confrère :
Seigneur,
trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L'homme,
cet animal si parfait ? Il profane
Notre
auguste nom, traitant d'âne
Quiconque
est ignorant, d'esprit lourd, idiot :
Il
abuse encore d'un mot,
Et
traite notre rire, et nos discours de braire.
Les
humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus
nous ; non, non ; c'est à vous de parler,
A
leurs Orateurs de se taire :
Voilà
les vrais braillards ; mais laissons là ces gens :
Vous
m'entendez, je vous entends :
Il
suffit ; et quant aux merveilles
Dont
votre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomèle
est au prix novice dans cet Art :
Vous
surpassez Lambert. L'autre Baudet repart :
Seigneur,
j'admire en vous des qualités pareilles.
Ces
Anes, non contents de s'être ainsi grattés,
S'en
allèrent dans les Cités
L'un
l'autre se prôner : chacun d'eux croyait faire,
En
prisant ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant
que l'honneur en reviendrait sur lui.
J'en
connais beaucoup aujourd'hui,
Non
parmi les baudets, mais parmi les puissances
Que
le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui
changeraient entre eux les simples excellences,
S'ils
osaient, en des majestés.
J'en
dis peut-être plus qu'il ne faut, et suppose
Que
votre majesté gardera le secret.
Elle
avait souhaité d'apprendre quelque trait
Qui
lui fit voir entre autre chose
L'amour
propre donnant du ridicule aux gens.
L'injuste
aura son tour : il y faut plus de temps.
Ainsi
parla ce Singe. On ne m'a pas su dire
S'il
traita l'autre point ; car il est délicat ;
Et
notre maître ès Arts, qui n'était pas un fat,
Regardait
ce Lion comme un terrible sire.
XI,
6 Le Loup et le Renard
Mais
d'où vient qu'au Renard Esope accorde un point ?
C'est
d'exceller en tours pleins de matoiserie.
J'en
cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand
le Loup a besoin de défendre sa vie,
Ou
d'attaquer celle d'autrui,
N'en
sait-il pas autant que lui ?
Je
crois qu'il en sait plus ; et j'oserais peut-être
Avec
quelque raison contredire mon maître.
Voici
pourtant un cas où tout l'honneur échut
A
l'hôte des terriers. Un soir il aperçut
La
Lune au fond d'un puits : l'orbiculaire image
Lui
parut un ample fromage.
Deux
seaux alternativement
Puisaient
le liquide élément :
Notre
Renard, pressé par une faim canine,
S'accommode
en celui qu'au haut de la machine
L'autre
seau tenait suspendu.
Voilà
l'animal descendu,
Tiré
d'erreur, mais fort en peine,
Et
voyant sa perte prochaine.
Car
comment remonter, si quelque autre affamé,
De
la même image charmé,
Et
succédant à sa misère,
Par
le même chemin ne le tirait d'affaire ?
Deux
jours s'étaient passés sans qu'aucun vînt au puits.
Le
temps qui toujours marche avait pendant deux nuits
Echancré
selon l'ordinaire
De
l'astre au front d'argent la face circulaire.
Sire
Renard était désespéré.
Compère
Loup, le gosier altéré,
Passe
par là ; l'autre dit : Camarade,
Je
veux vous régaler ; voyez-vous cet objet ?
C'est
un fromage exquis. Le dieu Faune l'a fait,
La
vache Io donna le lait.
Jupiter,
s'il était malade,
Reprendrait
l'appétit en tâtant d'un tel mets.
J'en
ai mangé cette échancrure,
Le
reste vous sera suffisante pâture.
Descendez
dans un seau que j'ai mis là exprès.
Bien
qu'au moins mal qu'il pût il ajustât l'histoire,
Le
Loup fut un sot de le croire.
Il
descend, et son poids, emportant l'autre part,
Reguinde
en haut maître Renard.
Ne
nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur
aussi peu de fondement ;
Et
chacun croit fort aisément
Ce
qu'il craint et ce qu'il désire.
XI,
7 Le Paysan du Danube
Il
ne faut point juger des gens sur l'apparence.
Le
conseil en est bon ; mais il n'est pas nouveau.
Jadis
l'erreur du Souriceau
Me
servit à prouver le discours que j'avance.
J'ai,
pour le fonder à présent,
Le
bon Socrate, Esope, et certain Paysan
Des
rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous
fait un portrait fort fidèle.
On
connaît les premiers : quant à l'autre, voici
Le
personnage en raccourci.
Son
menton nourrissait une barbe touffue,
Toute
sa personne velue
Représentait
un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous
un sourcil épais il avait l'oeil caché,
Le
regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait
sayon de poil de chèvre,
Et
ceinture de joncs marins.
Cet
homme ainsi bâti fut député des Villes
Que
lave le Danube : il n'était point d'asiles
Où
l'avarice des Romains
Ne
pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le
député vint donc, et fit cette harangue :
Romains,
et vous, Sénat, assis pour m'écouter,
Je
supplie avant tout les Dieux de m'assister :
Veuillent
les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que
je ne dise rien qui doive être repris.
Sans
leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que
tout mal et toute injustice :
Faute
d'y recourir, on viole leurs lois.
Témoin
nous, que punit la Romaine avarice :
Rome
est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L'instrument
de notre supplice.
Craignez,
Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne
transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et
mettant en nos mains par un juste retour
Les
armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il
ne vous fasse en sa colère
Nos
esclaves à votre tour.
Et
pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu'on me die
En
quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel
droit vous a rendus maîtres de l'Univers ?
Pourquoi
venir troubler une innocente vie ?
Nous
cultivions en paix d'heureux champs, et nos mains
Etaient
propres aux Arts ainsi qu'au labourage :
Qu'avez-vous
appris aux Germains ?
Ils
ont l'adresse et le courage ;
S'ils
avaient eu l'avidité,
Comme
vous, et la violence,
Peut-être
en votre place ils auraient la puissance,
Et
sauraient en user sans inhumanité.
Celle
que vos Préteurs ont sur nous exercée
N'entre
qu'à peine en la pensée.
La
majesté de vos Autels
Elle-même
en est offensée ;
Car
sachez que les immortels
Ont
les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils
n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
De
mépris d'eux, et de leurs Temples,
D'avarice
qui va jusques à la fureur.
Rien
ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome ;
La
terre, et le travail de l'homme
Font
pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les
: on ne veut plus
Cultiver
pour eux les campagnes ;
Nous
quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
Nous
laissons nos chères compagnes ;
Nous
ne conversons plus qu'avec des Ours affreux,
Découragés
de mettre au jour des malheureux,
Et
de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant
à nos enfants déjà nés,
Nous
souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos
préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les
: ils ne nous apprendront
Que
la mollesse et que le vice ;
Les
Germains comme eux deviendront
Gens
de rapine et d'avarice.
C'est
tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord :
N'a-t-on
point de présent à faire ?
Point
de pourpre à donner ? C'est en vain qu'on espère
Quelque
refuge aux lois : encor leur ministère
A-t-il
mille longueurs. Ce discours, un peu fort
Doit
commencer à vous déplaire.
Je
finis. Punissez de mort
Une
plainte un peu trop sincère.
A
ces mots, il se couche et chacun étonné
Admire
le grand coeur, le bon sens, l'éloquence,
Du
sauvage ainsi prosterné.
On
le créa Patrice ; et ce fut la vengeance
Qu'on
crut qu'un tel discours méritait. On choisit
D'autres
préteurs, et par écrit
Le
Sénat demanda ce qu'avait dit cet homme,
Pour
servir de modèle aux parleurs à venir.
On
ne sut pas longtemps à Rome
Cette
éloquence entretenir.
XI,
8 Le Vieillard et les trois jeunes Hommes
Un
octogénaire plantait.
Passe
encor de bâtir ; mais planter à cet âge !
Disaient
trois jouvenceaux, enfants du voisinage ;
Assurément
il radotait.
Car,
au nom des Dieux, je vous prie,
Quel
fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant
qu'un Patriarche il vous faudrait vieillir.
A
quoi bon charger votre vie
Des
soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous ?
Ne
songez désormais qu'à vos erreurs passées :
Quittez
le long espoir et les vastes pensées ;
Tout
cela ne convient qu'à nous.
-
Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit
le Vieillard. Tout établissement
Vient
tard et dure peu. La main des Parques blêmes
De
vos jours et des miens se joue également.
Nos
termes sont pareils par leur courte durée.
Qui
de nous des clartés de la voûte azurée
Doit
jouir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui
vous puisse assurer d'un second seulement ?
Mes
arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh
bien défendez-vous au Sage
De
se donner des soins pour le plaisir d'autrui ?
Cela
même est un fruit que je goûte aujourd'hui :
J'en
puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je
puis enfin compter l'Aurore
Plus
d'une fois sur vos tombeaux.
Le
Vieillard eut raison ; l'un des trois jouvenceaux
Se
noya dès le port allant à l'Amérique ;
L'autre,
afin de monter aux grandes dignités,
Dans
les emplois de Mars servant la République,
Par
un coup imprévu vit ses jours emportés.
Le
troisième tomba d'un arbre
Que
lui-même il voulut enter ;
Et
pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce
que je viens de raconter.
XI,
9 Les Souris et le Chat-Huant
Il
ne faut jamais dire aux gens :
Ecoutez
un bon mot, oyez une merveille.
Savez-vous
si les écoutants
En
feront une estime à la vôtre pareille ?
Voici
pourtant un cas qui peut être excepté :
Je
le maintiens prodige, et tel que d'une fable
Il
a l'air et les traits, encor que véritable.
On
abattit un pin pour son antiquité,
Vieux
Palais d'un hibou, triste et sombre retraite
De
l'oiseau qu'Atropos prend pour son interprète.
Dans
son tronc caverneux, et miné par le temps,
Logeaient,
entre autres habitants,
Force
Souris sans pieds, toutes rondes de graisse.
L'Oiseau
les nourrissait parmi des tas de blé,
Et
de son bec avait leur troupeau mutilé ;
Cet
Oiseau raisonnait, il faut qu'on le confesse.
En
son temps aux Souris le compagnon chassa.
Les
premières qu'il prit du logis échappées,
Pour
y remédier, le drôle estropia
Tout
ce qu'il prit ensuite. Et leurs jambes coupées
Firent
qu'il les mangeait à sa commodité,
Aujourd'hui
l'une, et demain l'autre.
Tout
manger à la fois, l'impossibilité
S'y
trouvait, joint aussi le soin de sa santé.
Sa
prévoyance allait aussi loin que la nôtre :
Elle
allait jusqu'à leur porter
Vivres
et grains pour subsister.
Puis,
qu'un Cartésien s'obstine
A
traiter ce Hibou de montre et de machine !
Quel
ressort lui pouvait donner
Le
conseil de tronquer un peuple mis en mue ?
Si
ce n'est pas là raisonner,
La
raison m'est chose inconnue.
Voyez
que d'arguments il fit :
Quand
ce peuple est pris, il s'enduit :
Donc
il faut le croquer aussitôt qu'on le happe.
Tout
: il est impossible. Et puis, pour le besoin
N'en
dois-je pas garder ? Donc il faut avoir soin
De
le nourrir sans qu'il échappe.
Mais
comment ? Otons-lui les pieds. Or, trouvez-moi
Chose
par les humains à sa fin mieux conduite.
Quel
autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent-ils,
par votre foi ?
Ceci
n'est point une fable ; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable,
est véritablement arrivée. J'ai peut-être porté trop loin la prévoyance de ce
Hibou ; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement
tel que celui-ci ; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans
la manière d'écrire dont je me sers.
XI,
Epilogue
C'est
ainsi que ma Muse, aux bords d'une onde pure,
Traduisait
en langue des Dieux
Tout
ce que disent sous les cieux
Tant
d'êtres empruntants la voix de la nature.
Trucheman
de peuples divers,
Je
les faisais servir d'Acteurs en mon ouvrage ;
Car
tout parle dans l'Univers ;
Il
n'est rien qui n'ait son langage.
Plus
éloquents chez eux qu'ils ne sont dans mes Vers,
Si
ceux que j'introduis me trouvent peu fidèle,
Si
mon oeuvre n'est pas un assez bon modèle,
J'ai
du moins ouvert le chemin :
D'autres
pourront y mettre une dernière main.
Favoris
des neuf Soeurs, achevez l'entreprise :
Donnez
mainte leçon que j'ai sans doute omise ;
Sous
ces inventions il faut l'envelopper :
Mais
vous n'avez que trop de quoi vous occuper :
Pendant
le doux emploi de ma Muse innocente,
Louis
dompte l'Europe, et d'une main puissante
Il
conduit à leur fin les plus nobles projets
Qu'ait
jamais formés un Monarque.
Favoris
des neuf Soeurs, ce sont là des sujets
Vainqueurs
du temps et de la Parque.
XII,
A Monseigneur le duc de Bourgogne
Monseigneur,
Je
ne puis employer pour mes Fables de protection qui me soit plus glorieuse que la
vôtre. Ce goût exquis et ce jugement si solide que vous faites paraître dans
toutes choses au delà d'un âge où à peine les autres Princes sont-ils touchés de
ce qui les environne avec le plus d'éclat, tout cela, joint au devoir de vous
obéir et à la passion de vous plaire, m'a obligé de vous présenter un Ouvrage
dont l'original a été l'admiration de tous les siècles aussi bien que celle de
tous les sages. Vous m'avez même ordonné de continuer ; et, si vous me permettez
de le dire, il y a des sujets dont je vous suis redevable et où vous avez jeté
des grâces qui ont été admirées de tout le monde. Nous n'avons plus besoin de
consulter ni Apollon ni les Muses, ni aucune des Divinités du Parnasse : elles
se rencontrent toutes dans les présents que vous a faits la Nature, et dans
cette science de bien juger des Ouvrages de l'esprit, à quoi vous joignez déjà
celle de connaître toutes les règles qui y conviennent. Les Fables d'Esope sont
une ample matière pour ces talents ; elles embrassent toutes sortes d'événements
et de caractères. Ces mensonges sont proprement une manière d'histoire où on ne
flatte personne. Ce ne sont pas choses de peu d'importance que ces sujets. Les
Animaux sont les précepteurs des Hommes dans mon Ouvrage. Je ne m'étendrai pas
davantage là-dessus : vous voyez mieux que moi le profit qu'on en peut tirer. Si
vous vous connaissez maintenant en Orateurs et en Poètes, vous vous connaîtrez
encore mieux quelque jour en bon Politiques et en bons Généraux d'Armée ; et
vous vous tromperez aussi peu au choix des Personnes qu'au mérite des Actions.
Je ne suis pas d'un âge à espérer d'en être témoin. Il faut que je me contente
de travailler sous vos ordres. L'envie de vous plaire me tiendra lieu d'une
imagination que les ans ont affaiblie. Quand vous souhaiterez quelque Fable, je
la trouverai dans ce fonds-là. Je voudrais bien que vous y puissiez trouver des
louanges dignes du Monarque qui fait maintenant le destin de tant de Peuples et
de Nations, et qui rend toutes les parties du Monde attentives à ses Conquêtes,
à ses Victoires, et à la Paix qui semble se rapprocher, et dont il impose les
conditions avec toute la modération que peuvent souhaiter nos Ennemis. Je me le
figure comme un Conquérant qui veut mettre des bornes à sa Gloire et à sa
Puissance, et de qui on pourrait dire, à meilleur titre qu'on ne l'a dit
d'Alexandre, qu'il va tenir les Etats de l'Univers, en obligeant les Ministres
de tant de Princes de s'assembler pour terminer une guerre qui ne peut être que
ruineuse à leurs Maîtres. Ce sont des sujets au-dessus de nos paroles : je les
laisse à de meilleures Plumes que la mienne, et suis avec un profond
respect,
Monseigneur,
Votre
très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur,
De
La Fontaine.
XII,
1 Les Compagnons d'Ulysse
A
Monseigneur Le Duc de Bourgogne
Prince,
l'unique objet du soin des Immortels,
Souffrez
que mon encens parfume vos Autels.
Je
vous offre un peu tard ces Présents de ma Muse ;
Les
ans et les travaux me serviront d'excuse :
Mon
esprit diminue, au lieu qu'à chaque instant
On
aperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il
ne va pas, il court, il semble avoir des ailes.
Le
Héros dont il tient des qualités si belles
Dans
le métier de Mars brûle d'en faire autant :
Il
ne tient pas à lui que, forçant la victoire,
Il
ne marche à pas de géant
Dans
la carrière de la Gloire.
Quelque
Dieu le retient : c'est notre Souverain,
Lui
qu'un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin ;
Cette
rapidité fut alors nécessaire :
Peut-être
elle serait aujourd'hui téméraire.
Je
m'en tais ; aussi bien les Ris et les Amours
Ne
sont pas soupçonnés d'aimer les longs discours.
De
ces sortes de Dieux votre Cour se compose.
Ils
ne vous quittent point. Ce n'est pas qu'après tout
D'autres
Divinités n'y tiennent le haut bout :
Le
sens et la raison y règlent toute chose.
Consultez
ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudents
et peu circonspects,
S'abandonnèrent
à des charmes
Qui
métamorphosaient en bêtes les humains.
Les
Compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient
au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils
abordèrent un rivage
Où
la fille du dieu du jour,
Circé,
tenait alors sa Cour.
Elle
leur fit prendre un breuvage
Délicieux,
mais plein d'un funeste poison.
D'abord
ils perdent la raison ;
Quelques
moments après, leur corps et leur visage
Prennent
l'air et les traits d'animaux différents.
Les
voilà devenus Ours, Lions, Eléphants ;
Les
uns sous une masse énorme,
Les
autres sous une autre forme ;
Il
s'en vit de petits, exemplum, ut talpa.
Le
seul Ulysse en échappa.
Il
sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme
il joignait à la sagesse
La
mine d'un Héros et le doux entretien,
Il
fit tant que l'Enchanteresse
Prit
un autre poison peu différent du sien.
Une
Déesse dit tout ce qu'elle a dans l'âme :
Celle-ci
déclara sa flamme.
Ulysse
était trop fin pour ne pas profiter
D'une
pareille conjoncture.
Il
obtint qu'on rendrait à ces Grecs leur figure.
Mais
la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez
le proposer de ce pas à la troupe.
Ulysse
y court, et dit : L'empoisonneuse coupe
A
son remède encore ; et je viens vous l'offrir :
Chers
amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On
vous rend déjà la parole.
Le
Lion dit, pensant rugir :
Je
n'ai pas la tête si folle ;
Moi
renoncer aux dons que je viens d'acquérir ?
J'ai
griffe et dent, et mets en pièces qui m'attaque.
Je
suis Roi : deviendrai-je un Citadin d'Ithaque ?
Tu
me rendras peut-être encor simple Soldat :
Je
ne veux point changer d'état.
Ulysse
du Lion court à l'Ours : Eh ! mon frère,
Comme
te voilà fait ! je t'ai vu si joli !
-
Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit
l'Ours à sa manière.
Comme
me voilà fait ? comme doit être un ours.
Qui
t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre ?
Est-ce
à la tienne à juger de la nôtre ?
Je
me rapporte aux yeux d'une Ourse mes amours.
Te
déplais-je ? va-t'en, suis ta route et me laisse :
Je
vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et
te dis tout net et tout plat :
Je
ne veux point changer d'état.
Le
prince grec au Loup va proposer l'affaire ;
Il
lui dit, au hasard d'un semblable refus :
Camarade,
je suis confus
Qu'une
jeune et belle Bergère
Conte
aux échos les appétits gloutons
Qui
t'ont fait manger ses moutons.
Autrefois
on t'eût vu sauver sa bergerie :
Tu
menais une honnête vie.
Quitte
ces bois, et redevien,
Au
lieu de loup, homme de bien.
-
En est-il ? dit le Loup. Pour moi, je n'en vois guère.
Tu
t'en viens me traiter de bête carnassière :
Toi
qui parles, qu'es-tu ? N'auriez-vous pas sans moi
Mangé
ces animaux que plaint tout le Village ?
Si
j'étais Homme, par ta foi,
Aimerais-je
moins le carnage ?
Pour
un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne
vous êtes-vous pas l'un à l'autre des Loups ?
Tout
bien considéré, je te soutiens en somme
Que
scélérat pour scélérat,
Il
vaut mieux être un Loup qu'un Homme :
Je
ne veux point changer d'état.
Ulysse
fit à tous une même semonce,
Chacun
d'eux fit même réponce,
Autant
le grand que le petit.
La
liberté, les bois, suivre leur appétit,
C'était
leurs délices suprêmes :
Tous
renonçaient au lôs des belles actions.
Ils
croyaient s'affranchir suivants leurs passions,
Ils
étaient esclaves d'eux-mêmes.
Prince,
j'aurais voulu vous choisir un sujet
Où
je pusse mêler le plaisant à l'utile :
C'était
sans doute un beau projet
Si
ce choix eût été facile.
Les
compagnons d'Ulysse enfin se sont offerts.
Ils
ont force pareils en ce bas Univers :
Gens
à qui j'impose pour peine
Votre
censure et votre haine.
XII,
2 Le Chat et les deux Moineaux
A
Monseigneur le duc de Bourgogne
Un
chat contemporain d'un fort jeune Moineau
Fut
logé près de lui dès l'âge du berceau ;
La
Cage et le Panier avaient mêmes Pénates.
Le
Chat était souvent agacé par l'Oiseau :
L'un
s'escrimait du bec, l'autre jouait des pattes.
Ce
dernier toutefois épargnait son ami.
Ne
le corrigeant qu'à demi
Il
se fût fait un grand scrupule
D'armer
de pointes sa férule.
Le
Passereau moins circonspect,
Lui
donnait force coups de bec.
En
sage et discrète personne,
Maître
Chat excusait ces jeux :
Entre
amis, il ne faut jamais qu'on s'abandonne
Aux
traits d'un courroux sérieux.
Comme
ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une
longue habitude en paix les maintenait ;
Jamais
en vrai combat le jeu ne se tournait ;
Quand
un Moineau du voisinage
S'en
vint les visiter, et se fit compagnon
Du
pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre
les deux oiseaux, il arriva querelle ;
Et
Raton de prendre parti.
Cet
inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
D'insulter
ainsi notre ami !
Le
Moineau du voisin viendra manger le nôtre ?
Non,
de par tous les Chats ! Entrant lors au combat,
Il
croque l'étranger. Vraiment, dit maître Chat,
Les
Moineaux ont un goût exquis et délicat !
Cette
réflexion fit aussi croquer l'autre.
Quelle
Morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans
cela toute Fable est un oeuvre imparfait.
J'en
crois voir quelques traits ; mais leur ombre m'abuse,
Prince,
vous les aurez incontinent trouvés :
Ce
sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;
Elle
et ses Soeurs n'ont pas l'esprit que vous avez.
XII,
3 Du Thésauriseur et du Singe
Un
Homme accumulait. On sait que cette erreur
Va
souvent jusqu'à la fureur.
Celui-ci
ne songeait que Ducats et Pistoles.
Quand
ces biens sont oisifs, je tiens qu'ils sont frivoles.
Pour
sûreté de son Trésor,
Notre
Avare habitait un lieu dont Amphitrite
Défendait
aux voleurs de toutes parts l'abord.
Là
d'une volupté selon moi fort petite,
Et
selon lui fort grande, il entassait toujours :
Il
passait les nuits et les jours
A
compter, calculer, supputer sans relâche,
Calculant,
supputant, comptant comme à la tâche :
Car
il trouvait toujours du mécompte à son fait.
Un
gros Singe plus sage, à mon sens, que son maître,
Jetait
quelque Doublon toujours par la fenêtre
Et
rendait le compte imparfait :
La
chambre, bien cadenassée,
Permettait
de laisser l'argent sur le comptoir.
Un
beau jour dom Bertrand se mit dans la pensée
D'en
faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant
à moi, lorsque je compare
Les
plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je
ne sais bonnement auxquels donner le prix.
Dom
Bertrand gagnerait près de certains esprits ;
Les
raisons en seraient trop longues à déduire.
Un
jour donc l'animal, qui ne songeait qu'à nuire,
Détachait
du monceau, tantôt quelque Doublon,
Un
Jacobus, un Ducaton,
Et
puis quelque Noble à la rose ;
Eprouvait
son adresse et sa force à jeter
Ces
morceaux de métal qui se font souhaiter
Par
les humains sur toute chose.
S'il
n'avait entendu son Compteur à la fin
Mettre
la clef dans la serrure,
Les
Ducats auraient tous pris le même chemin,
Et
couru la même aventure ;
Il
les aurait fait tous voler jusqu'au dernier
Dans
le gouffre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu
veuille préserver maint et maint Financier
Qui
n'en fait pas meilleur usage.
XII,
4 Les Deux Chèvres
Dès
que les Chèvres ont brouté,
Certain
esprit de liberté
Leur
fait chercher fortune ; elles vont en voyage
Vers
les endroits du pâturage
Les
moins fréquentés des humains.
Là
s'il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un
rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est
où ces Dames vont promener leurs caprices ;
Rien
ne peut arrêter cet animal grimpant.
Deux
Chèvres donc s'émancipant,
Toutes
deux ayant patte blanche,
Quittèrent
les bas prés, chacune de sa part.
L'une
vers l'autre allait pour quelque bon hasard.
Un
ruisseau se rencontre, et pour pont une planche.
Deux
Belettes à peine auraient passé de front
Sur
ce pont ;
D'ailleurs,
l'onde rapide et le ruisseau profond
Devaient
faire trembler de peur ces Amazones.
Malgré
tant de dangers, l'une de ces personnes
Pose
un pied sur la planche, et l'autre en fait autant.
Je
m'imagine voir avec Louis le Grand
Philippe
Quatre qui s'avance
Dans
l'île de la Conférence.
Ainsi
s'avançaient pas à pas,
Nez
à nez, nos Aventurières,
Qui,
toutes deux étant fort fières,
Vers
le milieu du pont ne se voulurent pas
L'une
à l'autre céder. Elles avaient la gloire
De
compter dans leur race (à ce que dit l'Histoire)
L'une
certaine Chèvre au mérite sans pair
Dont
Polyphème fit présent à Galatée,
Et
l'autre la chèvre Amalthée,
Par
qui fut nourri Jupiter.
Faute
de reculer, leur chute fut commune ;
Toutes
deux tombèrent dans l'eau.
Cet
accident n'est pas nouveau
Dans
le chemin de la Fortune.
XII,
A Monseigneur le duc de Bourgogne
qui
avait demandé à M. de la Fontaine
une
fable qui fût nommée le Chat et la Souris.
Pour
plaire au jeune Prince à qui la Renommée
Destine
un Temple en mes Ecrits,
Comment
composerai-je une Fable nommée
Le
Chat et la Souris ?
Dois-je
représenter dans ces Vers une belle
Qui,
douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va
se jouant des coeurs que ses charmes ont pris
Comme
le Chat et la Souris ?
Prendrai-je
pour sujet les jeux de la Fortune ?
Rien
ne lui convient mieux, et c'est chose commune
Que
de lui voir traiter ceux qu'on croit ses amis
Comme
le Chat fait la Souris,
Introduirai-je
un Roi qu'entre ses favoris
Elle
respecte seul, Roi qui fixe sa roue,
Qui
n'est point empêché d'un monde d'Ennemis,
Et
qui des plus puissants, quand il lui plaît, se joue
Comme
le Chat de la Souris ?
Mais
insensiblement, dans le tour que j'ai pris,
Mon
dessein se rencontre ; et si je ne m'abuse,
Je
pourrais tout gâter par de plus longs récits.
Le
jeune Prince alors se jouerait de ma Muse
Comme
le Chat de la Souris.
XII,
5 Le vieux Chat et la jeune Souris
Une
jeune Souris de peu d'expérience
Crut
fléchir un vieux Chat, implorant sa clémence,
Et
payant de raisons le Raminagrobis :
Laissez-moi
vivre : une Souris
De
ma taille et de ma dépense
Est-elle
à charge en ce logis ?
Affamerais-je,
à votre avis,
L'Hôte
et l'Hôtesse, et tout leur monde ?
D'un
grain de blé je me nourris ;
Une
noix me rend toute ronde.
A
présent je suis maigre ; attendez quelque temps.
Réservez
ce repas à messieurs vos Enfants.
Ainsi
parlait au Chat la Souris attrapée.
L'autre
lui dit : Tu t'es trompée.
Est-ce
à moi que l'on tient de semblables discours ?
Tu
gagnerais autant de parler à des sourds.
Chat,
et vieux, pardonner ? cela n'arrive guères.
Selon
ces lois, descends là-bas,
Meurs,
et va-t'en, tout de ce pas,
Haranguer
les soeurs Filandières.
Mes
Enfants trouveront assez d'autres repas.
Il
tint parole ; Et pour ma Fable
Voici
le sens moral qui peut y convenir :
La
jeunesse se flatte, et croit tout obtenir ;
La
vieillesse est impitoyable.
XII,
6 Le Cerf malade
En
pays pleins de Cerfs un Cerf tomba malade.
Incontinent
maint camarade
Accourt
à son grabat le voir, le secourir,
Le
consoler du moins : multitude importune.
Eh
! Messieurs, laissez-moi mourir.
Permettez
qu'en forme commune
La
parque m'expédie, et finissez vos pleurs.
Point
du tout : les Consolateurs
De
ce triste devoir tout au long s'acquittèrent ;
Quand
il plut à Dieu s'en allèrent.
Ce
ne fut pas sans boire un coup,
C'est-à-dire
sans prendre un droit de pâturage.
Tout
se mit à brouter les bois du voisinage.
La
pitance du Cerf en déchut de beaucoup ;
Il
ne trouva plus rien à frire.
D'un
mal il tomba dans un pire,
Et
se vit réduit à la fin
A
jeûner et mourir de faim.
Il
en coûte à qui vous réclame,
Médecins
du corps et de l'âme.
O
temps, ô moeurs ! J'ai beau crier,
Tout
le monde se fait payer.
XII,
7 La Chauve-Souris, le Buisson, et le Canard
Le
Buisson, le Canard, et la Chauve-Souris,
Voyant
tous trois qu'en leur pays
Ils
faisaient petite fortune,
Vont
trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils
avaient des Comptoirs, des Facteurs, des Agents
Non
moins soigneux qu'intelligents,
Des
Registres exacts de mise et de recette.
Tout
allait bien ; quand leur emplette,
En
passant par certains endroits
Remplis
d'écueils, et fort étroits,
Et
de Trajet très difficile,
Alla
tout emballée au fond des magasins
Qui
du Tartare sont voisins.
Notre
Trio poussa maint regret inutile ;
Ou
plutôt il n'en poussa point,
Le
plus petit Marchand est savant sur ce point ;
Pour
sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle
que par malheur nos gens avaient soufferte
Ne
put se réparer : le cas fut découvert.
Les
voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts
à porter le bonnet vert.
Aucun
ne leur ouvrit sa bourse.
Et
le sort principal, et les gros intérêts,
Et
les Sergents, et les procès,
Et
le créancier à la porte,
Dès
devant la pointe du jour,
N'occupaient
le Trio qu'à chercher maint détour
Pour
contenter cette cohorte.
Le
Buisson accrochait les passants à tous coups.
Messieurs,
leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En
quel lieu sont les marchandises
Que
certains gouffres nous ont prises.
Le
plongeon sous les eaux s'en allait les chercher.
L'oiseau
Chauve-Souris n'osait plus approcher
Pendant
le jour nulle demeure :
Suivi
de Sergents à toute heure,
En
des trous il s'allait cacher.
Je
connais maint detteur qui n'est ni souris-chauve,
Ni
Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé,
Mais
simple grand Seigneur, qui tous les jours se sauve
Par
un escalier dérobé.
XII,
8 La Querelle des chiens et des chats, et celle des chats et des
souris
La
Discorde a toujours régné dans l'Univers ;
Notre
monde en fournit mille exemples divers :
Chez
nous cette Déesse a plus d'un Tributaire.
Commençons
par les Eléments :
Vous
serez étonnés de voir qu'à tous moments
Ils
seront appointés contraire.
Outre
ces quatre potentats,
Combien
d'êtres de tous états
Se
font une guerre éternelle !
Autrefois
un logis plein de Chiens et de Chats,
Par
cent Arrêts rendus en forme solennelle,
Vit
terminer tous leurs débats.
Le
Maître ayant réglé leurs emplois, leurs Repas,
Et
menacé du fouet quiconque aurait querelle,
Ces
animaux vivaient entr'eux comme cousins.
Cette
union si douce, et presque fraternelle,
Edifiait
tous les voisins.
Enfin
elle cessa. Quelque plat de potage,
Quelque
os par préférence à quelqu'un d'eux donné,
Fit
que l'autre parti s'en vint tout forcené
Représenter
un tel outrage.
J'ai
vu des chroniqueurs attribuer le cas
Aux
passe-droits qu'avait une chienne en gésine.
Quoi
qu'il en soit, cet altercas
Mit
en combustion la salle et la cuisine ;
Chacun
se déclara pour son Chat, pour son Chien.
On
fit un Règlement dont les Chats se plaignirent,
Et
tout le quartier étourdirent.
Leur
Avocat disait qu'il fallait bel et bien
Recourir
aux Arrêts. En vain ils les cherchèrent.
Dans
un coin où d'abord leurs Agents les cachèrent,
Les
Souris enfin les mangèrent.
Autre
procès nouveau : Le peuple Souriquois
En
pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil, et narquois,
Et
d'ailleurs en voulant à toute cette race,
Les
guetta, les prit, fit main basse
Le
Maître du logis ne s'en trouva que mieux.
J'en
reviens à mon dire. On ne voit, sous les Cieux
Nul
animal, nul être, aucune Créature,
Qui
n'ait son opposé : c'est la loi de Nature.
D'en
chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu
fit bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.
Ce
que je sais, c'est qu'aux grosses paroles
On
en vient sur un rien, plus des trois quarts du temps.
Humains,
il vous faudrait encore à soixante ans
Renvoyer
chez les Barbacoles.
XII,
9 Le Loup et le Renard
D'où
vient que personne en la vie
N'est
satisfait de son état ?
Tel
voudrait bien être Soldat
A
qui le Soldat porte envie.
Certain
Renard voulut, dit-on,
Se
faire Loup. Hé ! qui peut dire
Que
pour le métier de Mouton
Jamais
aucun Loup ne soupire ?
Ce
qui m'étonne est qu'à huit ans
Un
Prince en Fable ait mis la chose,
Pendant
que sous mes cheveux blancs
Je
fabrique à force de temps
Des
Vers moins sensés que sa Prose.
Les
traits dans sa Fable semés
Ne
sont en l'ouvrage du poète
Ni
tous, ni si bien exprimés.
Sa
louange en est plus complète.
De
la chanter sur la Musette,
C'est
mon talent ; mais je m'attends
Que
mon Héros, dans peu de temps,
Me
fera prendre la trompette.
Je
ne suis pas un grand Prophète ;
Cependant
je lis dans les Cieux
Que
bientôt ses faits glorieux
Demanderont
plusieurs Homères ;
Et
ce temps-ci n'en produit guères.
Laissant
à part tous ces mystères,
Essayons
de conter la Fable avec succès.
Le
Renard dit au Loup : Notre cher, pour tous mets
J'ai
souvent un vieux Coq, ou de maigres Poulets ;
C'est
une viande qui me lasse.
Tu
fais meilleure chère avec moins de hasard.
J'approche
des maisons, tu te tiens à l'écart.
Apprends-moi
ton métier, Camarade, de grâce ;
Rends-moi
le premier de ma race
Qui
fournisse son croc de quelque Mouton gras :
Tu
ne me mettras point au nombre des ingrats.
-
Je le veux, dit le Loup ; il m'est mort un mien frère :
Allons
prendre sa peau, tu t'en revêtiras.
Il
vint, et le Loup dit : Voici comme il faut faire
Si
tu veux écarter les Mâtins du troupeau.
Le
Renard, ayant mis la peau,
Répétait
les leçons que lui donnait son maître.
D'abord
il s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien ;
Puis
enfin il n'y manqua rien.
A
peine il fut instruit autant qu'il pouvait l'être,
Qu'un
Troupeau s'approcha. Le nouveau Loup y court
Et
répand la terreur dans les lieux d'alentour.
Tel,
vêtu des armes d'Achille,
Patrocle
mit l'alarme au Camp et dans la Ville :
Mères,
Brus et Vieillards au Temple couraient tous.
L'ost
au Peuple bêlant crut voir cinquante Loups.
Chien,
Berger, et Troupeau, tout fuit vers le Village,
Et
laisse seulement une Brebis pour gage.
Le
larron s'en saisit. A quelque pas de là
Il
entendit chanter un Coq du voisinage.
Le
Disciple aussitôt droit au Coq s'en alla,
Jetant
bas sa robe de classe,
Oubliant
les Brebis, les leçons, le Régent,
Et
courant d'un pas diligent.
Que
sert-il qu'on se contrefasse ?
Prétendre
ainsi changer est une illusion :
L'on
reprend sa première trace
A
la première occasion.
De
votre esprit, que nul autre n'égale,
Prince,
ma Muse tient tout entier ce projet :
Vous
m'avez donné le sujet,
Le
dialogue, et la morale.
XII,
10 L'Ecrevisse et sa Fille
Les
Sages quelquefois, ainsi que l'Ecrevisse,
Marchent
à reculons, tournent le dos au port.
C'est
l'art des Matelots ; c'est aussi l'artifice
De
ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,
Envisagent
un point directement contraire,
Et
font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon
sujet est petit, cet accessoire est grand.
Je
pourrais l'appliquer à certain Conquérant
Qui
tout seul déconcerte une Ligue à cent têtes.
Ce
qu'il n'entreprend pas, et ce qu'il entreprend,
N'est
d'abord qu'un secret, puis devient des conquêtes.
En
vain l'on a les yeux sur ce qu'il veut cacher ;
Ce
sont arrêts du sort qu'on ne peut empêcher :
Le
torrent, à la fin, devient insurmontable.
Cent
dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
LOUIS
et le Destin me semblent de concert
Entraîner
l'Univers. Venons à notre Fable.
Mère
Ecrevisse un jour à sa Fille disait :
Comme
tu vas, bon Dieu ! ne peux-tu marcher droit ?
-
Et comme vous allez vous-même ! dit la fille.
Puis-je
autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut-on
que j'aille droit quand on y va tortu ?
Elle
avait raison ; la vertu
De
tout exemple domestique
Est
universelle, et s'applique
En
bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots :
Beaucoup
plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A
son but, j'y reviens ; la méthode en est bonne,
Surtout
au métier de Bellone ;
Mais
il faut le faire à propos.
XII,
11 L'Aigle et la Pie
L'Aigle,
Reine des airs, avec Margot la Pie,
Différentes
d'humeur, de langage, et d'esprit
Et
d'habit,
Traversaient
un bout de prairie.
Le
hasard les assemble en un coin détourné.
L'Agasse
eut peur ; mais l'Aigle, ayant fort bien dîné,
La
rassure, et lui dit : Allons de compagnie ;
Si
le Maître des Dieux assez souvent s'ennuie,
Lui
qui gouverne l'Univers,
J'en
puis bien faire autant, moi qu'on sait qui le sers.
Entretenez-moi
donc, et sans cérémonie.
Caquet
bon-bec alors de jaser au plus dru,
Sur
ceci, sur cela, sur tout. L'homme d'Horace,
Disant
le bien, le mal, à travers champs, n'eût su
Ce
qu'en fait de babil y savait notre Agasse.
Elle
offre d'avertir de tout ce qui se passe,
Sautant,
allant de place en place,
Bon
espion, Dieu sait. Son offre ayant déplu,
L'Aigle
lui dit tout en colère :
Ne
quittez point votre séjour,
Caquet
bon-bec, ma mie : adieu. Je n'ai que faire
D'une
babillarde à ma Cour :
C'est
un fort méchant caractère.
Margot
ne demandait pas mieux.
Ce
n'est pas ce qu'on croit, que d'entrer chez les Dieux :
Cet
honneur a souvent de mortelles angoisses.
Rediseurs,
Espions, gens à l'air gracieux,
Au
coeur tout différent, s'y rendent odieux,
Quoiqu'ainsi
que la Pie il faille dans ces lieux
Porter
habit de deux paroisses.
XII,
12 Le Milan, le Roi, et le Chasseur
A
son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Conti
Comme
les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le
soient aussi : c'est l'indulgence
Qui
fait le plus beau de leurs droits,
Non
les douceurs de la vengeance :
Prince,
c'est votre avis. On sait que le courroux
S'éteint
en votre coeur sitôt qu'on l'y voit naître.
Achille
qui du sien ne put se rendre maître,
Fut
par là moins Héros que vous.
Ce
titre n'appartient qu'à ceux d'entre les hommes
Qui,
comme en l'âge d'or, font cent biens ici-bas.
Peu
de Grands sont nés tels en cet âge où nous sommes,
L'Univers
leur sait gré du mal qu'ils ne font pas.
Loin
que vous suiviez ces exemples,
Mille
actes généreux vous promettent des Temples.
Apollon,
Citoyen de ces Augustes lieux,
Prétend
y célébrer votre nom sur sa Lyre.
Je
sais qu'on vous attend dans le Palais des Dieux :
Un
siècle de séjour doit ici vous suffire.
Hymen
veut séjourner tout un siècle chez vous.
Puissent
ses plaisirs les plus doux
Vous
composer des destinées
Par
ce temps à peine bornées !
Et
la Princesse et vous n'en méritez pas moins :
J'en
prends ses charmes pour témoins ;
Pour
témoins j'en prends les merveilles
Par
qui le Ciel, pour vous prodigue en ses présents,
De
qualités qui n'ont qu'en vous seuls leurs pareilles
Voulut
orner vos jeunes ans.
Bourbon
de son esprit ces grâces assaisonne,
Le
Ciel joignit en sa personne
Ce
qui sait se faire estimer
A
ce qui sait se faire aimer.
Il
ne m'appartient pas d'étaler votre joie ;
Je
me tais donc, et vais rimer
Ce
que fit un Oiseau de proie.
Un
Milan, de son nid antique possesseur,
Etant
pris vif par un Chasseur,
D'en
faire au Prince un don cet homme se propose.
La
rareté du fait donnait prix à la chose,
L'Oiseau,
par le Chasseur humblement présenté,
Si
ce conte n'est apocriphe,
Va
tout droit imprimer sa griffe
Sur
le nez de sa Majesté.
-
Quoi ! sur le nez du Roi ?- Du Roi même en personne.
-
Il n'avait donc alors ni Sceptre ni Couronne ?
-
Quand il en aurait eu, ç'aurait été tout un :
Le
nez Royal fut pris comme un nez du commun.
Dire
des Courtisans les clameurs et la peine
Serait
se consumer en efforts impuissants,
Le
Roi n'éclata point : les cris sont indécents
A
la Majesté Souveraine.
L'Oiseau
garda son poste : on ne put seulement
Hâter
son départ d'un moment.
Son
Maître le rappelle, et crie, et se tourmente,
Lui
présente le leurre, et le poing ; mais en vain.
On
crut que jusqu'au lendemain
Le
maudit animal à la serre insolente
Nicherait
là malgré le bruit
Et
sur le nez sacré voudrait passer la nuit.
Tâcher
de l'en tirer irritait son caprice.
Il
quitte enfin le Roi, qui dit : Laissez aller
Ce
Milan, et celui qui m'a cru régaler.
Ils
se sont acquittés tous deux de leur office,
L'un
en Milan, et l'autre en Citoyen des bois :
Pour
moi, qui sais comment doivent agir les Rois,
Je
les affranchis du supplice.
Et
la Cour d'admirer. Les Courtisans ravis,
Elèvent
de tels faits, par eux si mal suivis :
Bien
peu, même des Rois, prendraient un tel modèle ;
Et
le Veneur l'échappa belle,
Coupable
seulement, tant lui que l'animal,
D'ignorer
le danger d'approcher trop du Maître.
Ils
n'avaient appris à connaître
Que
les hôtes des bois : était-ce un si grand mal ?
Pilpay
fait près du Gange arriver l'aventure.
Là,
nulle humaine Créature
Ne
touche aux animaux pour leur sang épancher.
Le
Roi même ferait scrupule d'y toucher.
Savons-nous,
disent-ils, si cet Oiseau de proie
N'était
point au siège de Troie ?
Peut-être
y tint-il lieu d'un Prince ou d'un Héros
Des
plus huppés et des plus hauts :
Ce
qu'il fut autrefois il pourra l'être encore.
Nous
croyons, après Pythagore,
Qu'avec
les Animaux de forme nous changeons :
Tantôt
Milans, tantôt Pigeons,
Tantôt
Humains, puis Volatilles
Ayant
dans les airs leurs familles.
Comme
l'on conte en deux façons
L'accident
du Chasseur, voici l'autre manière.
Un
certain Fauconnier ayant pris, ce dit-on,
A
la chasse un Milan (ce qui n'arrive guère),
En
voulut au Roi faire un don,
Comme
de chose singulière.
Ce
cas n'arrive pas quelquefois en cent ans ;
C'est
le non plus ultra de la Fauconnerie.
Ce
chasseur perce donc un gros de Courtisans,
Plein
de zèle, échauffé, s'il le fut de sa vie.
Par
ce parangon des présents
Il
croyait sa fortune faite :
Quand
l'Animal porte-sonnette,
Sauvage
encore et tout grossier,
Avec
ses ongles tout d'acier,
Prend
le nez du Chasseur, happe le pauvre sire :
Lui
de crier ; chacun de rire,
Monarque
et Courtisans. Qui n'eût ri ? Quant à moi,
Je
n'en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu'un
Pape rie, en bonne foi
Je
ne l'ose assurer ; mais je tiendrais un Roi
Bien
malheureux, s'il n'osait rire :
C'est
le plaisir des Dieux. Malgré son noir souci,
Jupiter
et le Peuple Immortel rit aussi.
Il
en fit des éclats, à ce que dit l'Histoire,
Quand
Vulcain, clopinant, lui vint donner à boire.
Que
le peuple immortel se montrât sage ou non,
J'ai
changé mon sujet avec juste raison ;
Car,
puisqu'il s'agit de morale,
Que
nous eût du Chasseur l'aventure fatale
Enseigné
de nouveau ? L'on a vu de tout temps
Plus
de sots Fauconniers que de rois indulgents.
XII,
13 Le Renard, les Mouches, et le Hérisson
Aux
traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard
fin, subtil et matois,
Blessé
par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois
attira ce Parasite ailé
Que
nous avons mouche appelé.
Il
accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que
le Sort à tel point le voulût affliger,
Et
le fit aux Mouches manger.
Quoi
! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De
tous les Hôtes des Forêts !
Depuis
quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et
que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va
! le Ciel te confonde, animal importun.
Que
ne vis-tu sur le commun ?
Un
Hérisson du voisinage,
Dans
mes vers nouveau personnage,
Voulut
le délivrer de l'importunité
Du
Peuple plein d'avidité :
Je
les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin
Renard, dit-il, et terminer tes peines.
-
Garde-t'en bien, dit l'autre, ami, ne le fais pas ;
Laisse-les,
je te prie, achever leurs repas.
Ces
animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait
fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous
ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci
sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote
appliquait cet apologue aux hommes.
Les
exemples en sont communs,
Surtout
au pays où nous sommes.
Plus
telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.
XII,
14 L'Amour et la Folie
Tout
est mystère dans l'Amour,
Ses
flèches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance.
Ce
n'est pas l'ouvrage d'un jour
Que
d'épuiser cette Science.
Je
ne prétends donc point tout expliquer ici.
Mon
but est seulement de dire, à ma manière,
Comment
l'Aveugle que voici
(C'est
un Dieu), comment, dis-je, il perdit la lumière ;
Quelle
suite eut ce mal, qui peut-être est un bien ;
J'en
fais juge un Amant, et ne décide rien.
La
Folie et l'Amour jouaient un jour ensemble.
Celui-ci
n'était pas encor privé des yeux.
Une
dispute vint : l'Amour veut qu'on assemble
Là-dessus
le Conseil des Dieux.
L'autre
n'eut pas la patience ;
Elle
lui donne un coup si furieux,
Qu'il
en perd la clarté des Cieux.
Vénus
en demande vengeance.
Femme
et mère, il suffit pour juger de ses cris :
Les
Dieux en furent étourdis,
Et
Jupiter, et Némésis,
Et
les Juges d'Enfer, enfin toute la bande.
Elle
représenta l'énormité du cas.
Son
fils, sans un bâton, ne pouvait faire un pas :
Nulle
peine n'était pour ce crime assez grande.
Le
dommage devait être aussi réparé.
Quand
on eut bien considéré
L'intérêt
du Public, celui de la Partie,
Le
résultat enfin de la suprême Cour
Fut
de condamner la Folie
A
servir de guide à l'Amour.
XII,
15 Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat
A
Madame de la Sablière
Je
vous gardais un Temple dans mes vers :
Il
n'eût fini qu'avecque l'Univers.
Déjà
ma main en fondait la durée
Sur
ce bel Art qu'ont les Dieux inventé,
Et
sur le nom de la Divinité
Que
dans ce Temple on aurait adorée.
Sur
le portail j'aurais ces mots écrits
PALAIS
SACRE DE LA DEESSE IRIS ;
Non
celle-là qu'a Junon à ses gages ;
Car
Junon même et le Maître des Dieux
Serviraient
l'autre, et seraient glorieux
Du
seul honneur de porter ses messages.
L'Apothéose
à la voûte eût paru ;
Là,
tout l'Olympe en pompe eût été vu
Plaçant
Iris sous un Dais de lumière.
Les
murs auraient amplement contenu
Toute
sa vie, agréable matière,
Mais
peu féconde en ces événements
Qui
des Etats font les renversements.
Au
fond du Temple eût été son image,
Avec
ses traits, son souris, ses appas,
Son
art de plaire et de n'y penser pas,
Ses
agréments à qui tout rend hommage.
J'aurais
fait voir à ses pieds des mortels
Et
des Héros, des demi-Dieux encore,
Même
des Dieux ; ce que le Monde adore
Vient
quelquefois parfumer ses Autels.
J'eusse
en ses yeux fait briller de son âme
Tous
les trésors, quoique imparfaitement :
Car
ce coeur vif et tendre infiniment,
Pour
ses amis et non point autrement,
Car
cet esprit, qui, né du Firmament,
A
beauté d'homme avec grâces de femme,
Ne
se peut pas, comme on veut, exprimer.
O
vous, Iris, qui savez tout charmer,
Qui
savez plaire en un degré suprême,
Vous
que l'on aime à l'égal de soi-même
(Ceci
soit dit sans nul soupçon d'amour ;
Car
c'est un mot banni de votre Cour ;
Laissons-le
donc), agréez que ma Muse
Achève
un jour cette ébauche confuse.
J'en
ai placé l'idée et le projet,
Pour
plus de grâce, au devant d'un sujet
Où
l'amitié donne de telles marques,
Et
d'un tel prix, que leur simple récit
Peut
quelque temps amuser votre esprit.
Non
que ceci se passe entre Monarques :
Ce
que chez vous nous voyons estimer
N'est
pas un Roi qui ne sait point aimer :
C'est
un Mortel qui sait mettre sa vie
Pour
son ami. J'en vois peu de si bons.
Quatre
animaux, vivants de compagnie,
Vont
aux humains en donner des leçons.
La
Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivaient
ensemble unis : douce société.
Le
choix d'une demeure aux humains inconnue
Assurait
leur félicité.
Mais
quoi ! l'homme découvre enfin toutes retraites.
Soyez
au milieu des déserts,
Au
fond des eaux, en haut des airs,
Vous
n'éviterez point ses embûches secrètes.
La
Gazelle s'allait ébattre innocemment,
Quand
un chien, maudit instrument
Du
plaisir barbare des hommes,
Vint
sur l'herbe éventer les traces de ses pas.
Elle
fuit, et le Rat à l'heure du repas
Dit
aux amis restants : D'où vient que nous ne sommes
Aujourd'hui
que trois conviés ?
La
Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés ?
A
ces paroles, la Tortue
S'écrie,
et dit : Ah ! si j'étais
Comme
un Corbeau d'ailes pourvue,
Tout
de ce pas je m'en irais
Apprendre
au moins quelle contrée,
Quel
accident tient arrêtée
Notre
compagne au pied léger :
Car,
à l'égard du coeur, il en faut mieux juger.
Le
Corbeau part à tire d'aile :
Il
aperçoit de loin l'imprudente Gazelle
Prise
au piège, et se tourmentant.
Il
retourne avertir les autres à l'instant.
Car
de lui demander quand, pourquoi, ni comment
Ce
malheur est tombé sur elle,
Et
perdre en vains discours cet utile moment,
Comme
eût fait un Maître d'Ecole,
Il
avait trop de jugement.
Le
Corbeau donc vole et revole.
Sur
son rapport, les trois amis
Tiennent
conseil. Deux sont d'avis
De
se transporter sans remise
Aux
lieux où la Gazelle est prise.
L'autre,
dit le Corbeau, gardera le logis :
Avec
son marcher lent, quand arriverait-elle ?
Après
la mort de la Gazelle.
Ces
mots à peine dits, ils s'en vont secourir
Leur
chère et fidèle Compagne,
Pauvre
Chevrette de montagne.
La
Tortue y voulut courir :
La
voilà comme eux en campagne,
Maudissant
ses pieds courts avec juste raison,
Et
la nécessité de porter sa maison.
Rongemaille
(le Rat eut à bon droit ce nom)
Coupe
les noeuds du lacs : on peut penser la joie.
Le
Chasseur vient et dit : Qui m'a ravi ma proie ?
Rongemaille,
à ces mots, se retire en un trou,
Le
Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle ;
Et
le Chasseur, à demi fou
De
n'en avoir nulle nouvelle,
Aperçoit
la Tortue, et retient son courroux.
D'où
vient, dit-il, que je m'effraie ?
Je
veux qu'à mon souper celle-ci me défraie.
Il
la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,
Si
le Corbeau n'en eût averti la Chevrette.
Celle-ci,
quittant sa retraite,
Contrefait
la boiteuse, et vient se présenter.
L'homme
de suivre, et de jeter
Tout
ce qui lui pesait : si bien que Rongemaille
Autour
des noeuds du sac tant opère et travaille
Qu'il
délivre encor l'autre soeur,
Sur
qui s'était fondé le souper du Chasseur.
Pilpay
conte qu'ainsi la chose s'est passée.
Pour
peu que je voulusse invoquer Apollon,
J'en
ferais, pour vous plaire, un Ouvrage aussi long
Que
l'Iliade ou l'Odyssée.
Rongemaille
ferait le principal héros,
Quoiqu'à
vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Portemaison
l'Infante y tient de tels propos
Que
Monsieur du Corbeau va faire
Office
d'Espion, et puis de Messager.
La
Gazelle a d'ailleurs l'adresse d'engager
Le
Chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi
chacun en son endroit
S'entremet,
agit, et travaille.
A
qui donner le prix ? Au coeur si l'on m'en croit.
XII,
16 La Forêt et le Bûcheron
Un
Bûcheron venait de rompre ou d'égarer
Le
bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette
perte ne put sitôt se réparer
Que
la Forêt n'en fût quelque temps épargnée.
L'Homme
enfin la prie humblement
De
lui laisser tout doucement
Emporter
une unique branche,
Afin
de faire un autre manche.
Il
irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il
laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont
chacun respectait la vieillesse et les charmes.
L'innocente
Forêt lui fournit d'autres armes.
Elle
en eut du regret. Il emmanche son fer.
Le
misérable ne s'en sert
Qu'à
dépouiller sa bienfaitrice
De
ses principaux ornements.
Elle
gémit à tous moments :
Son
propre don fait son supplice.
Voilà
le train du Monde et de ses Sectateurs :
On
s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je
suis las d'en parler ; mais que de doux ombrages
Soient
exposés à ces outrages,
Qui
ne se plaindrait là-dessus ?
Hélas
! j'ai beau crier et me rendre incommode :
L'ingratitude
et les abus
N'en
seront pas moins à la mode.
XII,
17 Le Renard, le Loup, et le Cheval
Un
renard, jeune encor, quoique des plus madrés,
Vit
le premier Cheval qu'il eût vu de sa vie.
Il
dit à certain Loup, franc novice : Accourez :
Un
animal paît dans nos prés,
Beau,
grand ; j'en ai la vue encor toute ravie.
-
Est-il plus fort que nous ? dit le Loup en riant.
Fais-moi
son Portrait, je te prie.
-
Si j'étais quelque Peintre ou quelque Etudiant,
Repartit
le Renard, j'avancerais la joie
Que
vous aurez en le voyant.
Mais
venez. Que sait-on ? peut-être est-ce une proie
Que
la Fortune nous envoie.
Ils
vont ; et le cheval, qu'à l'herbe on avait mis,
Assez
peu curieux de semblables amis,
Fut
presque sur le point d'enfiler la venelle.
Seigneur,
dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendraient
volontiers comment on vous appelle.
Le
Cheval, qui n'était dépourvu de cervelle,
Leur
dit : Lisez mon nom, vous le pouvez, Messieurs :
Mon
Cordonnier l'a mis autour de ma semelle.
Le
Renard s'excusa sur son peu de savoir.
Mes
parents, reprit-il, ne m'ont point fait instruire ;
Ils
sont pauvres et n'ont qu'un trou pour tout avoir.
Ceux
du Loup, gros Messieurs, l'ont fait apprendre à lire.
Le
Loup, par ce discours flatté,
S'approcha
; mais sa vanité
Lui
coûta quatre dents : le Cheval lui desserre
Un
coup ; et haut le pied. Voilà mon Loup par terre
Mal
en point, sanglant et gâté.
Frère,
dit le Renard, ceci nous justifie
Ce
que m'ont dit des gens d'esprit :
Cet
animal vous a sur la mâchoire écrit
Que
de tout inconnu le Sage se méfie.
XII,
18 Le Renard et les Poulets d'Inde
Contre
les assauts d'un Renard
Un
arbre à des Dindons servait de citadelle.
Le
perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et
vu chacun en sentinelle,
S'écria
: Quoi ! Ces gens se moqueront de moi !
Eux
seuls seront exempts de la commune loi !
Non,
par tous les Dieux, non. Il accomplit son dire.
La
lune, alors luisant, semblait, contre le sire,
Vouloir
favoriser la dindonnière gent.
Lui,
qui n'était novice au métier d'assiégeant,
Eut
recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit
vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,
Puis
contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin
n'eût exécuté
Tant
de différents personnages.
Il
élevait sa queue, il la faisait briller,
Et
cent mille autres badinages.
Pendant
quoi nul Dindon n'eût osé sommeiller :
L'ennemi
les lassait en leur tenant la vue
Sur
même objet toujours tendue.
Les
pauvres gens étant à la longue éblouis
Toujours
il en tombait quelqu'un : autant de pris,
Autant
de mis à part ; près de moitié succombe.
Le
compagnon les porte en son garde-manger.
Le
trop d'attention qu'on a pour le danger
Fait
le plus souvent qu'on y tombe.
XII,
19 Le Singe
Il
est un Singe dans Paris
A
qui l'on avait donné femme.
Singe
en effet d'aucuns maris,
Il
la battait : la pauvre Dame
En
a tant soupiré qu'enfin elle n'est plus.
Leur
fils se plaint d'étrange sorte,
Il
éclate en cris superflus :
Le
père en rit ;
sa
femme est morte.
Il
a déjà d'autres amours
Que
l'on croit qu'il battra toujours.
Il
hante la taverne et souvent il s'enivre.
N'attendez
rien de bon du Peuple imitateur,
Qu'il
soit Singe ou qu'il fasse un Livre :
La
pire espèce, c'est l'Auteur.
XII,
20 Le Philosophe scythe
Un
Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se
proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea
chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un
sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme
égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et,
comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son
bonheur consistait aux beautés d'un Jardin.
Le
Scythe l'y trouva, qui la serpe à la main,
De
ses arbres à fruit retranchait l'inutile,
Ebranchait,
émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant
partout la Nature,
Excessive
à payer ses soins avec usure.
Le
Scythe alors lui demanda :
Pourquoi
cette ruine. Etait-il d'homme sage
De
mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi
votre serpe, instrument de dommage ;
Laissez
agir la faux du temps :
Ils
iront aussi tôt border le noir rivage.
-
J'ôte le superflu, dit l'autre, et l'abattant,
Le
reste en profite d'autant.
Le
Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend
la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille
à ses voisins, prescrit à ses amis
Un
universel abatis.
Il
ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il
tronque son Verger contre toute raison,
Sans
observer temps ni saison,
Lunes
ni vieilles ni nouvelles.
Tout
languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un
indiscret Stoïcien :
Celui-ci
retranche de l'âme
Désirs
et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux
plus innocents souhaits.
Contre
de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils
ôtent à nos coeurs le principal ressort ;
Ils
font cesser de vivre avant que l'on soit mort.
XII,
21 L'Eléphant et le Singe de Jupiter
Autrefois
l'Eléphant et le Rhinocéros,
En
dispute du pas et des droits de l'Empire,
Voulurent
terminer la querelle en champ clos.
Le
jour en était pris, quand quelqu'un vint leur dire
Que
le Singe de Jupiter,
Portant
un Caducée, avait paru dans l'air.
Ce
Singe avait nom Gille, à ce que dit l'Histoire.
Aussitôt
l'Eléphant de croire
Qu'en
qualité d'Ambassadeur
Il
venait trouver sa Grandeur.
Tout
fier de ce sujet de gloire,
Il
attend maître Gille, et le trouve un peu lent
A
lui présenter sa créance.
Maître
Gille enfin, en passant,
Va
saluer son Excellence.
L'autre
était préparé sur la légation ;
Mais
pas un mot : l'attention
Qu'il
croyait que les Dieux eussent à sa querelle
N'agitait
pas encor chez eux cette nouvelle.
Qu'importe
à ceux du Firmament
Qu'on
soit Mouche ou bien Eléphant ?
Il
se vit donc réduit à commencer lui-même :
Mon
cousin Jupiter, dit-il, verra dans peu
Un
assez beau combat, de son Trône suprême.
Toute
sa Cour verra beau jeu.
-
Quel combat ? dit le Singe avec un front sévère.
L'Eléphant
repartit : Quoi ! vous ne savez pas
Que
le Rhinocéros me dispute le pas ;
Qu'Eléphantide
a guerre avecque Rhinocère ?
Vous
connaissez ces lieux, ils ont quelque renom.
-
Vraiment je suis ravi d'en apprendre le nom,
Repartit
Maître Gille : on ne s'entretient guère
De
semblables sujets dans nos vastes Lambris.
L'Eléphant,
honteux et surpris,
Lui
dit : Et parmi nous que venez-vous donc faire ?
-
Partager un brin d'herbe entre quelques Fourmis :
Nous
avons soin de tout. Et quant à votre affaire,
On
n'en dit rien encor dans le conseil des Dieux :
Les
petits et les grands sont égaux à leurs yeux.
XII,
22 Un Fou et un Sage
Certain
Fou poursuivait à coups de pierre un Sage.
Le
Sage se retourne et lui dit : Mon ami,
C'est
fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci :
Tu
fatigues assez pour gagner davantage.
Toute
peine, dit-on, est digne de loyer.
Vois
cet homme qui passe ; il a de quoi payer.
Adresse-lui
tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé
par le gain, notre Fou s'en va faire
Même
insulte à l'autre Bourgeois.
On
ne le paya pas en argent cette fois.
Maint
estafier accourt ; on vous happe notre homme,
On
vous l'échine, on vous l'assomme.
Auprès
des Rois il est de pareils fous :
A
vos dépens ils font rire le Maître.
Pour
réprimer leur babil, irez-vous
Les
maltraiter ? Vous n'êtes pas peut-être
Assez
puissant. Il faut les engager
A
s'adresser à qui peut se venger.
XII,
23 Le Renard anglais
A
Madame Harvey
Le
bon coeur est chez vous compagnon du bon sens
Avec
cent qualités trop longues à déduire,
Une
noblesse d'âme, un talent pour conduire
Et
les affaires et les gens,
Une
humeur franche et libre, et le don d'être amie
Malgré
Jupiter même et les temps orageux.
Tout
cela méritait un éloge pompeux ;
Il
en eût été moins selon votre génie :
La
pompe vous déplaît, l'éloge vous ennuie.
J'ai
donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y
coudre encore un mot ou deux
En
faveur de votre patrie :
Vous
l'aimez. Les Anglais pensent profondément ;
Leur
esprit, en cela, suit leur tempérament.
Creusant
dans les sujets, et forts d'expériences,
Ils
étendent partout l'empire des Sciences.
Je
ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos
gens à pénétrer l'emportent sur les autres ;
Même
les Chiens de leur séjour
Ont
meilleur nez que n'ont les nôtres.
Vos
Renards sont plus fins. Je m'en vais le prouver.
Par
un d'eux, qui, pour se sauver
Mit
en usage un stratagème
Non
encor pratiqué, des mieux imaginés.
Le
scélérat, réduit en un péril extrême,
Et
presque mis à bout par ces Chiens au bon nez,
Passa
près d'un patibulaire.
Là,
des animaux ravissants,
Blaireaux,
Renards, Hiboux, race encline à mal faire,
Pour
l'exemple pendus, instruisaient les passants.
Leur
confrère aux abois entre ces morts s'arrange.
Je
crois voir Annibal qui, pressé des Romains
Met
leurs chefs en défaut, ou leur donne le change,
Et
sait en vieux Renard s'échapper de leurs mains.
Les
clefs de Meute, parvenues
A
l'endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent
l'air de cris : leur maître les rompit,
Bien
que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il
ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque
terrier, dit-il, a sauvé mon galant,
Mes
chiens n'appellent point au-delà des colonnes
Où
sont tant d'honnêtes personnes.
Il
y viendra, le drôle ! Il y vint, à son dam.
Voilà
maint basset clabaudant ;
Voilà
notre Renard au charnier se guindant.
Maître
pendu croyait qu'il en irait de même
Que
le Jour qu'il tendit semblables panneaux ;
Mais
le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux.
Tant
il est vrai qu'il faut changer de stratagème.
Le
Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N'aurait
pas cependant un tel tour inventé ;
Non
point par peu d'esprit ; est-il quelqu'un qui nie
Que
tout Anglais n'en ait bonne provision ?
Mais
le peu d'amour pour la vie
Leur
nuit en mainte occasion.
Je
reviens à vous, non pour dire
D'autres
traits sur votre sujet
Trop
abondant pour ma Lyre :
Peu
de nos chants, peu de nos Vers,
Par
un encens flatteur amusent l'Univers
Et
se font écouter des nations étranges.
Votre
Prince vous dit un jour
Qu'il
aimait mieux un trait d'amour
Que
quatre Pages de louanges.
Agréez
seulement le don que je vous fais
Des
derniers efforts de ma Muse.
C'est
peu de chose ; elle est confuse
De
ces Ouvrages imparfaits.
Cependant
ne pourriez-vous faire
Que
le même hommage pût plaire
A
celle qui remplit vos climats d'habitants
Tirés
de l'Ile de Cythère ?
Vous
voyez par là que j'entends
Mazarin,
des Amours Déesse tutélaire.
XII,
24 Daphnis et Alcimadure
Imitation
de Théocrite
A
Madame de la Mésangère
Aimable
fille d'une mère
A
qui seule aujourd'hui mille coeurs font la cour,
Sans
ceux que l'amitié rend soigneux de vous plaire,
Et
quelques-uns encor que vous garde l'Amour,
Je
ne puis qu'en cette Préface
Je
ne partage entre elle et vous
Un
peu de cet encens qu'on recueille au Parnasse,
Et
que j'ai le secret de rendre exquis et doux.
Je
vous dirai donc... Mais tout dire,
Ce
serait trop ; il faut choisir,
Ménageant
ma voix et ma Lyre,
Qui
bientôt vont manquer de force et de loisir.
Je
louerai seulement un coeur, plein de tendresse,
Ces
nobles sentiments, ces grâces, cet esprit :
Vous
n'auriez en cela ni Maître ni Maîtresse,
Sans
celle dont sur vous l'éloge rejaillit.
Gardez
d'environner ces roses
De
trop d'épines, si jamais
L'Amour
vous dit les mêmes choses :
Il
les dit mieux que je ne fais ;
Aussi
sait-il punir ceux qui ferment l'oreille
A
ses conseils. Vous l'allez voir.
Jadis
une jeune merveille
Méprisait
de ce Dieu le souverain pouvoir :
On
l'appelait Alcimadure :
Fier
et farouche objet, toujours courant aux bois,
Toujours
sautant aux prés, dansant sur la verdure,
Et
ne connaissant autres lois
Que
son caprice ; au reste, égalant les plus belles,
Et
surpassant les plus cruelles ;
N'ayant
trait qui ne plût, pas même en ses rigueurs :
Quelle
l'eût-on trouvée au fort de ses faveurs !
Le
jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L'aima
pour son malheur : jamais la moindre grâce
Ni
le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne
lui fut accordé par ce coeur inhumain.
Las
de continuer une poursuite vaine,
Il
ne songea plus qu'à mourir ;
Le
désespoir le fit courir
A
la porte de l'Inhumaine.
Hélas
! ce fut aux vents qu'il raconta sa peine ;
On
ne daigna lui faire ouvrir
Cette
maison fatale, où parmi ses Compagnes,
L'Ingrate,
pour le jour de sa nativité,
Joignait
aux fleurs de sa beauté
Les
trésors des jardins et des vertes campagnes.
J'espérais,
cria-t-il, expirer à vos yeux ;
Mais
je vous suis trop odieux,
Et
ne m'étonne pas qu'ainsi que tout le reste
Vous
me refusiez même un plaisir si funeste.
Mon
père, après ma mort, et je l'en ai chargé,
Doit
mettre à vos pieds l'héritage
Que
votre coeur a négligé.
Je
veux que l'on y joigne aussi le pâturage,
Tous
mes troupeaux, avec mon chien,
Et
que du reste de mon bien
Mes
Compagnons fondent un Temple
Où
votre image se contemple,
Renouvelants
de fleurs l'Autel à tout moment.
J'aurai
près de ce temple un simple monument ;
On
gravera sur la bordure :
Daphnis
mourut d'amour. Passant, arrête-toi ;
Pleure,
et dis : "Celui-ci succomba sous la loi
De
la cruelle Alcimadure. "
A
ces mots, par la Parque il se sentit atteint.
Il
aurait poursuivi ; la douleur le prévint.
Son
ingrate sortit triomphante et parée.
On
voulut, mais en vain, l'arrêter un moment
Pour
donner quelques pleurs au sort de son amant :
Elle
insulta toujours au fils de Cythérée,
Menant
dès ce soir même, au mépris de ses lois,
Ses
compagnes danser autour de sa statue.
Le
dieu tomba sur elle et l'accabla du poids :
Une
voix sortit de la nue,
Echo
redit ces mots dans les airs épandus :
Que
tout aime à présent : l'insensible n'est plus.
Cependant
de Daphnis l'Ombre au Styx descendue
Frémit
et s'étonna la voyant accourir.
Tout
l'Erèbe entendit cette Belle homicide
S'excuser
au Berger, qui ne daigna l'ouïr
Non
plus qu'Ajax Ulysse, et Didon son perfide.
XII,
25 Philémon et Baucis
Sujet
tiré des Métamorphoses d'Ovide
A
Monseigneur le duc de Vendôme
Ni
l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces
deux Divinités n'accordent à nos voeux
Que
des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille :
Des
soucis dévorants c'est l'éternel asile ;
Véritables
Vautours, que le fils de Japet
Représente,
enchaîné sur son triste sommet.
L'humble
toit est exempt d'un tribut si funeste :
Le
sage y vit en paix, et méprise le reste ;
Content
de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il
regarde à ses pieds les favoris des Rois ;
Il
lit au front de ceux qu'un vain luxe environne
Que
la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il
du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien
ne trouble sa fin : c'est le soir d'un beau jour.
Philémon
et Baucis nous en offrent l'exemple :
Tous
deux virent changer leur Cabane en un Temple.
Hyménée
et l'Amour, par des désirs constants,
Avaient
uni leurs coeurs dès leur plus doux Printemps.
Ni
le temps ni l'hymen n'éteignirent leur flamme ;
Clothon
prenait plaisir à filer cette trame.
Ils
surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur
enclos et leur champ par deux fois vingt Etés.
Eux
seuls ils composaient toute leur République :
Heureux
de ne devoir à pas un domestique
Le
plaisir ou le gré des soins qu'ils se rendaient !
Tout
vieillit : sur leur front les rides s'étendaient ;
L'amitié
modéra leurs feux sans les détruire,
Et
par des traits d'amour sut encor se produire.
Ils
habitaient un bourg plein de gens dont le coeur
Joignait
aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter
résolut d'abolir cette engeance.
Il
part avec son fils, le Dieu de l'Eloquence ;
Tous
deux en Pèlerins vont visiter ces lieux :
Mille
logis y sont, un seul ne s'ouvre aux Dieux.
Prêts
enfin à quitter un séjour si profane,
Ils
virent à l'écart une étroite cabane,
Demeure
hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure
frappe : on ouvre ; aussitôt Philémon
Vient
au-devant des dieux, et leur tient ce langage :
Vous
me semblez tous deux fatigués du voyage,
Reposez-vous.
Usez du peu que nous avons ;
L'aide
des Dieux a fait que nous le conservons ;
Usez-en
; saluez ces Pénates d'argile :
Jamais
le Ciel ne fut aux humains si facile
Que
quand Jupiter même était de simple bois ;
Depuis
qu'on l'a fait d'or, il est sourd à nos voix.
Baucis,
ne tardez point : faites tiédir cette onde ;
Encor
que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos
Hôtes agréront les soins qui leur sont dus.
Quelques
restes de feu sous la cendre épandus
D'un
souffle haletant par Baucis s'allumèrent :
Des
branches de bois sec aussitôt s'enflammèrent.
L'onde
tiède, on lava les pieds des Voyageurs.
Philémon
les pria d'excuser ces longueurs ;
Et,
pour tromper l'ennui d'une attente importune,
Il
entretint les Dieux, non point sur la Fortune,
Sur
ses jeux, sur la pompe et la grandeur des rois,
Mais
sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont
de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant
par Baucis le festin se prépare.
La
table où l'on servit le champêtre repas
Fut
d'ais non façonnés à l'aide du compas :
Encore
assure-t-on, si l'histoire en est crue,
Qu'en
un de ses supports le temps l'avait rompue.
Baucis
en égala les appuis chancelants
Du
débris d'un vieux vase, autre injure des ans.
Un
tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il
ne servait pourtant qu'aux fêtes solennelles.
Le
linge orné de fleurs fut couvert, pour tous mets,
D'un
peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès.
Les
divins Voyageurs, altérés de leur course,
Mêlaient
au vin grossier le cristal d'une source.
Plus
le vase versait, moins il s'allait vidant :
Philémon
reconnut ce miracle évident ;
Baucis
n'en fit pas moins : tous deux s'agenouillèrent ;
A
ce signe d'abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter
leur parut avec ces noirs sourcis
Qui
font trembler les Cieux sur leurs Pôles assis.
Grand
Dieu, dit Philémon, excusez notre faute :
Quels
humains auraient cru recevoir un tel Hôte ?
Ces
mets, nous l'avouons, sont peu délicieux :
Mais,
quand nous serions Rois, que donner à des Dieux ?
C'est
le coeur qui fait tout : que la terre et que l'onde
Apprêtent
un repas pour les Maîtres du monde ;
Ils
lui préféreront les seuls présents du coeur.
Baucis
sort à ces mots pour réparer l'erreur.
Dans
le verger courait une perdrix privée,
Et
par de tendres soins dès l'enfance élevée ;
Elle
en veut faire un mets, et la poursuit en vain :
La
volatille échappe à sa tremblante main ;
Entre
les pieds des Dieux elle cherche un asile.
Ce
recours à l'oiseau ne fut pas inutile :
Jupiter
intercède. Et déjà les vallons
Voyaient
l'ombre en croissant tomber du haut des monts.
Les
Dieux sortent enfin, et font sortir leurs Hôtes.
De
ce Bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes :
Suivez-nous.
Toi, Mercure, appelle les vapeurs.
O
gens durs ! vous n'ouvrez vos logis ni vos coeurs !
Il
dit : et les Autans troublent déjà la plaine.
Nos
deux Epoux suivaient, ne marchant qu'avec peine ;
Un
appui de roseau soulageait leurs vieux ans :
Moitié
secours des Dieux, moitié peur, se hâtants,
Sur
un mont assez proche enfin ils arrivèrent ;
A
leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent.
Des
ministres du Dieu les escadrons flottants
Entraînèrent,
sans choix, animaux, habitants,
Arbres,
maisons, vergers, toute cette demeure ;
Sans
vestige du Bourg, tout disparut sur l'heure.
Les
vieillards déploraient ces sévères destins.
Les
animaux périr ! car encor les humains,
Tous
avaient dû tomber sous les célestes armes.
Baucis
en répandit en secret quelques larmes.
Cependant
l'humble Toit devient Temple, et ses murs
Changent
leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
De
pilastres massifs les cloisons revêtues
En
moins de deux instants s'élèvent jusqu'aux nues ;
Le
chaume devient or ; tout brille en ce pourpris ;
Tous
ces événements sont peints sur le lambris.
Loin,
bien loin les tableaux de Zeuxis et d'Apelle !
Ceux-ci
furent tracés d'une main immortelle.
Nos
deux Epoux, surpris, étonnés, confondus,
Se
crurent, par miracle, en l'Olympe rendus.
Vous
comblez, dirent-ils, vos moindres créatures ;
Aurions-nous
bien le coeur et les mains assez pures
Pour
présider ici sur les honneurs divins,
Et
Prêtres vous offrir les voeux des Pèlerins ?
Jupiter
exauça leur prière innocente.
Hélas
! dit Philémon, si votre main puissante
Voulait
favoriser jusqu'au bout deux mortels,
Ensemble
nous mourrions en servant vos Autels :
Clothon
ferait d'un coup ce double sacrifice ;
D'autres
mains nous rendraient un vain et triste office :
Je
ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux
Ne
troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter
à ce voeu fut encor favorable.
Mais
oserai-je dire un fait presque incroyable ?
Un
jour qu'assis tous deux dans le sacré parvis
Ils
contaient cette histoire aux pèlerins ravis,
La
troupe, à l'entour d'eux, debout prêtait l'oreille ;
Philémon
leur disait : Ce lieu plein de merveille
N'a
pas toujours servi de Temple aux Immortels :
Un
Bourg était autour, ennemi des Autels,
Gens
barbares, gens durs, habitacle d'impies ;
Du
céleste courroux tous furent les hosties.
Il
ne resta que nous d'un si triste débris :
Vous
en verrez tantôt la suite en nos lambris ;
Jupiter
l'y peignit. En contant ces Annales,
Philémon
regardait Baucis par intervalles ;
Elle
devenait arbre, et lui tendait les bras ;
Il
veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il
veut parler, l'écorce a sa langue pressée.
L'un
et l'autre se dit adieu de la pensée :
Le
corps n'est tantôt plus que feuillage et que bois.
D'étonnement
la Troupe, ainsi qu'eux, perd la voix,
Même
instant, même sort à leur fin les entraîne ;
Baucis
devient Tilleul, Philémon devient Chêne.
On
les va voir encore, afin de mériter
Les
douceurs qu'en hymen Amour leur fit goûter :
Ils
courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour
peu que des Epoux séjournent sous leur ombre,
Ils
s'aiment jusqu'au bout, malgré l'effort des ans.
Ah
! si. .. Mais autre part j'ai porté mes présents.
Célébrons
seulement cette Métamorphose.
Des
fidèles témoins m'ayant conté la chose,
Clio
me conseilla de l'étendre en ces Vers,
Qui
pourront quelque jour l'apprendre à l''Univers :
Quelque
jour on verra chez les Races futures
Sous
l'appui d'un grand nom passer ces Aventures.
Vendôme,
consentez au los que j'en attends :
Faites-moi
triompher de l'Envie et du Temps ;
Enchaînez
ces démons, que sur nous ils n'attentent,
Ennemis
des Héros et de ceux qui les chantent.
Je
voudrais pouvoir dire en un style assez haut
Qu'ayant
mille vertus vous n'avez nul défaut.
Toutes
les célébrer serait oeuvre infinie ;
L'entreprise
demande un plus vaste génie :
Car
quel mérite enfin ne vous fait estimer ?
Sans
parler de celui qui force à vous aimer ?
Vous
joignez à ces dons l'amour des beaux Ouvrages,
Vous
y joignez un goût plus sûr que nos suffrages :
Don
du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que
nous font à regret le travail et les ans.
Peu
de gens élevés, peu d'autres encor même,
Font
voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si
quelque enfant des Dieux les possède, c'est vous ;
Je
l'ose dans ces Vers soutenir devant tous.
Clio,
sur son giron, à l'exemple d'Homère,
Vient
de les retoucher, attentive à vous plaire :
On
dit qu'elle et ses soeurs, par l'ordre d'Apollon,
Transportent
dans Anet tout le sacré Vallon :
Je
le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des
arbres dont ce lieu va border ses rivages !
Puissent-ils
tout d'un coup élever leurs sourcis,
Comme
on vit autrefois Philémon et Baucis !
XII,
26 La Matrone d'Ephèse
S'il
est un conte usé, commun et rebattu,
C'est
celui qu'en ces vers j'accommode à ma guise.
-
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui
t'engage à cette entreprise ?
N'a-t-elle
point déjà produit assez d'écrits ?
Quelle
grâce aura ta Matrone
Au
prix de celle de Pétrone ?
Comment
la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
-
Sans répondre aux censeurs, car c'est chose infinie,
Voyons
si dans mes vers je l'aurai rajeunie.
Dans
Ephèse, il fut autrefois
Une
dame en sagesse et vertus sans égale,
Et
selon la commune voix
Ayant
su raffiner sur l'amour conjugale.
Il
n'était bruit que d'elle et de sa chasteté :
On
l'allait voir par rareté :
C'était
l'honneur du sexe : heureuse sa patrie :
Chaque
mère à sa bru l'alléguait pour patron ;
Chaque
époux la prônait à sa femme chérie ;
D'elle
descendent ceux de la prudoterie,
Antique
et célèbre maison.
Son
mari l'aimait d'amour folle.
Il
mourut. De dire comment,
Ce
serait un détail frivole ;
Il
mourut, et son testament
N'était
plein que de legs qui l'auraient consolée,
Si
les biens réparaient la perte d'un mari
Amoureux
autant que chéri.
Mainte
veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui
n'abandonne pas le soin du demeurant,
Et
du bien qu'elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci
par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci
faisait un vacarme,
Un
bruit, et des regrets à percer tous les coeurs ;
Bien
qu'on sache qu'en ces malheurs
De
quelque désespoir qu'une âme soit atteinte,
La
douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours
un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun
fit son devoir de dire à l'affligée
Que
tout a sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient
pécher par leur excès :
Chacun
rendit par là sa douleur rengrégée.
Enfin
ne voulant plus jouir de la clarté
Que
son époux avait perdue,
Elle
entre dans sa tombe, en ferme volonté
D'accompagner
cette ombre aux enfers descendue.
Et
voyez ce que peut l'excessive amitié ;
(Ce
mouvement aussi va jusqu'à la folie)
Une
esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête
à mourir de compagnie.
Prête,
je m'entends bien ; c'est-à-dire en un mot
N'ayant
examiné qu'à demi ce complot,
Et
jusques à l'effet courageuse et hardie.
L'esclave
avec la dame avait été nourrie.
Toutes
deux s'entraimaient, et cette passion
Etait
crue avec l'âge au coeur des deux femelles :
Le
monde entier à peine eût fourni deux modèles
D'une
telle inclination.
Comme
l'esclave avait plus de sens que la dame,
Elle
laissa passer les premiers mouvements,
Puis
tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans
l'ordinaire train des communs sentiments.
Aux
consolations la veuve inaccessible
S'appliquait
seulement à tout moyen possible
De
suivre le défunt aux noirs et tristes lieux :
Le
fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais
la dame voulait paître encore ses yeux
Du
trésor qu'enfermait la bière,
Froide
dépouille et pourtant chère.
C'était
là le seul aliment
Qu'elle
prît en ce monument.
La
faim donc fut celle des portes
Qu'entre
d'autres de tant de sortes,
Notre
veuve choisit pour sortir d'ici-bas.
Un
jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que
ses fréquents soupirs, que ses fréquents hélas,
Qu'un
inutile et long murmure
Contre
les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin
sa douleur n'omit rien,
Si
la douleur doit s'exprimer si bien.
Encore
un autre mort faisait sa résidence
Non
loin de ce tombeau, mais bien différemment,
Car
il n'avait pour monument
Que
le dessous d'une potence.
Pour
exemple aux voleurs on l'avait là laissé.
Un
soldat bien récompensé
Le
gardait avec vigilance.
Il
était dit par ordonnance
Que
si d'autres voleurs, un parent, un ami
L'enlevaient,
le soldat nonchalant, endormi,
Remplirait
aussitôt sa place,
C'était
trop de sévérité ;
Mais
la publique utilité
Défendait
que l'on fit au garde aucune grâce.
Pendant
la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller
quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux,
il y court, entend de loin la dame
Remplissant
l'air de ses clameurs.
Il
entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi
ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi
cette triste musique,
Pourquoi
cette maison noire et mélancolique.
Occupée
à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes
ces demandes frivoles,
Le
mort pour elle y répondit ;
Cet
objet sans autres paroles
Disait
assez par quel malheur
La
dame s'enterrait ainsi toute vivante.
Nous
avons fait serment, ajouta la suivante,
De
nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encore
que le soldat fût mauvais orateur,
Il
leur fit concevoir ce que c'est que la vie.
La
dame cette fois eut de l'attention ;
Et
déjà l'autre passion
Se
trouvait un peu ralentie.
Le
temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit
le soldat, vous défend l'aliment,
Voyez-moi
manger seulement,
Vous
n'en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne
déplut pas aux deux femelles :
Conclusion
qu'il obtint d'elles
Une
permission d'apporter son soupé ;
Ce
qu'il fit ; et l'esclave eut le coeur fort tenté
De
renoncer dès lors à la cruelle envie
De
tenir au mort compagnie.
Madame,
ce dit-elle, un penser m'est venu :
Qu'importe
à votre époux que vous cessiez de vivre ?
Croyez-vous
que lui-même il fût homme à vous suivre
Si
par votre trépas vous l'aviez prévenu ?
Non
Madame, il voudrait achever sa carrière.
La
nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se
faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous
aurons tout loisir d'habiter ces maisons.
On
ne meurt que trop tôt ; qui nous presse ? attendons ;
Quant
à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous
emporter vos appas chez les morts ?
Que
vous servira-t-il d'en être regardée ?
Tantôt
en voyant les trésors
Dont
le Ciel prit plaisir d'orner votre visage,
Je
disais : hélas ! c'est dommage,
Nous-mêmes
nous allons enterrer tout cela.
A
ce discours flatteur la dame s'éveilla.
Le
Dieu qui fait aimer prit son temps ; il tira
Deux
traits de son carquois ; de l'un il entama
Le
soldat jusqu'au vif ; l'autre effleura la dame :
Jeune
et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat,
Et
des gens de goût délicat
Auraient
bien pu l'aimer, et même étant leur femme.
Le
garde en fut épris : les pleurs et la pitié,
Sorte
d'amour ayant ses charmes,
Tout
y fit : une belle, alors qu'elle est en larmes
En
est plus belle de moitié.
Voilà
donc notre veuve écoutant la louange,
Poison
qui de l'amour est le premier degré ;
La
voilà qui trouve à son gré
Celui
qui le lui donne ; il fait tant qu'elle mange,
Il
fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus
digne d'être aimé que le mort le mieux fait.
Il
fait tant enfin qu'elle change ;
Et
toujours par degrés, comme l'on peut penser :
De
l'un à l'autre il fait cette femme passer ;
Je
ne le trouve pas étrange.
Elle
écoute un Amant, elle en fait un Mari ;
Le
tout au nez du mort qu'elle avait tant chéri.
Pendant
cet hyménée un voleur se hasarde
D'enlever
le dépôt commis aux soins du garde.
Il
en entend le bruit ; il y court à grands pas ;
Mais
en vain, la chose était faite.
Il
revient au tombeau conter son embarras,
Ne
sachant où trouver retraite.
L'Esclave
alors lui dit le voyant éperdu :
L'on
vous a pris votre pendu ?
Les
lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si
Madame y consent j'y remédierai bien.
Mettons
notre mort en la place,
Les
passants n'y connaîtront rien.
La
Dame y consentit. O volages femelles !
La
femme est toujours femme ; il en est qui sont belles,
Il
en est qui ne le sont pas.
S'il
en était d'assez fidèles,
Elles
auraient assez d'appas.
Prudes
vous vous devez défier de vos forces.
Ne
vous vantez de rien. Si votre intention
Est
de résister aux amorces,
La
nôtre est bonne aussi ; mais l'exécution
Nous
trompe également ; témoin cette Matrone.
Et
n'en déplaise au bon Pétrone,
Ce
n'était pas un fait tellement merveilleux
Qu'il
en dût proposer l'exemple à nos neveux.
Cette
veuve n'eut tort qu'au bruit qu'on lui vit faire ;
Qu'au
dessein de mourir, mal conçu, mal formé ;
Car
de mettre au patibulaire,
Le
corps d'un mari tant aimé,
Ce
n'était pas peut-être une si grande affaire.
Cela
lui sauvait l'autre ; et tout considéré,
Mieux
vaut goujat debout qu'Empereur enterré.
XII,
27 Belphégor
Nouvelle
tirée de Machiavel
Un
jour Satan, Monarque des enfers,
Faisait
passer ses sujets en revue.
Là
confondus tous les états divers,
Princes
et Rois, et la tourbe menue,
Jetaient
maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant
que Satan en était étourdi.
Il
demandait en passant à chaque âme :
Qui
t'a jetée en l'éternelle flamme ?
L'une
disait : hélas c'est mon mari ;
L'autre
aussitôt répondait : c'est ma femme.
Tant
et tant fut ce discours répété,
Qu'enfin
Satan dit en plein consistoire :
Si
ces gens-ci disent la vérité
Il
est aisé d'augmenter notre gloire.
Nous
n'avons donc qu'à le vérifier.
Pour
cet effet, il nous faut envoyer
Quelque
démon plein d'art et de prudence ;
Qui
non content d'observer avec soin
Tous
les hymens dont il sera témoin,
Y
joigne aussi sa propre expérience.
Le
Prince ayant proposé sa sentence,
Le
noir Sénat suivit tout d'une voix.
De
Belphégor aussitôt on fit choix.
Ce
diable était tout yeux et tout oreilles,
Grand
éplucheur, clairvoyant à merveilles,
Capable
enfin de pénétrer dans tout,
Et
de pousser l'examen jusqu'au bout.
Pour
subvenir aux frais de l'entreprise,
On
lui donna mainte et mainte remise,
Toutes
à vue, et qu'en lieux différents
Il
pût toucher par des correspondants.
Quant
au surplus, les fortunes humaines,
Les
biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref
ce qui suit notre condition,
Fut
une annexe à sa légation.
Il
se pouvait tirer d'affliction,
Par
ses bons tours et par son industrie,
Mais
non mourir, ni revoir sa patrie,
Qu'il
n'eût ici consumé certain temps :
Sa
mission devait durer dix ans.
Le
voilà donc qui traverse et qui passe
Ce
que le Ciel voulut mettre d'espace
Entre
ce monde et l'éternelle nuit ;
Il
n'en mit guère, un moment y conduit.
Notre
démon s'établit à Florence,
Ville
pour lors de luxe et de dépense.
Même
il la crut propre pour le trafic.
Là
sous le nom du seigneur Roderic,
Il
se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse
maison, grand train, nombre de gens ;
Anticipant
tous les jours sur la somme
Qu'il
ne devait consumer qu'en dix ans.
On
s'étonnait d'une telle bombance.
Il
tenait table, avait de tous côtés
Gens
à ses frais, soit pour ses voluptés,
Soit
pour le faste et la magnificence.
L'un
des plaisirs où plus il dépensa
Fut
la louange : Apollon l'encensa ;
Car
il est maître en l'art de flatterie.
Diable
n'eut onc tant d'honneurs en sa vie.
Son
coeur devint le but de tous les traits
Qu'amour
lançait : il n'était point de belle
Qui
n'employât ce qu'elle avait d'attraits
Pour
le gagner, tant sauvage fût-elle :
Car
de trouver une seule rebelle,
Ce
n'est la mode à gens de qui la main
Par
les présents s'aplanit tout chemin.
C'est
un ressort en tous desseins utile.
Je
l'ai jà dit, et le redis encor ;
Je
ne connais d'autre premier mobile
Dans
l'Univers, que l'argent et que l'or.
Notre
envoyé cependant tenait compte
De
chaque hymen, en journaux différents ;
L'un,
des époux satisfaits et contents,
Si
peu rempli que le diable en eut honte.
L'autre
journal incontinent fut plein.
A
Belphégor il ne restait enfin
Que
d'éprouver la chose par lui-même.
Certaine
fille à Florence était lors ;
Belle,
et bien faite, et peu d'autres trésors ;
Noble
d'ailleurs, mais d'un orgueil extrême ;
Et
d'autant plus que de quelque vertu
Un
tel orgueil paraissait revêtu.
Pour
Roderic on en fit la demande.
Le
Père dit que Madame Honnesta,
C'était
son nom, avait eu jusques là
Force
partis ;
mais
que parmi la bande
Il
pourrait bien Roderic préférer,
Et
demandait temps pour délibérer.
On
en convient. Le poursuivant s'applique
A
gagner celle où ses voeux s'adressaient.
Fêtes
et bals, sérénades, musique,
Cadeaux,
festins, bien fort appetissaient,
Altéraient
fort le fonds de l'ambassade.
Il
n'y plaint rien, en use en grand Seigneur,
S'épuise
en dons : l'autre se persuade
Qu'elle
lui fait encor beaucoup d'honneur.
Conclusion,
qu'après force prières,
Et
des façons de toutes les manières,
Il
eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant
le Notaire y passa :
Dont
Belphégor se moquant en son âme :
Hé
quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme
un château ! Ces gens ont tout gâté.
Il
eut raison : ôtez d'entre les hommes
La
simple foi, le meilleur est ôté.
Nous
nous jetons, pauvres gens que nous sommes,
Dans
les procès en prenant le revers.
Les
si, les cas, les contrats sont la porte
Par
où la noise entra dans l'univers :
N'espérons
pas que jamais elle en sorte.
Solennités
et lois n'empêchent pas
Qu'avec
l'hymen amour n'ait des débats.
C'est
le coeur seul qui peut rendre tranquille.
Le
coeur fait tout, le reste est inutile.
Qu'ainsi
ne soit, voyons d'autres états.
Chez
les amis tout s'excuse, tout passe ;
Chez
les Amants tout plaît, tout est parfait ;
Chez
les Epoux tout ennuie et tout lasse.
Le
devoir nuit : chacun est ainsi fait.
Mais,
dira-t-on, n'est-il en nulles guises
D'heureux
ménage ? Après mûr examen,
J'appelle
un bon, voire un parfait hymen,
Quand
les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur
ce point-là c'est assez raisonné :
Dès
que chez lui le Diable eut amené
Son
épousée, il jugea par lui-même
Ce
qu'est l'hymen avec un tel démon :
Toujours
débats, toujours quelque sermon
Plein
de sottise en un degré suprême.
Le
bruit fut tel que Madame Honnesta
Plus
d'une fois les voisins éveilla :
Plus
d'une fois on courut à la noise :
Il
lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce
disait-elle : un petit trafiquant
Traiter
ainsi les filles de mon rang !
Méritait-il
femme si vertueuse ?
Sur
mon devoir je suis trop scrupuleuse :
J'en
ai regret et si je faisais bien
Il
n'est pas sûr qu'Honnesta ne fit rien :
Ces
prudes-là nous en font bien accroire.
Nos
deux Epoux, à ce que dit l'histoire,
Sans
disputer n'étaient pas un moment.
Souvent
leur guerre avait pour fondement
Le
jeu, la jupe ou quelque ameublement,
D'été,
d'hiver, d'entre-temps, bref un monde
D'inventions
propres à tout gâter.
Le
pauvre diable eut lieu de regretter
De
l'autre enfer la demeure profonde.
Pour
comble enfin Roderic épousa
La
parenté de Madame Honnesta,
Ayant
sans cesse et le père et la mère,
Et
la grand'soeur avec le petit frère ;
De
ses deniers mariant la grand'soeur,
Et
du petit payant le précepteur.
Je
n'ai pas dit la principale cause
De
sa ruine infaillible accident ;
Et
j'oubliais qu'il eut un intendant.
Un
intendant ? Qu'est-ce que cette chose ?
Je
définis cet être un animal
Qui
comme on dit sait pécher en eau trouble,
Et
plus le bien de son maître va mal,
Plus
le sien croît, plus son profit redouble ?
Tant
qu'aisément lui-même achèterait
Ce
qui de net au Seigneur resterait :
Dont
par raison bien et dûment déduite
On
pourrait voir chaque chose réduite
En
son état, s'il arrivait qu'un jour
L'autre
devînt l'Intendant à son tour,
Car
regagnant ce qu'il eut étant maître,
Ils
reprendraient tous deux leur premier être.
Le
seul recours du pauvre Roderic,
Son
seul espoir, était certain trafic
Qu'il
prétendait devoir remplir sa bourse,
Espoir
douteux, incertaine ressource.
Il
était dit que tout serait fatal
A
notre époux, ainsi tout alla mal.
Ses
agents tels que la plupart des nôtres,
En
abusaient : il perdit un vaisseau,
Et
vit aller le commerce à vau-l'eau,
Trompé
des uns, mal servi par les autres.
Il
emprunta. Quand ce vint à payer,
Et
qu'à sa porte il vit le créancier,
Force
lui fut d'esquiver par la fuite,
Gagnant
les champs, où de l'âpre poursuite
Il
se sauva chez un certain fermier,
En
certain coin remparé de fumier.
A
Matheo, c'était le nom du Sire,
Sans
tant tourner il dit ce qu'il était ;
Qu'un
double mal chez lui le tourmentait,
Ses
créanciers et sa femme encor pire :
Qu'il
n'y savait remède que d'entrer
Au
corps des gens, et de s'y remparer,
D'y
tenir bon : irait-on là le prendre ?
Dame
Honnesta viendrait-elle y prôner
Qu'elle
a regret de se bien gouverner ?
Chose
ennuyeuse et qu'il est las d'entendre.
Que
de ces corps trois fois il sortirait
Sitôt
que lui Matheo l'en prierait ;
Trois
fois sans plus et ce pour récompense
De
l'avoir mis à couvert des Sergens.
Tout
aussitôt l'Ambassadeur commence
Avec
grand bruit d'entrer au corps des gens.
Ce
que le sien, ouvrage fantastique,
Devint
alors, l'histoire n'en dit rien.
Son
coup d'essai fut une fille unique
Où
le galant se trouvait assez bien ;
Mais
Matheo moyennant grosse somme
L'en
fit sortir au premier mot qu'il dit.
C'était
à Naples, il se transporte à Rome ;
Saisit
un corps : Matheo l'en bannit,
Le
chasse encore : autre somme nouvelle.
Trois
fois enfin, toujours d'un corps femelle,
Remarquez
bien, notre Diable sortit.
Le
Roi de Naples avait lors une fille,
Honneur
du sexe, espoir de sa famille ;
Maint
jeune prince était son poursuivant.
Là
d'Honnesta Belphégor se sauvant,
On
ne le put tirer de cet asile.
Il
n'était bruit aux champs comme à la ville
Que
d'un manant qui chassait les esprits.
Cent
mille écus d'abord lui sont promis.
Bien
affligé de manquer cette somme
(Car
ces trois fois l'empêchaient d'espérer
Que
Belphégor se laissât conjurer)
Il
la refuse : il se dit un pauvre homme,
Pauvre
pécheur, qui sans savoir comment,
Sans
dons du Ciel, par hasard seulement,
De
quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment
chétif, et misérable,
Et
ne connaît celui-ci nullement.
Il
a beau dire ; on le force, on l'amène,
On
le menace, on lui dit que sous peine
D'être
pendu, d'être mis haut et court
En
un gibet, il faut que sa puissance
Se
manifeste avant la fin du jour.
Dès
l'heure même on vous met en présence
Notre
Démon et son Conjurateur.
D'un
tel combat le Prince est spectateur.
Chacun
y court : n'est fils de bonne mère
Qui
pour le voir ne quitte toute affaire.
D'un
côté sont le gibet et la hart,
Cent
mille écus bien comptés d'autre part.
Matheo
tremble, et lorgne la finance.
L'esprit
malin voyant sa contenance,
Riait
sous cape, alléguait les trois fois ;
Dont
Matheo suait en son harnois,
Pressait,
priait, conjurait avec larmes.
Le
tout en vain : plus il est en alarmes,
Plus
l'autre rit. Enfin le manant dit
Que
sur ce Diable il n'avait nul crédit.
On
vous le happe et mène à la potence.
Comme
il allait haranguer l'assistance,
Nécessité
lui suggéra ce tour :
Il
dit tout bas qu'on battît le tambour,
Ce
qui fut fait ; de quoi l'esprit immonde
Un
peu surpris au manant demanda :
Pourquoi
ce bruit ? coquin, qu'entends-je là ?
L'autre
répond : C'est Madame Honnesta
Qui
vous réclame, et va pour tout le monde
Cherchant
l'époux que le Ciel lui donna.
Incontinent
le Diable décampa,
S'enfuit
au fond des enfers et conta
Tout
le succès qu'avait eu son voyage :
Sire,
dit-il, le noeud du mariage
Damne
aussi dru qu'aucuns autres états.
Votre
grandeur voit tomber ici-bas,
Non
par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux
que l'hymen fait de sa confrérie,
J'ai
par moi-même examiné le cas.
Non
que de soi la chose ne soit bonne :
Elle
eut jadis un plus heureux destin ;
Mais
comment tout se corrompt à la fin,
Plus
beau fleuron n'est en votre couronne.
Satan
le crut : il fut récompensé ;
Encore
qu'il eût son retour avancé ;
Car
qu'eût-il fait ? Ce n'était pas merveilles
Qu'ayant
sans cesse un Diable à ses oreilles,
Toujours
le même et toujours sur un ton,
Il
fût contraint d'enfiler la venelle ;
Dans
les enfers encore en change-t-on ;
L'autre
peine est à mon sens plus cruelle.
Je
voudrais voir quelque Saint y durer.
Elle
eût à Job fait tourner la cervelle.
De
tout ceci que prétends-je inférer ?
Premièrement
je ne sais pire chose
Que
de changer son logis en prison ;
En
second lieu si par quelque raison
Votre
ascendant à l'hymen vous expose,
N'épousez
point d'Honnesta s'il se peut ;
N'a
pas pourtant une Honnesta qui veut.
XII,
28 Les Filles de Minée
Sujet
tiré des Métamorphoses d'Ovide
Je
chante dans ces vers les filles de Minée,
Troupe
aux arts de Pallas dès l'enfance adonnée,
Et
de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus,
à juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout
dieu veut aux humains se faire reconnaître :
On
ne voit point les champs répondre aux soins du maître,
Si
dans les jours sacrés, autour de ses guérets,
Il
ne marche en triomphe à l'honneur de Cérès.
La
Grèce était en jeux pour le fils de Sémèle ;
Seules
on vit trois soeurs condamner ce saint zèle.
Alcithoé,
l'aînée, ayant pris ses fuseaux,
Dit
aux autres : Quoi donc ! toujours les dieux nouveaux !
L'Olympe
ne peut plus contenir tant de têtes,
Ni
l'an fournir de jours assez pour tant de fêtes.
Je
ne dis rien des voeux dus aux travaux divers
De
ce dieu qui purgea de monstres l'univers :
Mais
à quoi sert Bacchus, qu'à causer des querelles ?
Affaiblir
les plus sains ? enlaidir les plus belles ?
Souvent
mener au Styx par de tristes chemins ?
Et
nous irions chommer la peste des humains ?
Pour
moi, j'ai résolu de poursuivre ma tâche.
Se
donne qui voudra ce jour-ci du relâche :
Ces
mains n'en prendront point. Je suis encor d'avis
Que
nous rendions le temps moins long par des récits :
Toutes
trois, tour à tour, racontons quelque histoire.
Je
pourrais retrouver sans peine en ma mémoire
Du
monarque des dieux les divers changements ;
Mais,
comme chacun sait tous ces événements,
Disons
ce que l'amour inspire à nos pareilles,
Non
toutefois qu'il faille, en contant ses merveilles,
Accoutumer
nos coeurs à goûter son poison ;
Car,
ainsi que Bacchus, il trouble la raison :
Récitons-nous
les maux que ses biens nous attirent.
Alcithoé
se tut, et ses soeurs applaudirent.
Après
quelques moments, haussant un peu la voix :
Dans
Thèbes, reprit-elle, on conte qu'autrefois
Deux
jeunes coeurs s'aimaient d'une égale tendresse :
Pirame,
c'est l'amant, eut Thisbé pour maîtresse.
Jamais
couple ne fut si bien assorti qu'eux :
L'un
bien fait, l'autre belle, agréables tous deux,
Tous
deux dignes de plaire, ils s'aimèrent sans peine ;
D'autant
plus tôt épris, qu'une invincible haine
Divisant
leurs parents ces deux amants unit,
Et
concourut aux traits dont l'Amour se servit.
Le
hasard, non le choix, avait rendu voisines
Leurs
maisons, où régnaient ces guerres intestines :
Ce
fut un avantage à leurs désirs naissants.
Le
cours en commença par des jeux innocents :
La
première étincelle eut embrasé leur âme,
Qu'ils
ignoraient encor ce que c'était que flamme.
Chacun
favorisait leurs transports mutuels,
Mais
c'était à l'insu de leurs parents cruels.
La
défense est un charme : on dit qu'elle assaisonne
Les
plaisirs, et surtout ceux que l'amour nous donne.
D'un
des logis à l'autre, elle instruisit du moins
Nos
amants à se dire avec signes leurs soins.
Ce
léger réconfort ne les put satisfaire ;
Il
fallut recourir à quelque autre mystère.
Un
vieux mur entr'ouvert séparait leurs maisons ;
Le
temps avait miné ses antiques cloisons :
Là
souvent de leurs maux ils déploraient la cause ;
Les
paroles passaient, mais c'était peu de chose.
Se
plaignant d'un tel sort, Pirame dit un jour :
Chère
Thisbé, le Ciel veut qu'on s'aide en amour ;
Nous
avons à nous voir une peine infinie :
Fuyons
de nos parents l'injuste tyrannie.
J'en
ai d'autres en Grèce ; ils se tiendront heureux
Que
vous daignez chercher un asile chez eux ;
Leur
amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m'invite
A
prendre le parti dont je vous sollicite.
C'est
votre seul repos qui me le fait choisir,
Car
je n'ose parler, hélas ! de mon désir.
Faut-il
croire à votre sacrifice,
De
crainte de vains bruits faut-il que je languisse ?
Ordonnez,
j'y consens ; tout me semblera doux ;
Je
vous aime, Thisbé, moins pour moi que pour vous.
-
J'en pourrais dire autant, lui repartit l'Amante :
Votre
amour étant pure, encor que véhémente,
Je
vous suivrai partout ; notre commun repos
Me
doit mettre au-dessus de tous les vains propos ;
Tant
que de ma vertu je serai satisfaite,
Je
rirai des discours d'une langue indiscrète,
Et
m'abandonnerai sans crainte à votre ardeur,
Contente
que je suis des soins de ma pudeur.
Jugez
ce que sentit Pirame à ces paroles ,
Je
n'en fais point ici de peintures frivoles :
Suppléez
au peu d'art que le Ciel mit en moi ;
Vous-mêmes
peignez-vous cet amant hors de soi.
Demain,
dit-il, il faut sortir avant l'Aurore ;
N'attendez
point les traits que son char fait éclore.
Trouvez-vous
aux degrés du Terme de Cérès ;
Là,
nous nous attendrons ; le rivage est tout près,
Une
barque est au bord ; les rameurs, le vent même.
Tout
pour notre départ montre une hâte extrême ;
L'augure
en est heureux, notre sort va changer ;
Et
les dieux sont pour nous, si je sais bien juger.
Thisbé
consent à tout ; elle en donne pour gage
Deux
baisers, par le mur arrêtés au passage,
Heureux
mur ! tu devais servir mieux leur désir :
Ils
n'obtinrent de toi qu'une ombre de plaisir.
Le
lendemain, Thisbé sort, et prévient Pirame ;
L'impatience,
hélas ! maîtresse de son âme,
La
fait arriver seule et sans guide aux degrés.
L'ombre
et le jour luttaient dans les champs azurés.
Une
lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
D'un
carnage récent sa gueule est toute teinte.
Thisbé
fuit ; et son voile, emporté par les airs,
Source
d'un sort cruel, tombe dans ces déserts.
La
lionne le voit, le souille, le déchire ;
Et,
l'ayant teint de sang, aux forêts se retire.
Thisbé
s'était cachée en un buisson épais.
Pirame
arrive, et voit ces vestiges tout frais :
O
dieux ! que devient-il ? Un froid court dans ses veines ;
Il
aperçoit le voile étendu dans ces plaines ;
Il
se lève ; et le sang, joint aux traces des pas,
L'empêche
de douter d'un funeste trépas.
Thisbé
! s'écria-t-il, Thisbé, je t'ai perdue !
Te
voilà, par ma faute, aux Enfers descendue !
Je
l'ai voulu : c'est moi qui suis le monstre affreux
Par
qui tu t'en vas voir le séjour ténébreux :
Attends-moi,
je te vais rejoindre aux rives sombres ;
Mais
m'oserai-je à toi présenter chez les ombres ?
Jouis
au moins du sang que je te vais offrir,
Malheureux
de n'avoir qu'une mort à souffrir.
Il
dit, et d'un poignard coupe aussitôt sa trame.
Thisbé
vient ; Thisbé voit tomber son cher Pirame.
Que
devint-elle aussi ? Tout lui manque à la fois,
Le
sens et les esprits, aussi bien que la voix.
Elle
revient enfin ; Clothon, pour l'amour d'elle,
Laisse
à Pirame ouvrir sa mourante prunelle.
Il
ne regarde point la lumière des cieux ;
Sur
Thisbé seulement il tourne encor les yeux.
Il
voudrait lui parler, sa langue est retenue :
Il
témoigne mourir content de l'avoir vue.
Thisbé
prend le poignard ; et, découvrant son sein :
Je
n'accuserai point, dit-elle, ton dessein,
Bien
moins encor l'erreur de ton âme alarmée :
Ce
serait t'accuser de m'avoir trop aimée.
Je
ne t'aime pas moins : tu vas voir que mon coeur
N'a,
non plus que le tien, mérité son malheur.
Cher
Amant ! reçois donc ce triste sacrifice.
Sa
main et le poignard font alors leur office ;
Elle
tombe, et, tombant range ses vêtements :
Dernier
trait de pudeur même aux derniers moments.
Les
Nymphes d'alentour lui donnèrent des larmes,
Et
du sang des Amants teignirent par des charmes
Le
fruit d'un mûrier proche, et blanc jusqu'à ce jour,
Eternel
monument d'un si parfait amour.
Cette
histoire attendrit les filles de Minée.
L'une
accusait l'Amant, l'autre la Destinée ;
Et
toute d'une voix conclurent que nos coeurs
De
cette passion devraient être vainqueurs :
Elle
meurt quelquefois avant qu'être contente ;
L'est-elle,
elle devient aussitôt languissante ;
Sans
l'hymen on n'en doit recueillir aucun fruit,
Et
cependant l'hymen est ce qui la détruit.
Il
y joint, dit Clymène, une âpre jalousie,
Poison
le plus cruel dont l'âme soit saisie :
Je
n'en veux pour témoin que l'erreur de Procris.
Alcithoé
ma soeur, attachant vos esprits,
Des
tragiques amours vous a conté l'élite :
Celles
que je vais dire ont aussi leur mérite.
J'accourcirai
le temps, ainsi qu'elle, à mon tour.
Peu
s'en faut que Phébus ne partage le jour ;
A
ses rayons perçants opposons quelques voiles.
Voyons
combien nos mains ont avancé nos toiles :
Je
veux que, sur la mienne, avant que d'être au soir,
Un
progrès tout nouveau se fasse apercevoir.
Cependant
donnez-moi quelque heure de silence :
Ne
vous rebutez point de mon peu d'éloquence ;
Souffrez-en
les défauts, et songez seulement
Au
fruit qu'on peut tirer de cet événement.
Céphale
aimait Procris ; il était aimé d'elle :
Chacun
se proposait leur hymen pour modèle.
Ce
qu'Amour fait sentir de piquant et de doux
Comblait
abondamment les voeux de ces Epoux.
Ils
ne s'aimaient que trop ! leurs soins et leur tendresse
Approchaient
des transports d'Amant et de Maîtresse.
Le
Ciel même envia cette félicité :
Céphale
eut à combattre une Divinité.
Il
était jeune et beau ; l'Aurore en fut charmée,
N'étant
pas à ces biens chez elle accoutumée.
Nos
belles cacheraient un pareil sentiment :
Chez
les Divinités on en use autrement.
Celle-ci
déclara ses pensers à Céphale ;
Il
eut beau lui parler de la foi conjugale :
Les
jeunes Déités qui n'ont qu'un vieil Epoux
Ne
se soumettent point à ces lois comme nous :
La
Déesse enleva ce Héros si fidèle.
De
modérer ces feux il pria l'Immortelle :
Elle
le fit ; l'amour devint simple amitié.
Retournez,
dit l'Aurore, avec votre moitié ;
Je
ne troublerai plus votre ardeur ni la sienne :
Recevez
seulement ces marques de la mienne.
(C'était
un javelot toujours sûr de ses coups.)
Un
jour cette Procris qui ne vit que pour vous
Fera
le désespoir de votre âme charmée,
Et
vous aurez regret de l'avoir tant aimée.
Tout
oracle est douteux, et porte un double sens :
Celui-ci
mit d'abord notre Epoux en suspens.
J'aurai
regret aux voeux que j'ai formés pour elle !
Et
comment ? n'est-ce point qu'elle m'est infidèle ?
Ah
! finissent mes jours plutôt que de le voir !
Eprouvons
toutefois ce que peut son devoir.
Des
Mages aussitôt consultant la science,
D'un
feint adolescent il prend la ressemblance,
S'en
va trouver Procris, élève jusqu'aux Cieux
Ses
beautés, qu'il soutient être dignes des Dieux ;
Joint
les pleurs aux soupirs, comme un Amant sait faire,
Et
ne peut s'éclaircir par cet art ordinaire.
Il
fallut recourir à ce qui porte coup,
Aux
présents : il offrit, donna, promit beaucoup,
Promit
tant, que Procris lui parut incertaine ;
Toute
chose a son prix. Voilà Céphale en peine :
Il
renonce aux cités, s'en va dans les forêts,
Conte
aux vents, conte aux bois ses déplaisirs secrets,
S'imagine
en chassant dissiper son martyre.
C'était
pendant ces mois où le chaud qu'on respire
Oblige
d'implorer l'haleine des Zéphirs.
Doux
Vents, s'écriait-il, prêtez-moi des soupirs !
Venez,
légers Démons par qui nos champs fleurissent ;
Aure,
fais-les venir ; je sais qu'ils t'obéissent :
Ton
emploi dans ces lieux est de tout ranimer.
On
l'entendit : on crut qu'il venait de nommer
Quelque
objet de ses voeux, autre que son Epouse.
Elle
en est avertie ; et la voilà jalouse.
Maint
voisin charitable entretient ses ennuis.
Je
ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits !
Il
aime donc cette Aure, et me quitte pour elle ?
-
Nous vous plaignons ; il l'aime, et sans cesse il l'appelle
:
Les
échos de ces lieux n'ont plus d'autres emplois
Que
celui d'enseigner le nom d'Aure à nos bois ;
Dans
tous les environs le nom d'Aure résonne.
Profitez
d'un avis qu'en passant on vous donne :
L'intérêt
qu'on y prend est de vous obliger.
Elle
en profite, hélas ! et ne fait qu'y songer.
Les
Amants sont toujours de légère croyance.
S'ils
pouvaient conserver un rayon de prudence,
(Je
demande un grand point, la prudence en amours)
Ils
seraient aux rapports insensibles et sourds ;
Notre
Epouse ne fut l'une ni l'autre chose.
Elle
se lève un jour ; et lorsque tout repose,
Que
de l'aube au teint frais la charmante douceur
Force
tout au sommeil, hormis quelque chasseur,
Elle
cherche Céphale : un bois l'offre à sa vue.
Il
invoquait déjà cette Aure prétendue :
Viens
me voir, disait-il, chère Déesse, accours !
Je
n'en puis plus, je meurs ; fais que par ton secours
La
peine que je sens se trouve soulagée.
L'épouse
se prétend par ces mots outragée :
Elle
croit y trouver, non le sens qu'ils cachaient,
Mais
celui seulement que ses soupçons cherchaient.
O
triste jalousie ! ô passion amère !
Fille
d'un fol amour, que l'erreur a pour mère !
Ce
qu'on voit par tes yeux cause assez d'embarras
Sans
voir encore par eux ce que l'on ne voit pas !
Procris
s'était cachée en la même retraite
Qu'un
fan de biche avait pour demeure secrète.
Il
en sort ; et le bruit trompe aussitôt l'Epoux.
Céphale
prend le dard toujours sûr de ses coups,
Le
lance en cet endroit, et perce sa jalouse :
Malheureux
assassin d'une si chère Epouse !
Un
cri lui fait d'abord soupçonner quelque erreur ;
Il
accourt, voit sa faute ; et, tout plein de fureur,
Du
même javelot il veut s'ôter la vie.
L'Aurore
et les Destins arrêtent cette envie ;
Cet
office lui fut plus cruel qu'indulgent :
L'infortuné
Mari sans cesse s'affligeant
Eût
accru par ses pleurs le nombre des fontaines,
Si
la déesse enfin, pour terminer ses peines,
N'eût
obtenu du Sort que l'on tranchât ses jours :
Triste
fin d'un hymen bien divers en son cours !
Fuyons
ce noeud, mes soeurs, je ne puis trop le dire :
Jugez
par le meilleur quel peut être le pire.
S'il
ne nous est permis d'aimer que sous ses lois,
N'aimons
point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
Toutes
trois, pour chasser de si tristes pensées,
A
revoir leur travail se montrent empressées.
Clymène,
en un tissu riche, pénible et grand,
Avait
presque achevé le fameux différend
D'entre
le dieu des eaux et Pallas la savante.
On
voyait en lointain une ville naissante ;
L'honneur
de la nommer, entre eux deux contesté,
Dépendait
du présent de chaque déité.
Neptune
fit le sien d'un symbole de guerre :
Un
coup de son trident fit sortir de la terre
Un
animal fougueux, un Coursier plein d'ardeur :
Chacun
de ce présent admirait la grandeur.
Minerve
l'effaça, donnant à la contrée
L'Olivier,
qui de paix est la marque assurée.
Elle
emporta le prix, et nomma la cité :
Athène
offrit ses voeux à cette déité ;
Pour
les lui présenter on choisit cent pucelles,
Toutes
sachant broder, aussi sages que belles.
Les
premières portaient force présents divers ;
Tout
le reste entourait la déesse aux yeux pers ;
Avec
un doux souris elle acceptait l'hommage.
Clymène
ayant enfin reployé son ouvrage,
La
jeune Iris commence en ces mots son récit :
Rarement
pour les pleurs mon talent réussit ;
Je
suivrai toutefois la matière imposée.
Télamon
pour Cloris avait l'âme embrasée,
Cloris
pour Télamon brûlait de son côté.
La
naissance, l'esprit, les grâces, la beauté,
Tout
se trouvait en eux, hormis ce que les hommes
Font
marcher avant tout dans ce siècle où nous sommes :
Ce
sont les biens, c'est l'or, mérite universel.
Ces
Amants, quoique épris d'un désir mutuel,
N'osaient
au blond Hymen sacrifier encore,
Faute
de ce métal que tout le monde adore.
Amour
s'en passerait ; l'autre état ne le peut :
Soit
raison, soit abus, le Sort ainsi le veut.
Cette
loi, qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut
par le jeune Amant d'une autre erreur suivie.
Le
Démon des Combats vint troubler l'Univers :
Un
Pays contesté par des Peuples divers
Engagea
Télamon dans un dur exercice ;
Il
quitta pour un temps l'amoureuse milice.
Cloris
y consentit, mais non pas sans douleur :
Il
voulut mériter son estime et son coeur.
Pendant
que ses exploits terminent la querelle,
Un
parent de Cloris meurt, et laisse à la belle
D'amples
possessions et d'immenses trésors.
Il
habitait les lieux où Mars régnait alors.
La
belle s'y transporte ; et partout révérée,
Partout
des deux partis Cloris considérée,
Voit
de ses propres yeux les champs où Télamon
Venait
de consacrer un trophée à son nom.
Lui
de sa part accourt ; et, tout couvert de gloire,
Il
offre à ses amours les fruits de sa victoire.
Leur
rencontre se fit non loin de l'élément
Qui
doit être évité de tout heureux amant.
Dès
ce jour l'âge d'or les eût joints sans mystère ;
L'âge
de fer en tout a coutume d'en faire.
Cloris
ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu'au
sein de sa patrie, et de l'aveu des siens.
Tout
chemin, hors la mer, allongeant leur souffrance,
Ils
commettent aux flots cette douce espérance.
Zéphyre
les suivait quand, presque en arrivant,
Un
pirate survient, prend le dessus du vent,
Les
attaque, les bat. En vain, par sa vaillance,
Télamon
jusqu'au bout porte la résistance :
Après
un long combat son parti fut défait,
Lui
pris ; et ses efforts n'eurent pour tout effet
Qu'un
esclavage indigne. O dieux ! qui l'eût pu croire ?
Le
sort, sans respecter ni son sang ni sa gloire,
Ni
son bonheur prochain, ni les voeux de Cloris,
Le
fit être forçat aussitôt qu'il fut pris.
Le
Destin ne fut pas à Cloris si contraire.
Un
célèbre Marchand l'achète du Corsaire :
Il
l'emmène ; et bientôt la Belle, malgré soi,
Au
milieu de ses fers range tout sous sa loi.
L'Epouse
du Marchand la voit avec tendresse.
Ils
en font leur Compagne, et leur fils sa Maîtresse.
Chacun
veut cet hymen : Cloris à leurs désirs
Répondait
seulement par de profonds soupirs.
Damon,
c'était ce fils, lui tient ce doux langage :
Vous
soupirez toujours, toujours votre visage
Baigné
de pleurs nous marque un déplaisir secret.
Qu'avez-vous
? vos beaux yeux verraient-ils à regret
Ce
que peuvent leurs traits et l'excès de ma flamme ?
Rien
ne vous force ici ; découvrez-nous votre âme :
Cloris,
c'est moi qui suis l'esclave, et non pas vous.
Ces
lieux, à votre gré, n'ont-ils rien d'assez doux ?
Parlez
; nous sommes prêts à changer de demeure :
Mes
parents m'ont promis de partir tout à l'heure.
Regrettez-vous
les biens que vous avez perdus ?
Tout
le nôtre est à vous ; ne le dédaignez plus.
J'en
sais qui l'agréeraient ; j'ai su plaire à plus d'une ;
Pour
vous, vous méritez toute une autre fortune.
Quelle
que soit la nôtre, usez-en ; vous voyez
Ce
que nous possédons, et nous-même à vos pieds.
Ainsi
parle Damon ; et Cloris tout en larmes
Lui
répond en ces mots, accompagnés de charmes :
Vos
moindres qualités, et cet heureux séjour
Même
aux filles des dieux donneraient de l'amour ;
Jugez
donc si Cloris, esclave et malheureuse,
Voit
l'offre de ces biens d'une âme dédaigneuse.
Je
sais quel est leur prix : mais de les accepter,
Je
ne puis ; et voudrais vous pouvoir écouter ;
Ce
qui me le défend, ce n'est point l'esclavage :
Si
toujours la naissance éleva mon courage,
Je
me vois, grâce aux Dieux, en des mains où je puis
Garder
ces sentiments malgré tous mes ennuis ;
Je
puis même avouer (hélas ! faut-il le dire ?)
Qu'un
autre a sur mon coeur conservé son empire.
Je
chéris un Amant, ou mort, ou dans les fers ;
Je
prétends le chérir encor dans les enfers.
Pourriez-vous
estimer le coeur d'une inconstante ?
Je
ne suis déjà plus aimable ni charmante ;
Cloris
n'a plus ces traits que l'on trouvait si doux,
Et
doublement esclave est indigne de vous.
Touché
de ce discours, Damon prend congé d'elle.
Fuyons,
dit-il en soi ; j'oublierai cette Belle :
Tout
passe, et même un jour ses larmes passeront :
Voyons
ce que l'absence et le temps produiront.
A
ces mots il s'embarque ; et, quittant le rivage,
Il
court de mer en mer, aborde en lieu sauvage,
Trouve
des malheureux de leurs fers échappés,
Et
sur le bord d'un bois à chasser occupés.
Télamon,
de ce nombre, avait brisé sa chaîne :
Aux
regards de Damon il se présente à peine,
Que
son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
Fait
qu'à l'abord Damon admire son destin ;
Puis
le plaint, puis l'emmène, et puis lui dit sa flamme.
D'une
Esclave, dit-il, je n'ai pu toucher l'âme :
Elle
chérit un mort ! Un mort ! ce qui n'est plus
L'emporte
dans son coeur ! mes voeux sont superflus.
Là-dessus,
de Cloris il lui fait la peinture.
Télamon
dans son âme admire l'aventure,
Dissimule,
et se laisse emmener au séjour
Où
Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme
il voulait cacher avec soin sa fortune,
Nulle
peine pour lui n'était vile et commune.
On
apprend leur retour et leur débarquement ;
Cloris,
se présentant à l'un et l'autre Amant,
Reconnaît
Télamon sous un faix qui l'accable.
Ses
chagrins le rendaient pourtant méconnaissable ;
Un
oeil indifférent à le voir eût erré,
Tant
la peine et l'amour l'avaient défiguré !
Le
fardeau qu'il portait ne fut qu'un vain obstacle,
Cloris
le reconnaît, et tombe à ce spectacle :
Elle
perd tous ses sens et de honte et d'amour
Télamon,
d'autre part, tombe presque à son tour.
On
demande à Cloris la cause de sa peine :
Elle
la dit ; ce fut sans s'attirer de haine.
Son
récit ingénu redoubla la pitié
Dans
des coeurs prévenus d'une juste amitié.
Damon
dit que son zèle avait changé de face :
On
le crut. Cependant, quoi qu'on dise et qu'on fasse,
D'un
triomphe si doux l'honneur et le plaisir
Ne
se perd qu'en laissant des restes de désir.
On
crut pourtant Damon. Il restreignit son zèle
A
sceller de l'Hymen une union si belle ;
Et,
par un sentiment à qui rien n'est égal,
Il
pria ses parents de doter son rival :
Il
l'obtint, renonçant dès lors à l'Hyménée.
Le
soir étant venu de l'heureuse journée,
Les
noces se faisaient à l'ombre d'un ormeau ;
L'enfant
d'un voisin vit s'y percher un corbeau :
Il
fait partir de l'arc une flèche maudite,
Perce
les deux époux d'une atteinte subite.
Cloris
mourut du coup, non sans que son Amant
Attirât
ses regards en ce dernier moment.
Il
s'écrie, en voyant finir ses destinées :
Quoi
! la Parque a tranché le cours de ses années !
Dieux,
qui l'avez voulu, ne suffisait-il pas
Que
la haine du Sort avançât mon trépas ?
En
achevant ces mots, il acheva de vivre :
Son
amour, non le coup, l'obligea de la suivre :
Blessé
légèrement, il passa chez les morts :
Le
Styx vit nos Epoux accourir sur ses bords.
Même
accident finit leurs précieuses trames ;
Même
tombe eut leurs corps, même séjour leurs âmes.
Quelques-uns
ont écrit (mais ce fait est peu sûr)
Que
chacun d'eux devint statue et marbre dur :
Le
couple infortuné face à face repose.
Je
ne garantis point cette métamorphose :
On
en doute. - On la croit plus que vous ne pensez,
Dit
Climène ; et, cherchant dans les siècles passés
Quelque
exemple d'amour et de vertu parfaite,
Tout
ceci me fut dit par un sage Interprète.
J'admirai,
je plaignis ces Amants malheureux :
On
les allait unir ; tout concourait pour eux ;
Ils
touchaient au moment ; l'attente en était sûre :
Hélas
! il n'en est point de telle en la nature ;
Sur
le point de jouir tout s'enfuit de nos mains :
Les
Dieux se font un jeu de l'espoir des humains.
-
Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La
Fête est vers sa fin, grâce au Ciel, avancée ;
Et
nous avons passé tout ce temps en récits
Capables
d'affliger les moins sombres esprits :
Effaçons,
s'il se peut, leur image funeste.
Je
prétends de ce jour mieux employer le reste,
Et
dire un changement, non de corps, mais de coeur.
Le
miracle en est grand ; Amour en fut l'auteur :
Il
en fait tous les jours de diverse manière ;
Je
changerai de style en changeant de matière.
Zoon
plaisait aux yeux ; mais ce n'est pas assez :
Son
peu d'esprit, son humeur sombre,
Rendaient
ces talents mal placés.
Il
fuyait les cités, il ne cherchait que l'ombre,
Vivait
parmi les bois, concitoyen des ours.
Et
passait sans aimer les plus beaux de ses jours.
Nous
avons condamné l'amour, m'allez-vous dire :
J'en
blâme en nous l'excès ; mais je n'approuve pas
Qu'insensible
aux plus doux appas
Jamais
un homme ne soupire.
Hé
quoi ! ce long repos est-il d'un si grand prix ?
Les
morts sont donc heureux ? Ce n'est pas mon avis :
Je
veux des passions ; et si l'état le pire
Est
le néant, je ne sais point
De
néant plus complet qu'un coeur froid à ce point.
Zoon
n'aimant donc rien, ne s'aimant pas lui-même,
Vit
Iole endormie, et le voilà frappé :
Voilà
son coeur développé.
Amour,
par son savoir suprême,
Ne
l'eut pas fait amant, qu'il en fit un héros.
Zoon
rend grâce au Dieu qui troublait son repos :
Il
regarde en tremblant cette jeune merveille.
A
la fin Iole s'éveille ;
Surprise
et dans l'étonnement,
Elle
veut fuir, mais son Amant
L'arrête,
et lui tient ce langage :
Rare
et charmant objet, pourquoi me fuyez-vous ?
Je
ne suis plus celui qu'on trouvait si sauvage :
C'est
l'effet de vos traits, aussi puissants que doux ;
Ils
m'ont l'âme et l'esprit et la raison donnée.
Souffrez
que, vivant sous vos lois,
J'emploie
à vous servir des biens que je vous dois.
Iole,
à ce discours encor plus étonnée,
Rougit,
et sans répondre elle court au hameau,
Et
raconte à chacun ce miracle nouveau.
Ses
compagnes d'abord s'assemblent autour d'elle :
Zoon
suit en triomphe, et chacun applaudit.
Je
ne vous dirai point, mes soeurs, tout ce qu'il fit,
Ni
ses soins pour plaire à la belle :
Leur
hymen se conclut. Un Satrape voisin,
Le
propre jour de cette fête,
Enlève
à Zoon sa conquête :
On
ne soupçonnait point qu'il eût un tel dessein.
Zoon
accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
Poursuit
le ravisseur, et le joint et l'engage
En
un combat de main à main.
Iole
en est le prix aussi bien que le juge.
Le
Satrape, vaincu, trouve encor du refuge
En
la bonté de son rival.
Hélas
! cette bonté lui devint inutile ;
Il
mourut du regret de cet hymen fatal :
Aux
plus infortunés la tombe sert d'asile.
Il
prit pour héritière, en finissant ses jours,
Iole,
qui mouilla de pleurs son mausolée.
Que
sert-il d'être plaint quand l'âme est envolée ?
Ce
satrape eût mieux fait d'oublier ses amours.
La
jeune Iris à peine achevait cette histoire ;
Et
ses soeurs avouaient qu'un chemin à la gloire,
C'est
l'amour : on fait tout pour se voir estimé ;
Est-il
quelque chemin plus court pour être aimé ?
Quel
charme de s'ouïr louer par une bouche
Qui
même sans s'ouvrir nous enchante et nous touche
Ainsi
disaient ces soeurs. Un orage soudain
Jette
un secret remords dans leur profane sein.
Bacchus
entre, et sa cour, confus et long cortège :
Où
sont, dit-il, ces soeurs à la main sacrilège ?
Que
Pallas les défende, et vienne en leur faveur
Opposer
son AEgide à ma juste fureur :
Rien
ne m'empêchera de punir leur offense.
Voyez
: et qu'on se rie après de ma puissance !
Il
n'eut pas dit, qu'on vit trois monstres au plancher,
Ailés,
noirs et velus, en un coin s'attacher.
On
cherche les trois Soeurs ; on n'en voit nulle trace :
Leurs
métiers sont brisés ; on élève en leur place
Une
Chapelle au Dieu, père du vrai Nectar.
Pallas
a beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au
destin de ces Soeurs par elle protégées ;
Quand
quelque dieu, voyant ses bontés négligées,
Nous
fait sentir son ire, un autre n'y peut rien :
L'Olympe
s'entretient en paix par ce moyen.
Profitons,
s'il se peut, d'un si fameux exemple :
Chommons
: c'est faire assez qu'aller de Temple en Temple
Rendre
à chaque immortel les voeux qui lui sont dus :
Les
jours donnés aux Dieux ne sont jamais perdus.
XII,
29 Le Juge arbitre, l'Hospitalier, et le Solitaire
Trois
Saints, également jaloux de leur salut,
Portés
d'un même esprit, tendaient à même but.
Ils
s'y prirent tous trois par des routes diverses :
Tous
chemins vont à Rome : ainsi nos Concurrents
Crurent
pouvoir choisir des sentiers différents.
L'un,
touché des soucis, des longueurs, des traverses,
Qu'en
apanage on voit aux Procès attachés
S'offrit
de les juger sans récompense aucune,
Peu
soigneux d'établir ici-bas sa fortune.
Depuis
qu'il est des Lois, l'Homme, pour ses péchés,
Se
condamne à plaider la moitié de sa vie.
La
moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le
Conciliateur crut qu'il viendrait à bout
De
guérir cette folle et détestable envie.
Le
second de nos Saints choisit les Hôpitaux.
Je
le loue ; et le soin de soulager ces maux
Est
une charité que je préfère aux autres.
Les
Malades d'alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient
de l'exercice au pauvre Hospitalier ;
Chagrins,
impatients, et se plaignant sans cesse :
Il
a pour tels et tels un soin particulier ;
Ce
sont ses amis ; il nous laisse.
Ces
plaintes n'étaient rien au prix de l'embarras
Où
se trouva réduit l'appointeur de débats :
Aucun
n'était content ; la sentence arbitrale
A
nul des deux ne convenait :
Jamais
le Juge ne tenait
A
leur gré la balance égale.
De
semblables discours rebutaient l'Appointeur :
Il
court aux Hôpitaux, va voir leur Directeur :
Tous
deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés,
et contraints de quitter ces emplois,
Vont
confier leur peine au silence des bois.
Là,
sous d'âpres rochers, près d'une source pure,
Lieu
respecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils
trouvent l'autre Saint, lui demandent conseil.
Il
faut, dit leur ami, le prendre de soi-même.
Qui
mieux que vous sait vos besoins ?
Apprendre
à se connaître est le premier des soins
Qu'impose
à tous mortels la Majesté suprême.
Vous
êtes-vous connus dans le monde habité ?
L'on
ne le peut qu'aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher
ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez
l'eau : vous y voyez-vous ?
Agitez
celle-ci. - Comment nous verrions-nous ?
La
vase est un épais nuage
Qu'aux
effets du cristal nous venons d'opposer.
-
Mes Frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous
verrez alors votre image.
Pour
vous mieux contempler demeurez au désert.
Ainsi
parla le Solitaire.
Il
fut cru ; l'on suivit ce conseil salutaire.
Ce
n'est pas qu'un emploi ne doive être souffert.
Puisqu'on
plaide, et qu'on meurt, et qu'on devient malade,
Il
faut des Médecins, il faut des Avocats.
Ces
secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les
honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant
on s'oublie en ces communs besoins.
O
vous dont le Public emporte tous les soins,
Magistrats,
Princes et Ministres,
Vous
que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que
le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous
ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si
quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque
flatteur vous interrompt.
Cette
leçon sera la fin de ces Ouvrages :
Puisse-t-elle
être utile aux siècles à venir !
Je
la présente aux Rois, je la propose aux Sages :
Par
où saurais-je mieux finir ?
Le
Soleil et les Grenouilles
Fable
non publiée dans le livre des Fables du vivant de La
Fontaine
Les
Filles du limon tiraient du Roi des Astres
Assistance
et protection.
Guerre
ni pauvreté, ni semblables désastres
Ne
pouvaient approcher de cette Nation.
Elle
faisait valoir en cent lieux son empire.
Les
reines des étangs, Grenouilles veux-je dire,
Car
que coûte-t-il d'appeler
Les
choses par noms honorables ?
Contre
leur bienfaiteur osèrent cabaler,
Et
devinrent insupportables.
L'imprudence,
l'orgueil, et l'oubli des bienfaits,
Enfants
de la bonne fortune,
Firent
bientôt crier cette troupe importune ;
On
ne pouvait dormir en paix :
Si
l'on eût cru leur murmure,
Elles
auraient par leurs cris
Soulevé
grands et petits
Contre
l'oeil de la Nature.
Le
Soleil, à leur dire, allait tout consumer ;
Il
fallait promptement s'armer,
Et
lever des troupes puissantes.
Aussitôt
qu'il faisait un pas,
Ambassades
Croassantes
Allaient
dans tous les Etats.
A
les ouïr, tout le monde,
Toute
la machine ronde
Roulait
sur les intérêts
De
quatre méchants marais.
Cette
plainte téméraire
Dure
toujours ; et pourtant
Grenouilles
devraient se taire,
Et
ne murmurer pas tant :
Car
si le Soleil se pique,
Il
le leur fera sentir ;
La
République aquatique
Pourrait
bien s'en repentir.
La
Ligue des rats
Fable
non publiée dans le livre des Fables du vivant de La
Fontaine
Une
Souris craignait un Chat
Qui
dès longtemps la guettait au passage.
Que
faire en cet état ? Elle, prudente et sage,
Consulte
son Voisin : c'était un maître Rat,
Dont
la rateuse Seigneurie
S'était
logée en bonne Hôtellerie,
Et
qui cent fois s'était vanté, dit-on,
De
ne craindre de Chat ou Chatte
Ni
coup de dent, ni coup de patte.
Dame
Souris, lui dit ce fanfaron,
Ma
foi, quoi que je fasse,
Seul,
je ne puis chasser le Chat qui vous menace ;
Mais
assemblant tous les Rats d'alentour,
Je
lui pourrai jouer d'un mauvais tour.
La
Souris fait une humble révérence ;
Et
le Rat court en diligence
A
l'Office, qu'on nomme autrement la Dépense,
Où
maints Rats assemblés
Faisaient,
aux frais de l'Hôte, une entière bombance.
Il
arrive les sens troublés,
Et
les poumons tout essoufflés.
Qu'avez-vous
donc ? lui dit un de ces Rats. Parlez.
-
En deux mots, répond-il, ce qui fait mon voyage,
C'est
qu'il faut promptement secourir la Souris,
Car
Raminagrobis
Fait
en tous lieux un étrange ravage.
Ce
Chat, le plus diable des Chats,
S'il
manque de Souris, voudra manger des Rats.
Chacun
dit : Il est vrai. Sus, sus, courons aux armes.
Quelques
Rates, dit-on, répandirent des larmes.
N'importe,
rien n'arrête un si noble projet ;
Chacun
se met en équipage ;
Chacun
met dans son sac un morceau de fromage,
Chacun
promet enfin de risquer le paquet.
Ils
allaient tous comme à la fête,
L'esprit
content, le coeur joyeux.
Cependant
le Chat, plus fin qu'eux,
Tenait
déjà la Souris par la tête.
Ils
s'avancèrent à grands pas
Pour
secourir leur bonne Amie.
Mais
le Chat, qui n'en démord pas,
Gronde
et marche au-devant de la troupe ennemie.
A
ce bruit, nos très prudents Rats,
Craignant
mauvaise destinée,
Font,
sans pousser plus loin leur prétendu fracas,
Une
retraite fortunée.
Chaque
Rat rentre dans son trou ;
Et
si quelqu'un en sort, gare encor le Matou.