Je
chante les Héros dont Esope est le Père,
Troupe
de qui l'Histoire, encor que mensongère,
Contient
des vérités qui servent de leçons.
Tout
parle en mon Ouvrage, et même les Poissons:
Ce
qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes.
Je
me sers d'Animaux pour instruire les Hommes.
Illustre
rejeton d'un Prince aimé des cieux,
Sur
qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et
qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,
Comptera
désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque
autre te dira d'une plus forte voix
Les
faits de tes Aïeux et les vertus des Rois.
Je
vais t'entretenir de moindres Aventures,
Te
tracer en ces vers de légères peintures.
Et,
si de t'agréer je n'emporte le prix,
J'aurai
du moins l'honneur de l'avoir entrepris.
I,
1 La Cigale et la Fourmi
La
Cigale, ayant chanté
Tout
l'été,
Se
trouva fort dépourvue
Quand
la bise fut venue:
Pas
un seul petit morceau
De
mouche ou de vermisseau.
Elle
alla crier famine
Chez
la Fourmi sa voisine,
La
priant de lui prêter
Quelque
grain pour subsister
Jusqu'à
la saison nouvelle.
"Je
vous paierai, lui dit-elle,
Avant
l'Oût, foi d'animal,
Intérêt
et principal. "
La
Fourmi n'est pas prêteuse:
C'est
là son moindre défaut.
Que
faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle
à cette emprunteuse.
-
Nuit et jour à tout venant
Je
chantais, ne vous déplaise.
-
Vous chantiez? j'en suis fort aise.
Eh
bien! dansez maintenant.
I,
2 Le Corbeau et le Renard
Maître
Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait
en son bec un fromage.
Maître
Renard, par l'odeur alléché,
Lui
tint à peu près ce langage:
"Hé!
bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que
vous êtes joli! que vous me semblez beau!
Sans
mentir, si votre ramage
Se
rapporte à votre plumage,
Vous
êtes le Phénix des hôtes de ces bois. "
A
ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie;
Et
pour montrer sa belle voix,
Il
ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le
Renard s'en saisit, et dit: "Mon bon Monsieur,
Apprenez
que tout flatteur
Vit
aux dépens de celui qui l'écoute:
Cette
leçon vaut bien un fromage, sans doute. "
Le
Corbeau, honteux et confus,
Jura,
mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
I,
3 La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le
Boeuf
Une
Grenouille vit un Boeuf
Qui
lui sembla de belle taille.
Elle,
qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse,
s'étend, et s'enfle, et se travaille,
Pour
égaler l'animal en grosseur,
Disant:
"Regardez bien, ma soeur;
Est-ce
assez? dites-moi; n'y suis-je point encore?
-
Nenni. - M'y voici donc? - Point du tout. - M'y voilà?
-
Vous n'en approchez point. "La chétive pécore
S'enfla
si bien qu'elle creva.
Le
monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages:
Tout
bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout
petit prince a des ambassadeurs,
Tout
marquis veut avoir des pages.
I,
4 Les Deux Mulets
Deux
Mulets cheminaient, l'un d'avoine chargé,
L'autre
portant l'argent de la Gabelle.
Celui-ci,
glorieux d'une charge si belle,
N'eût
voulu pour beaucoup en être soulagé.
Il
marchait d'un pas relevé,
Et
faisait sonner sa sonnette:
Quand
l'ennemi se présentant,
Comme
il en voulait à l'argent,
Sur
le Mulet du fisc une troupe se jette,
Le
saisit au frein et l'arrête.
Le
Mulet, en se défendant,
Se
sent percer de coups: il gémit, il soupire.
"Est-ce
donc là, dit-il, ce qu'on m'avait promis?
Ce
Mulet qui me suit du danger se retire,
Et
moi j'y tombe, et je péris.
-
Ami, lui dit son camarade,
Il
n'est pas toujours bon d'avoir un haut Emploi:
Si
tu n'avais servi qu'un Meunier, comme moi,
Tu
ne serais pas si malade. "
I,
5 Le Loup et le Chien
Un
Loup n'avait que les os et la peau,
Tant
les chiens faisaient bonne garde.
Ce
Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras,
poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer,
le mettre en quartiers,
Sire
Loup l'eût fait volontiers;
Mais
il fallait livrer bataille,
Et
le Mâtin était de taille
A
se défendre hardiment.
Le
Loup donc l'aborde humblement,
Entre
en propos, et lui fait compliment
Sur
son embonpoint, qu'il admire.
"Il
ne tiendra qu'à vous beau sire,
D'être
aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez
les bois, vous ferez bien:
Vos
pareils y sont misérables,
Cancres,
haires, et pauvres diables,
Dont
la condition est de mourir de faim.
Car
quoi? rien d'assuré: point de franche lippée:
Tout
à la pointe de l'épée.
Suivez-moi:
vous aurez un bien meilleur destin. "
Le
Loup reprit: "Que me faudra-t-il faire?
-
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants
bâtons, et mendiants;
Flatter
ceux du logis, à son Maître complaire:
Moyennant
quoi votre salaire
Sera
force reliefs de toutes les façons:
Os
de poulets, os de pigeons,
Sans
parler de mainte caresse. "
Le
Loup déjà se forge une félicité
Qui
le fait pleurer de tendresse.
Chemin
faisant, il vit le col du Chien pelé.
"Qu'est-ce
là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? - Peu de chose.
-
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De
ce que vous voyez est peut-être la cause.
-
Attaché? dit le Loup: vous ne courez donc pas
Où
vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe?
-
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je
ne veux en aucune sorte,
Et
ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela
dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
I,
6 La Génisse, la Chèvre, et la Brebis, en société avec le
Lion
La
Génisse, la Chèvre, et leur soeur la Brebis,
Avec
un fier Lion, seigneur du voisinage,
Firent
société, dit-on, au temps jadis,
Et
mirent en commun le gain et le dommage.
Dans
les lacs de la Chèvre un Cerf se trouva pris.
Vers
ses associés aussitôt elle envoie.
Eux
venus, le Lion par ses ongles compta,
Et
dit: "Nous sommes quatre à partager la proie. "
Puis
en autant de parts le Cerf il dépeça;
Prit
pour lui la première en qualité de Sire:
"Elle
doit être à moi, dit-il; et la raison,
C'est
que je m'appelle Lion :
A
cela l'on n'a rien à dire.
La
seconde, par droit, me doit échoir encor:
Ce
droit, vous le savez, c'est le droit du plus fort
Comme
le plus vaillant, je prétends la troisième.
Si
quelqu'une de vous touche à la quatrième,
Je
l'étranglerai tout d'abord. "
I,
7 La Besace
Jupiter
dit un jour: "Que tout ce qui respire
S'en
vienne comparaître aux pieds de ma grandeur:
Si
dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il
peut le déclarer sans peur;
Je
mettrai remède à la chose.
Venez,
Singe; parlez le premier, et pour cause.
Voyez
ces animaux, faites comparaison
De
leurs beautés avec les vôtres.
Etes-vous
satisfait? - Moi? dit-il, pourquoi non?
N'ai-je
pas quatre pieds aussi bien que les autres?
Mon
portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché;
Mais
pour mon frère l'Ours, on ne l'a qu'ébauché:
Jamais,
s'il me veut croire, il ne se fera peindre. "
L'Ours
venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
Tant
s'en faut: de sa forme il se loua très fort
Glosa
sur l'Eléphant, dit qu'on pourrait encor
Ajouter
à sa queue, ôter à ses oreilles;
Que
c'était une masse informe et sans beauté.
L'Eléphant
étant écouté,
Tout
sage qu'il était, dit des choses pareilles.
Il
jugea qu'à son appétit
Dame
Baleine était trop grosse.
Dame
Fourmi trouva le Ciron trop petit,
Se
croyant, pour elle, un colosse.
Jupin
les renvoya s'étant censurés tous,
Du
reste, contents d'eux; mais parmi les plus fous
Notre
espèce excella; car tout ce que nous sommes,
Lynx
envers nos pareils, et Taupes envers nous,
Nous
nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes:
On
se voit d'un autre oeil qu'on ne voit son prochain.
Le
Fabricateur souverain
Nous
créa Besaciers tous de même manière,
Tant
ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui:
Il
fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et
celle de devant pour les défauts d'autrui.
I,
8 L'Hirondelle et les petits Oiseaux
Une
Hirondelle en ses voyages
Avait
beaucoup appris.
Quiconque
a beaucoup vu
Peut
avoir beaucoup retenu.
Celle-ci
prévoyait jusqu'aux moindres orages,
Et
devant qu'ils fussent éclos,
Les
annonçait aux Matelots.
Il
arriva qu'au temps que le chanvre se sème,
Elle
vit un manant en couvrir maints sillons.
"Ceci
ne me plaît pas, dit-elle aux Oisillons:
Je
vous plains; car pour moi, dans ce péril extrême,
Je
saurai m'éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous
cette main qui par les airs chemine?
Un
jour viendra, qui n'est pas loin,
Que
ce qu'elle répand sera votre ruine.
De
là naîtront engins à vous envelopper,
Et
lacets pour vous attraper,
Enfin
mainte et mainte machine
Qui
causera dans la saison
Votre
mort ou votre prison:
Gare
la cage ou le chaudron!
C'est
pourquoi, leur dit l'Hirondelle,
Mangez
ce grain; et croyez-moi. "
Les
Oiseaux se moquèrent d'elle:
Ils
trouvaient aux champs trop de quoi.
Quand
la chènevière fut verte,
L'Hirondelle
leur dit: "Arrachez brin à brin
Ce
qu'a produit ce maudit grain,
Ou
soyez sûrs de votre perte.
-
Prophète de malheur, babillarde, dit-on,
Le
bel emploi que tu nous donnes!
Il
nous faudrait mille personnes
Pour
éplucher tout ce canton. "
La
chanvre étant tout à fait crue,
L'Hirondelle
ajouta: "Ceci ne va pas bien;
Mauvaise
graine est tôt venue.
Mais
puisque jusqu'ici l'on ne m'a crue en rien,
Dès
que vous verrez que la terre
Sera
couverte, et qu'à leurs blés
Les
gens n'étant plus occupés
Feront
aux oisillons la guerre;
Quand
reginglettes et réseaux
Attraperont
petits Oiseaux,
Ne
volez plus de place en place,
Demeurez
au logis, ou changez de climat:
Imitez
le Canard, la Grue, et la Bécasse.
Mais
vous n'êtes pas en état
De
passer, comme nous, les déserts et les ondes,
Ni
d'aller chercher d'autres mondes;
C'est
pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr:
C'est
de vous renfermer aux trous de quelque mur. "
Les
Oisillons, las de l'entendre,
Se
mirent à jaser aussi confusément
Que
faisaient les Troyens quand la pauvre Cassandre
Ouvrait
la bouche seulement.
Il
en prit aux uns comme aux autres:
Maint
oisillon se vit esclave retenu.
Nous
n'écoutons d'instincts que ceux qui sont les nôtres,
Et
ne croyons le mal que quand il est venu.
I,
9 Le Rat de ville et le Rat des champs
Autrefois
le Rat de ville
Invita
le Rat des champs,
D'une
façon fort civile,
A
des reliefs d'Ortolans.
Sur
un Tapis de Turquie
Le
couvert se trouva mis.
Je
laisse à penser la vie
Que
firent ces deux amis.
Le
régal fut fort honnête,
Rien
ne manquait au festin;
Mais
quelqu'un troubla la fête
Pendant
qu'ils étaient en train.
A
la porte de la salle
Ils
entendirent du bruit:
Le
Rat de ville détale;
Son
camarade le suit.
Le
bruit cesse, on se retire:
Rats
en campagne aussitôt;
Et
le citadin de dire:
Achevons
tout notre rôt.
-
C'est assez, dit le rustique;
Demain
vous viendrez chez moi:
Ce
n'est pas que je me pique
De
tous vos festins de Roi;
Mais
rien ne vient m'interrompre:
Je
mange tout à loisir.
Adieu
donc; fi du plaisir
Que
la crainte peut corrompre.
I,
10 Le Loup et l'Agneau
La
raison du plus fort est toujours la meilleure:
Nous
l'allons montrer tout à l'heure.
Un
Agneau se désaltérait
Dans
le courant d'une onde pure.
Un
Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et
que la faim en ces lieux attirait.
Qui
te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit
cet animal plein de rage:
Tu
seras châtié de ta témérité.
-
Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne
se mette pas en colère;
Mais
plutôt qu'elle considère
Que
je me vas désaltérant
Dans
le courant,
Plus
de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et
que par conséquent, en aucune façon,
Je
ne puis troubler sa boisson.
-
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et
je sais que de moi tu médis l'an passé.
-
Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?
Reprit
l'Agneau, je tette encor ma mère.
-
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
-
Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens:
Car
vous ne m'épargnez guère,
Vous,
vos bergers, et vos chiens.
On
me l'a dit: il faut que je me venge.
Là-dessus,
au fond des forêts
Le
Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans
autre forme de procès.
I,
11 L'Homme et son image
Pour
M. L. D. D. L. R.
Un
homme qui s'aimait sans avoir de rivaux
Passait
dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il
accusait toujours les miroirs d'être faux,
Vivant
plus que content dans son erreur profonde.
Afin
de le guérir, le sort officieux
Présentait
partout à ses yeux
Les
Conseillers muets dont se servent nos Dames:
Miroirs
dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs
aux poches des galands,
Miroirs
aux ceintures des femmes.
Que
fait notre Narcisse? Il va se confiner
Aux
lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer
N'osant
plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais
un canal, formé par une source pure,
Se
trouve en ces lieux écartés;
Il
s'y voit; il se fâche; et ses yeux irrités
Pensent
apercevoir une chimère vaine.
Il
fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;
Mais
quoi, le canal est si beau
Qu'il
ne le quitte qu'avec peine.
On
voit bien où je veux venir.
Je
parle à tous; et cette erreur extrême
Est
un mal que chacun se plaît d'entretenir.
Notre
âme, c'est cet Homme amoureux de lui-même;
Tant
de Miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs,
de nos défauts les Peintres légitimes;
Et
quant au Canal, c'est celui
Que
chacun sait, le Livre des Maximes.
I,
12 Le Dragon à plusieurs têtes,et le Dragon à plusieurs
queues
Un
Envoyé du Grand Seigneur
Préférait,
dit l'Histoire, un jour chez l'Empereur,
Les
forces de son Maître à celles de l'Empire.
Un
Allemand se mit à dire:
Notre
prince a des dépendants
Qui
de leur chef sont si puissants
Que
chacun d'eux pourrait soudoyer une armée.
Le
Chiaoux, homme de sens,
Lui
dit: Je sais par renommée
Ce
que chaque Electeur peut de monde fournir;
Et
cela me fait souvenir
D'une
aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étais
en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les
cent têtes d'une Hydre au travers d'une haie.
Mon
sang commence à se glacer;
Et
je crois qu'à moins on s'effraie.
Je
n'en eus toutefois que la peur sans le mal.
Jamais
le corps de l'animal
Ne
put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.
Je
rêvais à cette aventure,
Quand
un autre Dragon, qui n'avait qu'un seul chef
Et
bien plus d'une queue, à passer se présente.
Me
voilà saisi derechef
D'étonnement
et d'épouvante.
Ce
chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.
Rien
ne les empêcha; l'un fit chemin à l'autre.
Je
soutiens qu'il en est ainsi
De
votre Empereur et du nôtre.
I,
13 Les Voleurs et l'Ane
Pour
un Ane enlevé deux Voleurs se battaient:
L'un
voulait le garder; l'autre le voulait vendre.
Tandis
que coups de poing trottaient,
Et
que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive
un troisième larron
Qui
saisit maître Aliboron.
L'Ane,
c'est quelquefois une pauvre province.
Les
voleurs sont tel ou tel prince,
Comme
le Transylvain, le Turc, et le Hongrois.
Au
lieu de deux, j'en ai rencontré trois:
Il
est assez de cette marchandise.
De
nul d'eux n'est souvent la Province conquise :
Un
quart Voleur survient, qui les accorde net
En
se saisissant du Baudet.
I,
14 Simonide préservé par les Dieux
On
ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les
Dieux, sa Maîtresse, et son Roi.
Malherbe
le disait ; j'y souscris quant à moi :
Ce
sont maximes toujours bonnes.
La
louange chatouille et gagne les esprits ;
Les
faveurs d'une belle en sont souvent le prix.
Voyons
comme les Dieux l'ont quelquefois payée.
Simonide
avait entrepris
L'éloge
d'un Athlète, et, la chose essayée,
Il
trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les
parents de l'Athlète étaient gens inconnus,
Son
père, un bon Bourgeois, lui sans autre mérite :
Matière
infertile et petite.
Le
Poète d'abord parla de son Héros.
Après
en avoir dit ce qu'il en pouvait dire,
Il
se jette à côté, se met sur le propos
De
Castor et Pollux, ne manque pas d'écrire
Que
leur exemple était aux lutteurs glorieux,
Elève
leurs combats, spécifiant les lieux
Où
ces frères s'étaient signalés davantage.
Enfin
l'éloge de ces Dieux
Faisait
les deux tiers de l'ouvrage.
L'Athlète
avait promis d'en payer un talent ;
Mais
quand il le vit, le galand
N'en
donna que le tiers, et dit fort franchement
Que
Castor et Pollux acquitassent le reste.
Faites-vous
contenter par ce couple céleste.
Je
vous veux traiter cependant :
Venez
souper chez moi, nous ferons bonne vie.
Les
conviés sont gens choisis,
Mes
parents, mes meilleurs amis. Soyez donc de la compagnie.
Simonide
promit. Peut-être qu'il eut peur
De
perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il
vient, l'on festine, l'on mange.
Chacun
étant en belle humeur,
Un
domestique accourt, l'avertit qu'à la porte
Deux
hommes demandaient à le voir promptement.
Il
sort de table, et la cohorte
N'en
perd pas un seul coup de dent.
Ces
deux hommes étaient les gémeaux de l'éloge.
Tous
deux lui rendent grâce ; et pour prix de ses vers,
Ils
l'avertissent qu'il déloge,
Et
que cette maison va tomber à l'envers.
La
prédiction en fut vraie ;
Un
pilier manque ; et le plafonds,
Ne
trouvant plus rien qui l'étaie,
Tombe
sur le festin, brise plats et flacons,
N'en
fait pas moins aux Echansons.
Ce
ne fut pas le pis ; car, pour rendre complète
La
vengeance due au Poète,
Une
poutre cassa les jambes à l'Athlète,
Et
renvoya les conviés
Pour
la plupart estropiés.
La
renommée eut soin de publier l'affaire.
Chacun
cria miracle. On doubla le salaire
Que
méritaient les vers d'un homme aimé des Dieux.
Il
n'était fils de bonne mère
Qui,
les payant à qui mieux mieux,
Pour
ses ancêtres n'en fit faire.
Je
reviens à mon texte et dis premièrement
Qu'on
ne saurait manquer de louer largement
Les
Dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène
Souvent
sans déroger trafique de sa peine ;
Enfin
qu'on doit tenir notre art en quelque prix.
Les
grands se font honneur dès lors qu'ils nous font grâce :
Jadis
l'Olympe et le Parnasse
Etaient
frères et bons amis.
I,
15 La Mort et le Malheureux
I,
16 La Mort et le Bûcheron
Un
Malheureux appelait tous les jours
La
mort à son secours.
O
mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens
vite, viens finir ma fortune cruelle.
La
Mort crut, en venant, l'obliger en effet.
Elle
frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que
vois-je! cria-t-il, ôtez-moi cet objet ;
Qu'il
est hideux ! que sa rencontre
Me
cause d'horreur et d'effroi !
N'approche
pas, ô mort ; ô mort, retire-toi.
Mécénas
fut un galant homme :
Il
a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte,
goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je
vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne
viens jamais, ô mort ; on t'en dit tout autant.
Ce
sujet a été traité d'une autre façon par Esope, comme la Fable suivante le fera
voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la
chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connaître que j'eusse beaucoup mieux
fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits
qui fût dans Esope. Cela m'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions aller
plus avant que les Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la
gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma Fable à celle d'Esope, non que
la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer, et qui
est si beau et si à propos que je n'ai pas cru le devoir
omettre.
Un
pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous
le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant
et courbé marchait à pas pesants,
Et
tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin,
n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il
met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel
plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En
est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point
de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa
femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le
créancier, et la corvée
Lui
font d'un malheureux la peinture achevée.
Il
appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui
demande ce qu'il faut faire
C'est,
dit-il, afin de m'aider
A
recharger ce bois ; tu ne tarderas guère.
Le
trépas vient tout guérir ;
Mais
ne bougeons d'où nous sommes.
Plutôt
souffrir que mourir,
C'est
la devise des hommes.
I,
17 L'Homme entre deux âges, et ses deux Maîtresses
Un
homme de moyen âge,
Et
tirant sur le grison,
Jugea
qu'il était saison
De
songer au mariage.
Il
avait du comptant,
Et
partant
De
quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ;
En
quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ;
Bien
adresser n'est pas petite affaire.
Deux
veuves sur son cœur eurent le plus de part :
L'une
encor verte, et l'autre un peu bien mûre,
Mais
qui réparait par son art
Ce
qu'avait détruit la nature.
Ces
deux Veuves, en badinant,
En
riant, en lui faisant fête,
L'allaient
quelquefois testonnant,
C'est-à-dire
ajustant sa tête.
La
Vieille à tous moments de sa part emportait
Un
peu du poil noir qui restait,
Afin
que son amant en fût plus à sa guise.
La
Jeune saccageait les poils blancs à son tour.
Toutes
deux firent tant, que notre tête grise
Demeura
sans cheveux, et se douta du tour.
Je
vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles,
Qui
m'avez si bien tondu ;
J'ai
plus gagné que perdu :
Car
d'Hymen point de nouvelles.
Celle
que je prendrais voudrait qu'à sa façon
Je
vécusse, et non à la mienne.
Il
n'est tête chauve qui tienne,
Je
vous suis obligé, Belles, de la leçon.
I,
18 Le Renard et la Cigogne
Compère
le Renard se mit un jour en frais,
et
retint à dîner commère la Cigogne.
Le
régal fût petit et sans beaucoup d'apprêts :
Le
galant pour toute besogne,
Avait
un brouet clair ; il vivait chichement.
Ce
brouet fut par lui servi sur une assiette :
La
Cigogne au long bec n'en put attraper miette ;
Et
le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour
se venger de cette tromperie,
A
quelque temps de là, la Cigogne le prie.
"Volontiers,
lui dit-il ; car avec mes amis
Je
ne fais point cérémonie. "
A
l'heure dite, il courut au logis
De
la Cigogne son hôtesse ;
Loua
très fort la politesse ;
Trouva
le dîner cuit à point :
Bon
appétit surtout ; Renards n'en manquent point.
Il
se réjouissait à l'odeur de la viande
Mise
en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On
servit, pour l'embarrasser,
En
un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le
bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;
Mais
le museau du sire était d'autre mesure.
Il
lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux
comme un Renard qu'une Poule aurait pris,
Serrant
la queue, et portant bas l'oreille.
Trompeurs,
c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous
à la pareille.
I,
19 L'Enfant et le Maître d'école
Dans
ce récit je prétends faire voir
D'un
certain sot la remontrance vaine.
Un
jeune enfant dans l'eau se laissa choir,
En
badinant sur les bords de la Seine.
Le
Ciel permit qu'un saule se trouva,
Dont
le branchage, après Dieu, le sauva.
S'étant
pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par
cet endroit passe un Maître d'école.
L'Enfant
lui crie : "Au secours ! je péris. "
Le
Magister, se tournant à ses cris,
D'un
ton fort grave à contretemps s'avise
De
le tancer : "Ah! le petit babouin !
Voyez,
dit-il, où l'a mis sa sottise !
Et
puis, prenez de tels fripons le soin.
Que
les parents sont malheureux qu'il faille
Toujours
veiller à semblable canaille !
Qu'ils
ont de maux ! et que je plains leur sort ! "
Ayant
tout dit, il mit l'enfant à bord.
Je
blâme ici plus de gens qu'on ne pense.
Tout
babillard, tout censeur, tout pédant,
Se
peut connaître au discours que j'avance :
Chacun
des trois fait un peuple fort grand ;
Le
Créateur en a béni l'engeance.
En
toute affaire ils ne font que songer
Aux
moyens d'exercer leur langue.
Hé
! mon ami, tire-moi de danger :
Tu
feras après ta harangue.
I,
20 Le Coq et la Perle
Un
jour un Coq détourna
Une
Perle, qu'il donna
Au
beau premier Lapidaire.
"Je
la crois fine, dit-il ;
Mais
le moindre grain de mil
Serait
bien mieux mon affaire. "
Un
ignorant hérita
D'un
manuscrit, qu'il porta
Chez
son voisin le Libraire.
"Je
crois, dit-il, qu'il est bon ;
Mais
le moindre ducaton
Serait
bien mieux mon affaire. "
I,
21 Les Frelons et les Mouches à miel
A
l'oeuvre on connaît l'Artisan.
Quelques
rayons de miel sans maître se trouvèrent :
Des
Frelons les réclamèrent ;
Des
Abeilles s'opposant,
Devant
certaine Guêpe on traduisit la cause.
Il
était malaisé de décider la chose.
Les
témoins déposaient qu'autour de ces rayons
Des
animaux ailés, bourdonnants, un peu longs,
De
couleur fort tannée, et tels que les Abeilles,
Avaient
longtemps paru. Mais quoi ! dans les Frelons
Ces
enseignes étaient pareilles.
La
Guêpe, ne sachant que dire à ces raisons,
Fit
enquête nouvelle, et pour plus de lumière
Entendit
une fourmilière.
Le
point n'en put être éclairci.
"De
grâce, à quoi bon tout ceci ?
Dit
une Abeille fort prudente,
Depuis
tantôt six mois que la cause est pendante,
Nous
voici comme aux premiers jours.
Pendant
cela le miel se gâte.
Il
est temps désormais que le juge se hâte :
N'a-t-il
point assez léché l'Ours ?
Sans
tant de contredits, et d'interlocutoires,
Et
de fatras, et de grimoires,
Travaillons,
les Frelons et nous :
On
verra qui sait faire, avec un suc si doux,
Des
cellules si bien bâties. "
Le
refus des Frelons fit voir
Que
cet art passait leur savoir ;
Et
la Guêpe adjugea le miel à leurs parties.
Plût
à Dieu qu'on réglât ainsi tous les procès !
Que
des Turcs en cela l'on suivît la méthode !
Le
simple sens commun nous tiendrait lieu de Code ;
Il
ne faudrait point tant de frais ;
Au
lieu qu'on nous mange, on nous gruge,
On
nous mine par des longueurs ;
On
fait tant, à la fin, que l'huître est pour le juge,
Les
écailles pour les plaideurs.
I,
22 Le Chêne et le Roseau
Le
Chêne un jour dit au Roseau :
"Vous
avez bien sujet d'accuser la Nature ;
Un
Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le
moindre vent, qui d'aventure
Fait
rider la face de l'eau,
Vous
oblige à baisser la tête :
Cependant
que mon front, au Caucase pareil,
Non
content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave
l'effort de la tempête.
Tout
vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encor
si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont
je couvre le voisinage,
Vous
n'auriez pas tant à souffrir :
Je
vous défendrais de l'orage ;
Mais
vous naissez le plus souvent
Sur
les humides bords des Royaumes du vent.
La
nature envers vous me semble bien injuste.
-
Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,
Part
d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les
vents me sont moins qu'à vous redoutables.
Je
plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre
leurs coups épouvantables
Résisté
sans courber le dos ;
Mais
attendons la fin. "Comme il disait ces mots,
Du
bout de l'horizon accourt avec furie
Le
plus terrible des enfants
Que
le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'Arbre
tient bon ; le Roseau plie.
Le
vent redouble ses efforts,
Et
fait si bien qu'il déracine
Celui
de qui la tête au Ciel était voisine
Et
dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.
II,
1 Contre ceux qui ont le goût difficile
Quand
j'aurais en naissant reçu de Calliope
Les
dons qu'à ses Amants cette Muse a promis,
Je
les consacrerais aux mensonges d'Esope :
Le
mensonge et les vers de tout temps sont amis.
Mais
je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que
de savoir orner toutes ces fictions.
On
peut donner du lustre à leurs inventions ;
On
le peut, je l'essaie ; un plus savant le fasse.
Cependant
jusqu'ici d'un langage nouveau
J'ai
fait parler le Loup et répondre l'Agneau.
J'ai
passé plus avant : les Arbres et les Plantes
Sont
devenus chez moi créatures parlantes.
Qui
ne prendrait ceci pour un enchantement ?
"Vraiment,
me diront nos Critiques,
Vous
parlez magnifiquement
De
cinq ou six contes d'enfant.
-
Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et
d'un style plus haut ? En voici : "Les Troyens,
"Après
dix ans de guerre autour de leurs murailles,
"Avaient
lassé les Grecs, qui par mille moyens,
"Par
mille assauts, par cent batailles,
"N'avaient
pu mettre à bout cette fière Cité,
"Quand
un cheval de bois, par Minerve inventé,
"D'un
rare et nouvel artifice,
"Dans
ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
"Le
vaillant Diomède, Ajax l'impétueux,
"Que
ce Colosse monstrueux
"Avec
leurs escadrons devait porter dans Troie,
"Livrant
à leur fureur ses Dieux mêmes en proie :
"Stratagème
inouï, qui des fabricateurs
"Paya
la constance et la peine. "
-
C'est assez, me dira quelqu'un de nos Auteurs :
La
période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et
puis votre Cheval de bois,
Vos
Héros avec leurs Phalanges,
Ce
sont des contes plus étranges
Qu'un
Renard qui cajole un Corbeau sur sa voix :
De
plus, il vous sied mal d'écrire en si haut style.
-
Eh bien ! baissons d'un ton. "La jalouse Amarylle
"Songeait
à son Alcippe, et croyait de ses soins
"N'avoir
que ses Moutons et son Chien pour témoins.
"Tircis,
qui l'aperçut, se glisse entre des saules ;
"Il
entend la bergère adressant ces paroles
"Au
doux Zéphire, et le priant
"De
les porter à son Amant.
-
Je vous arrête à cette rime,
Dira
mon censeur à l'instant ;
Je
ne la tiens pas légitime,
Ni
d'une assez grande vertu :
Remettez,
pour le mieux, ces deux vers à la fonte.
-
Maudit censeur, te tairas-tu ?
Ne
saurais-je achever mon conte ?
C'est
un dessein très dangereux
Que
d'entreprendre de te plaire. "
Les
délicats sont malheureux :
Rien
ne saurait les satisfaire.
II,
2 Conseil tenu par les Rats
Un
Chat, nommé Rodilardus
Faisait
des Rats telle déconfiture
Que
l'on n'en voyait presque plus,
Tant
il en avait mis dedans la sépulture.
Le
peu qu'il en restait, n'osant quitter son trou,
Ne
trouvait à manger que le quart de son sou,
Et
Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non
pour un Chat, mais pour un Diable.
Or
un jour qu'au haut et au loin
Le
galant alla chercher femme,
Pendant
tout le sabbat qu'il fit avec sa Dame,
Le
demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur
la nécessité présente.
Dès
l'abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina
qu'il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher
un grelot au cou de Rodilard ;
Qu'ainsi,
quand il irait en guerre,
De
sa marche avertis, ils s'enfuiraient en terre ;
Qu'il
n'y savait que ce moyen.
Chacun
fut de l'avis de Monsieur le Doyen,
Chose
ne leur parut à tous plus salutaire.
La
difficulté fut d'attacher le grelot.
L'un
dit : "Je n'y vas point, je ne suis pas si sot";
L'autre
: "Je ne saurais."Si bien que sans rien faire
On
se quitta. J'ai maints Chapitres vus,
Qui
pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres,
non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire
chapitres de Chanoines.
Ne
faut-il que délibérer,
La
Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il
besoin d'exécuter,
L'on
ne rencontre plus personne.
II,
3 Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
Un
Loup disait que l'on l'avait volé :
Un
Renard, son voisin, d'assez mauvaise vie,
Pour
ce prétendu vol par lui fut appelé.
Devant
le Singe il fut plaidé,
Non
point par Avocats, mais par chaque Partie.
Thémis
n'avait point travaillé,
De
mémoire de Singe, à fait plus embrouillé.
Le
Magistrat suait en son lit de Justice.
Après
qu'on eut bien contesté,
Répliqué,
crié, tempêté,
Le
Juge, instruit de leur malice,
Leur
dit : "Je vous connais de longtemps, mes amis,
Et
tous deux vous paierez l'amende ;
Car
toi, Loup, tu te plains, quoiqu'on ne t'ait rien pris ;
Et
toi, Renard, as pris ce que l'on te demande. "
Le
juge prétendait qu'à tort et à travers
On
ne saurait manquer, condamnant un pervers.
Quelques
personnes de bon sens ont cru que l'impossibilité et la contradiction qui est
dans le Jugement de ce Singe était une chose à censurer ; mais je ne m'en suis
servi qu'après Phédre ; et c'est en cela que consiste le bon mot, selon mon
avis.
II,
4 Les Deux Taureaux et une Grenouille
Deux
Taureaux combattaient à qui posséderait
Une
Génisse avec l'empire.
Une
Grenouille en soupirait.
"Qu'avez-vous
?"se mit à lui dire
Quelqu'un
du peuple croassant.
Et
ne voyez-vous pas, dit-elle,
Que
la fin de cette querelle
Sera
l'exil de l'un ; que l'autre, le chassant,
Le
fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il
ne régnera plus sur l'herbe des prairies,
Viendra
dans nos marais régner sur les roseaux,
Et
nous foulant aux pieds jusques au fond des eaux,
Tantôt
l'une, et puis l'autre, il faudra qu'on pâtisse
Du
combat qu'a causé Madame la Génisse.
Cette
crainte était de bon sens.
L'un
des Taureaux en leur demeure
S'alla
cacher à leurs dépens :
Il
en écrasait vingt par heure.
Hélas!
on voit que de tout temps
Les
petits ont pâti des sottises des grands.
II,
5 La Chauve-souris et les deux Belettes
Une
Chauve-Souris donna tête baissée
Dans
un nid de Belette ; et sitôt qu'elle y fut,
L'autre,
envers les souris de longtemps courroucée,
Pour
la dévorer accourut.
"Quoi
? vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Après
que votre race a tâché de me nuire!
N'êtes-vous
pas Souris ? Parlez sans fiction.
Oui,
vous l'êtes, ou bien je ne suis pas Belette.
-
Pardonnez-moi, dit la pauvrette,
Ce
n'est pas ma profession.
Moi
Souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce
à l'Auteur de l'Univers,
Je
suis Oiseau ; voyez mes ailes :
Vive
la gent qui fend les airs! "
Sa
raison plut, et sembla bonne.
Elle
fait si bien qu'on lui donne
Liberté
de se retirer.
Deux
jours après, notre étourdie
Aveuglément
se va fourrer
Chez
une autre Belette, aux oiseaux ennemie.
La
voilà derechef en danger de sa vie.
La
Dame du logis avec son long museau
S'en
allait la croquer en qualité d'Oiseau,
Quand
elle protesta qu'on lui faisait outrage :
"Moi,
pour telle passer! Vous n'y regardez pas.
Qui
fait l'Oiseau ? c'est le plumage.
Je
suis Souris : vivent les Rats !
Jupiter
confonde les Chats ! "
Par
cette adroite repartie
Elle
sauva deux fois sa vie.
Plusieurs
se sont trouvés qui, d'écharpe changeants
Aux
dangers, ainsi qu'elle, ont souvent fait la figue.
Le
Sage dit, selon les gens :
"Vive
le Roi, vive la Ligue. "
II,
6 L'Oiseau blessé d'une flèche
Mortellement
atteint d'une flèche empennée,
Un
Oiseau déplorait sa triste destinée,
Et
disait, en souffrant un surcroît de douleur :
"Faut-il
contribuer à son propre malheur !
Cruels
humains ! vous tirez de nos ailes
De
quoi faire voler ces machines mortelles.
Mais
ne vous moquez point, engeance sans pitié :
Souvent
il vous arrive un sort comme le nôtre.
Des
enfants de Japet toujours une moitié
Fournira
des armes à l'autre. "
II,
7 La Lice et sa Compagne
Une
Lice étant sur son terme,
Et
ne sachant ou mettre un fardeau si pressant,
Fait
si bien qu'à la fin sa Compagne consent
De
lui prêter sa hutte, où la Lice s'enferme.
Au
bout de quelque temps sa Compagne revient.
La
Lice lui demande encore une quinzaine ;
Ses
petits ne marchaient, disait-elle, qu'à peine.
Pour
faire court, elle l'obtient.
Ce
second terme échu, l'autre lui redemande
Sa
maison, sa chambre, son lit.
La
Lice cette fois montre les dents, et dit :
"Je
suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si
vous pouvez nous mettre hors. "
Ses
enfants étaient déjà forts.
Ce
qu'on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour
tirer d'eux ce qu'on leur prête,
Il
faut que l'on en vienne aux coups ;
Il
faut plaider, il faut combattre.
Laissez-leur
prendre un pied chez vous,
Ils
en auront bientôt pris quatre.
II,
8 L'Aigle et l'Escarbot
L'Aigle
donnait la chasse à maître Jean Lapin,
Qui
droit à son terrier s'enfuyait au plus vite.
Le
trou de l'Escarbot se rencontre en chemin.
Je
laisse à penser si ce gîte
Etait
sûr ; mais ou mieux ? Jean Lapin s'y blottit.
L'Aigle
fondant sur lui nonobstant cet asile,
L'Escarbot
intercède, et dit :
"Princesse
des Oiseaux, il vous est fort facile
D'enlever
malgré moi ce pauvre malheureux ;
Mais
ne me faites pas cet affront, je vous prie ;
Et
puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui,
de grâce, ou l'ôtez à tous deux :
C'est
mon voisin, c'est mon compère. "
L'oiseau
de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque
de l'aile l'Escarbot,
L'étourdit,
l'oblige à se taire,
Enlève
Jean Lapin. L' Escarbot indigné
Vole
au nid de l'oiseau, fracasse, en son absence,
Ses
oeufs, ses tendres oeufs, sa plus douce espérance :
Pas
un seul ne fut épargné.
L'Aigle
étant de retour, et voyant ce ménage,
Remplit
le ciel de cris ; et pour comble de rage,
Ne
sait sur qui venger le tort qu'elle a souffert.
Elle
gémit en vain : sa plainte au vent se perd.
Il
fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L'an
suivant, elle mit son nid plus haut.
L'Escarbot
prend son temps, fait faire aux oeufs le saut :
La
mort de Jean Lapin derechef est vengée.
Ce
second deuil fut tel, que l'écho de ces bois
N'en
dormit de plus de six mois.
L'Oiseau
qui porte Ganymède
Du
monarque des Dieux enfin implore l'aide,
Dépose
en son giron ses oeufs, et croit qu'en paix
Ils
seront dans ce lieu ; que, pour ses intérêts,
Jupiter
se verra contraint de les défendre :
Hardi
qui les irait là prendre.
Aussi
ne les y prit-on pas.
Leur
ennemi changea de note,
Sur
la robe du Dieu fit tomber une crotte :
Le
dieu la secouant jeta les oeufs à bas.
Quand
l'Aigle sut l'inadvertance,
Elle
menaça Jupiter
D'abandonner
sa Cour, d'aller vivre au désert,
Avec
mainte autre extravagance.
Le
pauvre Jupiter se tut :
Devant
son tribunal l'Escarbot comparut,
Fit
sa plainte, et conta l'affaire.
On
fit entendre à l'Aigle enfin qu'elle avait tort.
Mais
les deux ennemis ne voulant point d'accord,
Le
Monarque des Dieux s'avisa, pour bien faire,
De
transporter le temps où l'Aigle fait l'amour
En
une autre saison, quand la race Escarbote
Est
en quartier d'hiver, et, comme la Marmotte,
Se
cache et ne voit point le jour.
II,
9 Le Lion et le Moucheron
"Va-t'en,
chétif insecte, excrément de la terre! "
C'est
en ces mots que le Lion
Parlait
un jour au Moucheron.
L'autre
lui déclara la guerre.
"Penses-tu,
lui dit-il, que ton titre de Roi
Me
fasse peur ni me soucie ?
Un
boeuf est plus puissant que toi :
Je
le mène à ma fantaisie. "
A
peine il achevait ces mots
Que
lui-même il sonna la charge,
Fut
le Trompette et le Héros.
Dans
l'abord il se met au large ;
Puis
prend son temps, fond sur le cou
Du
Lion, qu'il rend presque fou.
Le
quadrupède écume, et son oeil étincelle ;
Il
rugit ; on se cache, on tremble à l'environ ;
Et
cette alarme universelle
Est
l'ouvrage d'un Moucheron.
Un
avorton de Mouche en cent lieux le harcelle :
Tantôt
pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt
entre au fond du naseau.
La
rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible
ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il
n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui
de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le
malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait
résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat
l'air, qui n'en peut mais ; et sa fureur extrême
Le
fatigue, l'abat : le voilà sur les dents.
L'insecte
du combat se retire avec gloire :
Comme
il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va
partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade
d'une araignée ;
Il
y rencontre aussi sa fin.
Quelle
chose par là nous peut être enseignée ?
J'en
vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les
plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L'autre,
qu'aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui
périt pour la moindre affaire.
II,
10 L'Ane chargé d'éponges, et l'Ane chargé de sel
Un
Anier, son Sceptre à la main,
Menait,
en Empereur Romain,
Deux
Coursiers à longues oreilles.
L'un,
d'éponges chargé, marchait comme un Courrier ;
Et
l'autre, se faisant prier,
Portait,
comme on dit, les bouteilles :
Sa
charge était de sel. Nos gaillards pèlerins,
Par
monts, par vaux, et par chemins,
Au
gué d'une rivière à la fin arrivèrent,
Et
fort empêchés se trouvèrent.
L'Anier,
qui tous les jours traversait ce gué-là,
Sur
l'Ane à l'éponge monta,
Chassant
devant lui l'autre bête,
Qui
voulant en faire à sa tête,
Dans
un trou se précipita,
Revint
sur l'eau, puis échappa ;
Car
au bout de quelques nagées,
Tout
son sel se fondit si bien
Que
le Baudet ne sentit rien
Sur
ses épaules soulagées.
Camarade
Epongier prit exemple sur lui,
Comme
un Mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà
mon Ane à l'eau ; jusqu'au col il se plonge,
Lui,
le Conducteur et l'Eponge.
Tous
trois burent d'autant : l'Anier et le Grison
Firent
à l'éponge raison.
Celle-ci
devint si pesante,
Et
de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que
l'Ane succombant ne put gagner le bord.
L'Anier
l'embrassait, dans l'attente
D'une
prompte et certaine mort.
Quelqu'un
vint au secours : qui ce fut, il n'importe ;
C'est
assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point
Agir
chacun de même sorte.
J'en
voulais venir à ce point.
II,
11 Le Lion et le Rat
II,
12 La Colombe et la Fourmi
Il
faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde :
On
a souvent besoin d'un plus petit que soi.
De
cette vérité deux Fables feront foi,
Tant
la chose en preuves abonde.
Entre
les pattes d'un Lion
Un
Rat sortit de terre assez à l'étourdie.
Le
Roi des animaux, en cette occasion,
Montra
ce qu'il était, et lui donna la vie.
Ce
bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu'un
aurait-il jamais cru
Qu'un
Lion d'un Rat eût affaire ?
Cependant
il advint qu'au sortir des forêts
Ce
Lion fut pris dans des rets,
Dont
ses rugissements ne le purent défaire.
Sire
Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu'une
maille rongée emporta tout l'ouvrage.
Patience
et longueur de temps
Font
plus que force ni que rage.
L'autre
exemple est tiré d'animaux plus petits.
Le
long d'un clair ruisseau buvait une Colombe,
Quand
sur l'eau se penchant une Fourmi y tombe.
Et
dans cet océan l'on eût vu la Fourmi
S'efforcer,
mais en vain, de regagner la rive.
La
Colombe aussitôt usa de charité :
Un
brin d'herbe dans l'eau par elle étant jeté,
Ce
fut un promontoire où la Fourmi arrive.
Elle
se sauve ; et là-dessus
Passe
un certain Croquant qui marchait les pieds nus.
Ce
Croquant, par hasard, avait une arbalète.
Dès
qu'il voit l'Oiseau de Vénus
Il
le croit en son pot, et déjà lui fait fête.
Tandis
qu'à le tuer mon Villageois s'apprête,
La
Fourmi le pique au talon.
Le
Vilain retourne la tête :
La
Colombe l'entend, part, et tire de long.
Le
soupé du Croquant avec elle s'envole :
Point
de Pigeon pour une obole.
II,
13 L'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits
Un
Astrologue un jour se laissa choir
Au
fond d'un puits. On lui dit : "Pauvre bête,
Tandis
qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
Penses-tu
lire au-dessus de ta tête ? "
Cette
aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut
servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi
ce que de gens sur la terre nous sommes,
Il
en est peu qui fort souvent
Ne
se plaisent d'entendre dire
Qu'au
livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais
ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce,
que le Hasard parmi l'Antiquité,
Et
parmi nous la Providence ?
Or
du Hasard il n'est point de science :
S'il
en était, on aurait tort
De
l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
Toutes
choses très incertaines.
Quant
aux volontés souveraines
De
Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui
les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il
imprimé sur le front des étoiles
Ce
que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A
quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De
ceux qui de la Sphère et du Globe ont écrit ?
Pour
nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous
rendre, dans les biens, de plaisir incapables ?
Et
causant du dégoût pour ces biens prévenus,
Les
convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est
erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le
Firmament se meut ; les Astres font leur cours,
Le
Soleil nous luit tous les jours,
Tous
les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans
que nous en puissions autre chose inférer
Que
la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener
les saisons, de mûrir les semences,
De
verser sur les corps certaines influences.
Du
reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce
train toujours égal dont marche l'Univers ?
Charlatans,
faiseurs d'horoscope,
Quittez
les cours des Princes de l'Europe ;
Emmenez
avec vous les souffleurs tout d'un temps :
Vous
ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je
m'emporte un peu trop : revenons à l'histoire
De
ce Spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre
la vanité de son art mensonger,
C'est
l'image de ceux qui bâillent aux chimères,
Cependant
qu'ils sont en danger,
Soit
pour eux, soit pour leurs affaires.
II,
14 Le Lièvre et les Grenouilles
Un
Lièvre en son gîte songeait
(Car
que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?) ;
Dans
un profond ennui ce Lièvre se plongeait :
Cet
animal est triste, et la crainte le ronge.
"Les
gens de naturel peureux
Sont,
disait-il, bien malheureux.
Ils
ne sauraient manger morceau qui leur profite ;
Jamais
un plaisir pur ; toujours assauts divers.
Voilà
comme je vis : cette crainte maudite
M'empêche
de dormir, sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous,
dira quelque sage cervelle.
Et
la peur se corrige-t-elle ?
Je
crois même qu'en bonne foi
Les
hommes ont peur comme moi. "
Ainsi
raisonnait notre Lièvre,
Et
cependant faisait le guet.
Il
était douteux, inquiet :
Un
souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.
Le
mélancolique animal,
En
rêvant à cette matière,
Entend
un léger bruit : ce lui fut un signal
Pour
s'enfuir devers sa tanière.
Il
s'en alla passer sur le bord d'un étang.
Grenouilles
aussitôt de sauter dans les ondes ;
Grenouilles
de rentrer en leurs grottes profondes.
"Oh!
dit-il, j'en fais faire autant
Qu'on
m'en fait faire ! Ma présence
Effraie
aussi les gens ! je mets l'alarme au camp !
Et
d'où me vient cette vaillance ?
Comment
? Des animaux qui tremblent devant moi !
Je
suis donc un foudre de guerre !
Il
n'est, je le vois bien, si poltron sur la terre
Qui
ne puisse trouver un plus poltron que soi. "
II,
15 Le Coq et le Renard
Sur
la branche d'un arbre était en sentinelle
Un
vieux Coq adroit et matois.
"Frère,
dit un Renard, adoucissant sa voix,
Nous
ne sommes plus en querelle :
Paix
générale cette fois.
Je
viens te l'annoncer ; descends, que je t'embrasse.
Ne
me retarde point, de grâce ;
Je
dois faire aujourd'hui vingt postes sans manquer.
Les
tiens et toi pouvez vaquer
Sans
nulle crainte à vos affaires ;
Nous
vous y servirons en frères.
Faites-en
les feux dès ce soir.
Et
cependant viens recevoir
Le
baiser d'amour fraternelle.
-
Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais
Apprendre
une plus douce et meilleur nouvelle
Que
celle
De
cette paix ;
Et
ce m'est une double joie
De
la tenir de toi. Je vois deux Lévriers,
Qui,
je m'assure, sont courriers
Que
pour ce sujet on envoie.
Ils
vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je
descends ; nous pourrons nous entre-baiser tous.
-Adieu,
dit le Renard, ma traite est longue à faire :
Nous
nous réjouirons du succès de l'affaire
Une
autre fois. Le galand aussitôt
Tire
ses grègues, gagne au haut,
mal
content de son stratagème ;
Et
notre vieux Coq en soi-même
Se
mit à rire de sa peur ;
Car
c'est double plaisir de tromper le trompeur.
II,
16 Le Corbeau voulant imiter l'Aigle
L'Oiseau
de Jupiter enlevant un mouton,
Un
Corbeau témoin de l'affaire,
Et
plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En
voulut sur l'heure autant faire.
Il
tourne à l'entour du troupeau,
Marque
entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un
vrai Mouton de sacrifice :
On
l'avait réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard
Corbeau disait, en le couvant des yeux :
Je
ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais
ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu
me serviras de pâture.
Sur
l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La
Moutonnière créature
Pesait
plus qu'un fromage, outre que sa toison
Etait
d'une épaisseur extrême,
Et
mêlée à peu près de la même façon
Que
la barbe de Polyphème.
Elle
empêtra si bien les serres du Corbeau
Que
le pauvre animal ne put faire retraite.
Le
Berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le
donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il
faut se mesurer, la conséquence est nette :
Mal
prend aux Volereaux de faire les Voleurs.
L'exemple
est un dangereux leurre :
Tous
les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ;
Où
la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.
II,
17 Le Paon se plaignant à Junon
Le
Paon se plaignait à Junon :
Déesse,
disait-il, ce n'est pas sans raison
Que
je me plains, que je murmure :
Le
chant dont vous m'avez fait don
Déplaît
à toute la Nature ;
Au
lieu qu'un Rossignol, chétive créature,
Forme
des sons aussi doux qu'éclatants,
Est
lui seul l'honneur du Printemps.
Junon
répondit en colère :
Oiseau
jaloux, et qui devrais te taire,
Est-ce
à toi d'envier la voix du Rossignol,
Toi
que l'on voit porter à l'entour de ton col
Un
arc-en-ciel nué de cent sortes de soies ;
Qui
te panades, qui déploies
Une
si riche queue, et qui semble à nos yeux
La
Boutique d'un Lapidaire ?
Est-il
quelque oiseau sous les Cieux
Plus
que toi capable de plaire ?
Tout
animal n'a pas toutes propriétés.
Nous
vous avons donné diverses qualités :
Les
uns ont la grandeur et la force en partage ;
Le
Faucon est léger, l'Aigle plein de courage ;
Le
Corbeau sert pour le présage,
La
Corneille avertit des malheurs à venir ;
Tous
sont contents de leur ramage.
Cesse
donc de te plaindre, ou bien, pour te punir,
Je
t'ôterai ton plumage.
II,
18 La Chatte métamorphosée en femme
Un
homme chérissait éperdument sa Chatte ;
Il
la trouvait mignonne, et belle, et délicate,
Qui
miaulait d'un ton fort doux.
Il
était plus fou que les fous.
Cet
Homme donc, par prières, par larmes,
Par
sortilèges et par charmes,
Fait
tant qu'il obtient du destin
Que
sa Chatte en un beau matin
Devient
femme, et le matin même,
Maître
sot en fait sa moitié.
Le
voilà fou d'amour extrême,
De
fou qu'il était d'amitié.
Jamais
la Dame la plus belle
Ne
charma tant son Favori
Que
fait cette épouse nouvelle
Son
hypocondre de mari.
Il
l'amadoue, elle le flatte ;
Il
n'y trouve plus rien de Chatte,
Et
poussant l'erreur jusqu'au bout,
La
croit femme en tout et partout,
Lorsque
quelques Souris qui rongeaient de la natte
Troublèrent
le plaisir des nouveaux mariés.
Aussitôt
la femme est sur pieds :
Elle
manqua son aventure.
Souris
de revenir, femme d'être en posture.
Pour
cette fois elle accourut à point :
Car
ayant changé de figure,
Les
souris ne la craignaient point.
Ce
lui fut toujours une amorce,
Tant
le naturel a de force.
Il
se moque de tout, certain âge accompli :
Le
vase est imbibé, l'étoffe a pris son pli.
En
vain de son train ordinaire
On
le veut désaccoutumer.
Quelque
chose qu'on puisse faire,
On
ne saurait le réformer.
Coups
de fourche ni d'étrivières
Ne
lui font changer de manières ;
Et,
fussiez-vous embâtonnés,
Jamais
vous n'en serez les maîtres.
Qu'on
lui ferme la porte au nez,
Il
reviendra par les fenêtres.
II,
19 Le Lion et l'Ane chassant
Le
roi des animaux se mit un jour en tête
De
giboyer. Il célébrait sa fête.
Le
gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais
beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.
Pour
réussir dans cette affaire,
Il
se servit du ministère
De
l'Ane à la voix de Stentor.
L'Ane
à Messer Lion fit office de Cor.
Le
Lion le posta, le couvrit de ramée,
Lui
commanda de braire, assuré qu'à ce son
Les
moins intimidés fuiraient de leur maison.
Leur
troupe n'était pas encore accoutumée
A
la tempête de sa voix ;
L'air
en retentissait d'un bruit épouvantable ;
La
frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous
fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où
les attendait le Lion.
N'ai-je
pas bien servi dans cette occasion ?
Dit
l'Ane, en se donnant tout l'honneur de la chasse.
-
Oui, reprit le Lion, c'est bravement crié :
Si
je connaissais ta personne et ta race,
J'en
serais moi-même effrayé.
L'Ane,
s'il eût osé, se fût mis en colère,
Encor
qu'on le raillât avec juste raison :
Car
qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce
n'est pas là leur caractère.
II,
20 Testament expliqué par Esope
Si
ce qu'on dit d'Esope est vrai,
C'était
l'Oracle de la Grèce :
Lui
seul avait plus de sagesse
Que
tout l'Aréopage. En voici pour essai
Une
histoire des plus gentilles,
Et
qui pourra plaire au Lecteur.
Un
certain homme avait trois filles,
Toutes
trois de contraire humeur :
Une
buveuse, une coquette,
La
troisième avare parfaite.
Cet
homme, par son Testament,
Selon
les Lois municipales,
Leur
laissa tout son bien par portions égales,
En
donnant à leur Mère tant,
Payable
quand chacune d'elles
Ne
posséderait plus sa contingente part.
Le
Père mort, les trois femelles
Courent
au Testament sans attendre plus tard.
On
le lit ; on tâche d'entendre
La
volonté du Testateur ;
Mais
en vain : car comment comprendre
Qu'aussitôt
que chacune soeur
Ne
possédera plus sa part héréditaire,
Il
lui faudra payer sa Mère ?
Ce
n'est pas un fort bon moyen
Pour
payer, que d'être sans bien.
Que
voulait donc dire le Père ?
L'affaire
est consultée, et tous les Avocats,
Après
avoir tourné le cas
En
cent et cent mille manières,
Y
jettent leur bonnet, se confessent vaincus,
Et
conseillent aux héritières
De
partager le bien sans songer au surplus.
Quant
à la somme de la veuve,
Voici,
leur dirent-ils, ce que le conseil treuve :
Il
faut que chaque soeur se charge par traité
Du
tiers, payable à volonté,
Si
mieux n'aime la Mère en créer une rente,
Dès
le décès du mort courante.
La
chose ainsi réglée, on composa trois lots :
En
l'un, les maisons de bouteille,
Les
buffets dressés sous la treille,
La
vaisselle d'argent, les cuvettes, les brocs,
Les
magasins de malvoisie,
Les
esclaves de bouche, et, pour dire en deux mots,
L'attirail
de la goinfrerie ;
Dans
un autre celui de la coquetterie :
La
maison de la Ville et les meubles exquis,
Les
Eunuques et les Coiffeuses,
Et
les Brodeuses,
Les
joyaux, les robes de prix ;
Dans
le troisième lot, les fermes, le ménage,
Les
troupeaux et le pâturage,
Valets
et bêtes de labeur.
Ces
lots faits, on jugea que le sort pourrait faire
Que
peut-être pas une soeur
N'aurait
ce qui lui pourrait plaire.
Ainsi
chacune prit son inclination ;
Le
tout à l'estimation.
Ce
fut dans la ville d'Athènes
Que
cette rencontre arriva.
Petits
et grands, tout approuva
Le
partage et le choix. Esope seul trouva
Qu'après
bien du temps et des peines
Les
gens avaient pris justement
Le
contre-pied du Testament.
Si
le défunt vivait, disait-il, que l'Attique
Aurait
de reproches de lui !
Comment
! ce peuple qui se pique
D'être
le plus subtil des peuples d'aujourd'hui
A
si mal entendu la volonté suprême
D'un
testateur ! Ayant ainsi parlé,
Il
fait le partage lui-même,
Et
donne à chaque soeur un lot contre son gré,
Rien
qui pût être convenable,
Partant
rien aux soeurs d'agréable :
A
la Coquette, l'attirail
Qui
suit les personnes buveuses ;
La
Biberonne eut le bétail ;
La
Ménagère eut les coiffeuses.
Tel
fut l'avis du Phrygien,
Alléguant
qu'il n'était moyen
Plus
sûr pour obliger ces filles
A
se défaire de leur bien,
Qu'elles
se marieraient dans les bonnes familles,
Quand
on leur verrait de l'argent ;
Paieraient
leur Mère tout comptant ;
Ne
posséderaient plus les effets de leur Père,
Ce
que disait le Testament.
Le
peuple s'étonna comme il se pouvait faire
Qu'un
homme seul eût plus de sens
Qu'une
multitude de gens.
III,
1 Le Meunier, son Fils, et l'Ane
L'invention
des Arts étant un droit d'aînesse,
Nous
devons l'Apologue à l'ancienne Grèce.
Mais
ce champ ne se peut tellement moissonner
Que
les derniers venus n'y trouvent à glaner.
La
feinte est un pays plein de terres désertes.
Tous
les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je
t'en veux dire un trait assez bien inventé ;
Autrefois
à Racan Malherbe l'a conté.
Ces
deux rivaux d'Horace, héritiers de sa Lyre,
Disciples
d'Apollon, nos Maîtres, pour mieux dire,
Se
rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme
ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan
commence ainsi : Dites-moi, je vous prie,
Vous
qui devez savoir les choses de la vie,
Qui
par tous ses degrés avez déjà passé,
Et
que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A
quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j'y pense.
Vous
connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je
dans la Province établir mon séjour,
Prendre
emploi dans l'Armée, ou bien charge à la Cour ?
Tout
au monde est mêlé d'amertume et de charmes.
La
guerre a ses douceurs, l'Hymen a ses alarmes.
Si
je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais
j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter.
Malherbe
là-dessus : Contenter tout le monde !
Ecoutez
ce récit avant que je réponde.
J'ai
lu dans quelque endroit qu'un Meunier et son fils,
L'un
vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits,
Mais
garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire,
Allaient
vendre leur Ane, un certain jour de foire.
Afin
qu'il fût plus frais et de meilleur débit,
On
lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis
cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres
gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le
premier qui les vit de rire s'éclata.
Quelle
farce, dit-il, vont jouer ces gens-là ?
Le
plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense.
Le
Meunier à ces mots connaît son ignorance ;
Il
met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L'Ane,
qui goûtait fort l'autre façon d'aller,
Se
plaint en son patois. Le Meunier n'en a cure.
Il
fait monter son fils, il suit, et d'aventure
Passent
trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le
plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put :
Oh
là ! oh ! descendez, que l'on ne vous le dise,
Jeune
homme, qui menez Laquais à barbe grise.
C'était
à vous de suivre, au vieillard de monter.
-
Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L'enfant
met pied à terre, et puis le vieillard monte,
Quand
trois filles passant, l'une dit : C'est grand'honte
Qu'il
faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis
que ce nigaud, comme un Evêque assis,
Fait
le veau sur son Ane, et pense être bien sage.
-
Il n'est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge :
Passez
votre chemin, la fille, et m'en croyez.
Après
maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L'homme
crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au
bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve
encore à gloser. L'un dit : Ces gens sont fous,
Le
Baudet n'en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé
quoi ! charger ainsi cette pauvre bourrique !
N'ont-ils
point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans
doute qu'à la Foire ils vont vendre sa peau.
-
Parbleu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau
Qui
prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons
toutefois, si par quelque manière
Nous
en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L'Ane,
se prélassant, marche seul devant eux.
Un
quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode
Que
Baudet aille à l'aise, et Meunier s'incommode ?
Qui
de l'âne ou du maître est fait pour se lasser ?
Je
conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils
usent leurs souliers, et conservent leur Ane.
Nicolas
au rebours, car, quand il va voir Jeanne,
Il
monte sur sa bête ; et la chanson le dit.
Beau
trio de Baudets ! Le Meunier repartit :
Je
suis Ane, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue ;
Mais
que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu'on
dise quelque chose ou qu'on ne dise rien ;
J'en
veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.
Quant
à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince ;
Allez,
venez, courez ; demeurez en Province ;
Prenez
femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement :
Les
gens en parleront, n'en doutez nullement.
III,
2 Les Membres et l'Estomac
Je
devais par la Royauté
Avoir
commencé mon Ouvrage.
A
la voir d'un certain côté,
Messer
Gaster en est l'image.
S'il
a quelque besoin, tout le corps s'en ressent.
De
travailler pour lui les membres se lassant,
Chacun
d'eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans
rien faire, alléguant l'exemple de Gaster.
Il
faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air.
Nous
suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et
pour qui ? Pour lui seul ; nous n'en profitons pas :
Notre
soin n'aboutit qu'à fournir ses repas.
Chommons,
c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.
Ainsi
dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les
bras d'agir, les jambes de marcher.
Tous
dirent à Gaster qu'il en allât chercher.
Ce
leur fut une erreur dont ils se repentirent.
Bientôt
les pauvres gens tombèrent en langueur ;
Il
ne se forma plus de nouveau sang au coeur :
Chaque
membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par
ce moyen, les mutins virent
Que
celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
A
l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.
Ceci
peut s'appliquer à la grandeur Royale.
Elle
reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout
travaille pour elle, et réciproquement
Tout
tire d'elle l'aliment.
Elle
fait subsister l'artisan de ses peines,
Enrichit
le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient
le Laboureur, donne paie au soldat,
Distribue
en cent lieux ses grâces souveraines,
Entretient
seule tout l'Etat.
Ménénius
le sut bien dire.
La
Commune s'allait séparer du Sénat.
Les
mécontents disaient qu'il avait tout l'Empire,
Le
pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité ;
Au
lieu que tout le mal était de leur côté,
Les
tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le
peuple hors des murs était déjà posté,
La
plupart s'en allaient chercher une autre terre,
Quand
Ménénius leur fit voir
Qu'ils
étaient aux membres semblables,
Et
par cet apologue, insigne entre les Fables,
Les
ramena dans leur devoir.
III,
3 Le Loup devenu Berger
Un
Loup qui commençait d'avoir petite part
Aux
Brebis de son voisinage,
Crut
qu'il fallait s'aider de la peau du Renard
Et
faire un nouveau personnage.
Il
s'habille en Berger, endosse un hoqueton,
Fait
sa houlette d'un bâton,
Sans
oublier la Cornemuse.
Pour
pousser jusqu'au bout la ruse,
Il
aurait volontiers écrit sur son chapeau :
C'est
moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau.
Sa
personne étant ainsi faite
Et
ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot
le sycophante approche doucement.
Guillot
le vrai Guillot étendu sur l'herbette,
Dormait
alors profondément.
Son
chien dormait aussi, comme aussi sa musette.
La
plupart des Brebis dormaient pareillement.
L'hypocrite
les laissa faire,
Et
pour pouvoir mener vers son fort les Brebis
Il
voulut ajouter la parole aux habits,
Chose
qu'il croyait nécessaire.
Mais
cela gâta son affaire,
Il
ne put du Pasteur contrefaire la voix.
Le
ton dont il parla fit retentir les bois,
Et
découvrit tout le mystère.
Chacun
se réveille à ce son,
Les
Brebis, le Chien, le Garçon.
Le
pauvre Loup, dans cet esclandre,
Empêché
par son hoqueton,
Ne
put ni fuir ni se défendre.
Toujours
par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque
est Loup agisse en Loup :
C'est
le plus certain de beaucoup.
III,
4 Les Grenouilles qui demandent un roi
Les
Grenouilles, se lassant
De
l'état Démocratique,
Par
leurs clameurs firent tant
Que
Jupin les soumit au pouvoir Monarchique.
Il
leur tomba du Ciel un Roi tout pacifique :
Ce
Roi fit toutefois un tel bruit en tombant
Que
la gent marécageuse,
Gent
fort sotte et fort peureuse,
S'alla
cacher sous les eaux,
Dans
les joncs, dans les roseaux,
Dans
les trous du marécage,
Sans
oser de longtemps regarder au visage
Celui
qu'elles croyaient être un géant nouveau ;
Or
c'était un Soliveau,
De
qui la gravité fit peur à la première
Qui
de le voir s'aventurant
Osa
bien quitter sa tanière.
Elle
approcha, mais en tremblant.
Une
autre la suivit, une autre en fit autant,
Il
en vint une fourmilière ;
Et
leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu'à
sauter sur l'épaule du Roi.
Le
bon Sire le souffre, et se tient toujours coi.
Jupin
en a bientôt la cervelle rompue.
Donnez-nous,
dit ce peuple, un Roi qui se remue.
Le
Monarque des Dieux leur envoie une Grue,
Qui
les croque, qui les tue,
Qui
les gobe à son plaisir,
Et
Grenouilles de se plaindre ;
Et
Jupin de leur dire : Eh quoi ! votre désir
A
ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous
avez dû premièrement
Garder
votre Gouvernement ;
Mais,
ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire
Que
votre premier roi fût débonnaire et doux :
De
celui-ci contentez-vous,
De
peur d'en rencontrer un pire.
III,
5 Le Renard et le Bouc
Capitaine
Renard allait de compagnie
Avec
son ami Bouc des plus haut encornés.
Celui-ci
ne voyait pas plus loin que son nez ;
L'autre
était passé maître en fait de tromperie.
La
soif les obligea de descendre en un puits.
Là
chacun d'eux se désaltère.
Après
qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le
Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ?
Ce
n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève
tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les
contre le mur. Le long de ton échine
Je
grimperai premièrement ;
Puis
sur tes cornes m'élevant,
A
l'aide de cette machine,
De
ce lieu-ci je sortirai,
Après
quoi je t'en tirerai.
-
Par ma barbe, dit l'autre, il est bon ; et je loue
Les
gens bien sensés comme toi.
Je
n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé
ce secret, je l'avoue.
Le
Renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et
vous lui fait un beau sermon
Pour
l'exhorter à patience.
Si
le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant
de jugement que de barbe au menton,
Tu
n'aurais pas, à la légère,
Descendu
dans ce puits. Or, adieu, j'en suis hors.
Tâche
de t'en tirer, et fais tous tes efforts :
Car
pour moi, j'ai certaine affaire
Qui
ne me permet pas d'arrêter en chemin.
En
toute chose il faut considérer la fin.
III,
6 L'Aigle, la Laie, et la Chatte
L'Aigle
avait ses petits au haut d'un arbre creux.
La
Laie au pied, la Chatte entre les deux ;
Et
sans s'incommoder, moyennant ce partage,
Mères
et nourrissons faisaient leur tripotage.
La
Chatte détruisit par sa fourbe l'accord.
Elle
grimpa chez l'Aigle, et lui dit : Notre mort
(Au
moins de nos enfants, car c'est tout un aux mères)
Ne
tardera possible guères.
Voyez-vous
à nos pieds fouir incessamment
Cette
maudite Laie, et creuser une mine ?
C'est
pour déraciner le chêne assurément,
Et
de nos nourrissons attirer la ruine.
L'arbre
tombant, ils seront dévorés :
Qu'ils
s'en tiennent pour assurés.
S'il
m'en restait un seul, j'adoucirais ma plainte.
Au
partir de ce lieu, qu'elle remplit de crainte,
La
perfide descend tout droit
A
l'endroit
Où
la Laie était en gésine.
Ma
bonne amie et ma voisine,
Lui
dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L'aigle,
si vous sortez, fondra sur vos petits :
Obligez-moi
de n'en rien dire :
Son
courroux tomberait sur moi.
Dans
cette autre famille ayant semé l'effroi,
La
Chatte en son trou se retire.
L'Aigle
n'ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De
ses petits ; la Laie encore moins :
Sottes
de ne pas voir que le plus grand des soins,
Ce
doit être celui d'éviter la famine.
A
demeurer chez soi l'une et l'autre s'obstine
Pour
secourir les siens dedans l'occasion :
L'Oiseau
Royal, en cas de mine,
La
Laie, en cas d'irruption.
La
faim détruisit tout : il ne resta personne
De
la gent Marcassine et de la gent Aiglonne,
Qui
n'allât de vie à trépas :
Grand
renfort pour Messieurs les Chats.
Que
ne sait point ourdir une langue traîtresse
Par
sa pernicieuse adresse ?
Des
malheurs qui sont sortis
De
la boîte de Pandore,
Celui
qu'à meilleur droit tout l'Univers abhorre,
C'est
la fourbe, à mon avis.
III,
7 L'Ivrogne et sa Femme
Chacun
a son défaut où toujours il revient :
Honte
ni peur n'y remédie.
Sur
ce propos, d'un conte il me souvient :
Je
ne dis rien que je n'appuie
De
quelque exemple. Un suppôt de Bacchus
Altérait
sa santé, son esprit et sa bourse.
Telles
gens n'ont pas fait la moitié de leur course
Qu'ils
sont au bout de leurs écus.
Un
jour que celui-ci plein du jus de la treille,
Avait
laissé ses sens au fond d'une bouteille,
Sa
femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là
les vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent
à loisir. A son réveil il treuve
L'attirail
de la mort à l'entour de son corps :
Un
luminaire, un drap des morts.
Oh
! dit-il, qu'est ceci ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus,
son épouse, en habit d'Alecton,
Masquée
et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient
au prétendu mort, approche de sa bière,
Lui
présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L'Epoux
alors ne doute en aucune manière
Qu'il
ne soit citoyen d'enfer.
Quelle
personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
-
La cellerière du royaume
De
Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
A
ceux qu'enclôt la tombe noire.
Le
Mari repart sans songer :
Tu
ne leur portes point à boire ?
III,
8 La Goutte et l'Araignée
Quand
l'Enfer eut produit la Goutte et l'Araignée,
"Mes
filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D'être
pour l'humaine lignée
Egalement
à redouter.
Or
avisons aux lieux qu'il vous faut habiter.
Voyez-vous
ces cases étrètes,
Et
ces palais si grands, si beaux, si bien dorés ?
Je
me suis proposé d'en faire vos retraites.
Tenez
donc, voici deux bûchettes ;
Accommodez-vous,
ou tirez.
-
Il n'est rien, dit l'Aragne, aux cases qui me plaise. "
L'autre,
tout au rebours, voyant les Palais pleins
De
ces gens nommés Médecins,
Ne
crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle
prend l'autre lot, y plante le piquet,
S'étend
à son plaisir sur l'orteil d'un pauvre homme,
Disant
: "Je ne crois pas qu'en ce poste je chomme,
Ni
que d'en déloger et faire mon paquet
Jamais
Hippocrate me somme."
L'Aragne
cependant se campe en un lambris,
Comme
si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille
à demeurer : voilà sa toile ourdie,
Voilà
des moucherons de pris.
Une
servante vient balayer tout l'ouvrage.
Autre
toile tissue, autre coup de balai.
Le
pauvre Bestion tous les jours déménage.
Enfin,
après un vain essai,
Il
va trouver la Goutte. Elle était en campagne,
Plus
malheureuse mille fois
Que
la plus malheureuse Aragne.
Son
hôte la menait tantôt fendre du bois,
Tantôt
fouir, houer. Goutte bien tracassée
Est,
dit-on, à demi pansée.
"Oh!
je ne saurais plus, dit-elle, y résister.
Changeons,
ma soeur l'Aragne." Et l'autre d'écouter :
Elle
la prend au mot, se glisse en la cabane :
Point
de coup de balai qui l'oblige à changer.
La
Goutte, d'autre part, va tout droit se loger
Chez
un Prélat, qu'elle condamne
A
jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes,
Dieu sait. Les gens n'ont point de honte
De
faire aller le mal toujours de pis en pis.
L'une
et l'autre trouva de la sorte son conte ;
Et
fit très sagement de changer de logis.
III,
9 Le Loup et la Cigogne
Les
Loups mangent gloutonnement.
Un
Loup donc étant de frairie
Se
pressa, dit-on, tellement
Qu'il
en pensa perdre la vie :
Un
os lui demeura bien avant au gosier.
De
bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près
de là passe une Cigogne.
Il
lui fait signe ; elle accourt.
Voilà
l'Opératrice aussitôt en besogne.
Elle
retira l'os ; puis, pour un si bon tour,
Elle
demanda son salaire.
"Votre
salaire ? dit le Loup :
Vous
riez, ma bonne commère !
Quoi
? ce n'est pas encor beaucoup
D'avoir
de mon gosier retiré votre cou ?
Allez,
vous êtes une ingrate :
Ne
tombez jamais sous ma patte. "
III,
10 Le Lion abattu par l'homme
On
exposait une peinture
Où
l'artisan avait tracé
Un
Lion d'immense stature
Par
un seul homme terrassé.
Les
regardants en tiraient gloire.
Un
Lion en passant rabattit leur caquet.
"Je
vois bien, dit-il, qu'en effet
On
vous donne ici la victoire ;
Mais
l'Ouvrier vous a déçus :
Il
avait liberté de feindre.
Avec
plus de raison nous aurions le dessus,
Si
mes confrères savaient peindre."
III,
11 Le Renard et les Raisins
Certain
Renard Gascon, d'autres disent Normand,
Mourant
presque de faim, vit au haut d'une treille
Des
Raisins mûrs apparemment,
Et
couverts d'une peau vermeille.
Le
galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais
comme il n'y pouvait atteindre :
"Ils
sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. "
Fit-il
pas mieux que de se plaindre ?
III,
12 Le Cygne et le Cuisinier
Dans
une ménagerie
De
volatiles remplie
Vivaient
le Cygne et l'Oison :
Celui-là
destiné pour les regards du maître ;
Celui-ci,
pour son goût : l'un qui se piquait d'être
Commensal
du jardin, l'autre, de la maison.
Des
fossés du Château faisant leurs galeries,
Tantôt
on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt
courir sur l'onde, et tantôt se plonger,
Sans
pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un
jour le Cuisinier, ayant trop bu d'un coup,
Prit
pour Oison le Cygne ; et le tenant au cou,
Il
allait l'égorger, puis le mettre en potage.
L'oiseau,
prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le
Cuisinier fut fort surpris,
Et
vit bien qu'il s'était mépris.
"Quoi
? je mettrois, dit-ilj un tel chanteur en soupe !
Non,
non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La
gorge à qui s'en sert si bien! "
Ainsi
dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le
doux parler ne nuit de rien.
III,
13 Les Loups et les Brebis
Après
mille ans et plus de guerre déclarée,
Les
Loups firent la paix avecque les Brebis.
C'était
apparemment le bien des deux partis ;
Car
si les Loups mangeaient mainte bête égarée,
Les
Bergers de leur peau se faisaient maints habits.
Jamais
de liberté, ni pour les pâturages,
Ni
d'autre part pour les carnages :
Ils
ne pouvaient jouir qu'en tremblant de leurs biens.
La
paix se conclut donc : on donne des otages ;
Les
Loups, leurs Louveteaux ; et les Brebis, leurs Chiens.
L'échange
en étant fait aux formes ordinaires
Et
réglé par des Commissaires,
Au
bout de quelque temps que Messieurs les Louvats
Se
virent Loups parfaits et friands de tuerie,
lls
vous prennent le temps que dans la Bergerie
Messieurs
les Bergers n'étaient pas,
Etranglent
la moitié des Agneaux les plus gras,
Les
emportent aux dents, dans les bois se retirent.
Ils
avaient averti leurs gens secrètement.
Les
Chiens, qui, sur leur foi, reposaient sûrement,
Furent
étranglés en dormant :
Cela
fut sitôt fait qu'à peine ils le sentirent.
Tout
fut mis en morceaux ; un seul n'en échappa.
Nous
pouvons conclure de là
Qu'il
faut faire aux méchants guerre continuelle.
La
paix est fort bonne de soi,
J'en
conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec
des ennemis sans foi ?
III,
14 Le Lion devenu vieux
Le
Lion, terreur des forêts,
Chargé
d'ans et pleurant son antique prouesse,
Fut
enfin attaqué par ses propres sujets,
Devenus
forts par sa faiblesse.
Le
Cheval s'approchant lui donne un coup de pied ;
Le
Loup un coup de dent, le Boeuf un coup de corne.
Le
malheureux Lion, languissant, triste, et morne,
Peut
a peine rugir, par l'âge estropié.
Il
attend son destin, sans faire aucunes plaintes ;
Quand
voyant l'Ane même à son antre accourir :
"Ah
! c'est trop, lui dit-il ; je voulais bien mourir ;
Mais
c'est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. "
III,
15 Philomèle et Progné
Autrefois
Progné l'hirondelle,
De
sa demeure s'écarta,
Et
loin des Villes s'emporta
Dans
un bois où chantait la pauvre Philomèle.
"Ma
soeur, lui dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voici
tantôt mille ans que l'on ne vous a vue :
Je
ne me souviens point que vous soyez venue,
Depuis
le temps de Thrace, habiter parmi nous.
Dites-moi,
que pensez-vous faire ?
Ne
quitterez-vous point ce séjour solitaire ?
-
Ah! reprit Philomèle, en est-il de plus doux ? "
Progné
lui repartit : "Eh quoi ? cette musique,
Pour
ne chanter qu'aux animaux,
Tout
au plus à quelque rustique ?
Le
désert est-il fait pour des talents si beaux ?
Venez
faire aux cités éclater leurs merveilles.
Aussi
bien, en voyant les bois,
Sans
cesse il vous souvient que Térée autrefois,
Parmi
des demeures pareilles,
Exerça
sa fureur sur vos divins appas.
-
Et c'est le souvenir d'un si cruel outrage
Qui
fait, reprit sa soeur, que je ne vous suis pas.
En
voyant les hommes, hélas !
Il
m'en souvient bien davantage. "
III,
16 La Femme noyée
Je
ne suis pas de ceux qui disent : "Ce n'est rien :
C'est
une femme qui se noie. "
Je
dis que c'est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que
nous le regrettions, puisqu'il fait notre joie.
Ce
que j'avance ici n'est point hors de propos,
Puisqu'il
s'agit en cette Fable,
D'une
femme qui dans les flots
Avait
fini ses jours par un sort déplorable.
Son
Epoux en cherchait le corps,
Pour
lui rendre, en cette aventure,
Les
honneurs de la sépulture.
Il
arriva que sur les bords
Du
fleuve auteur de sa disgrâce
Des
gens se promenaient ignorants l'accident.
Ce
mari donc leur demandant
S'ils
n'avaient de sa femme aperçu nulle trace :
"Nulle,
reprit l'un d'eux ; mais cherchez-la plus bas ;
Suivez
le fil de la rivière. "
Un
autre repartit : "Non, ne le suivez pas ;
Rebroussez
plutôt en arrière :
Quelle
que soit la pente et l'inclination
Dont
l'eau par sa course l'emporte,
L'esprit
de contradiction
L'aura
fait flotter d'autre sorte. "
Cet
homme se raillait assez hors de saison.
Quant
à l'humeur contredisante,
Je
ne sais s'il avait raison ;
Mais
que cette humeur soit ou non
Le
défaut du sexe et sa pente,
Quiconque
avec elle naîtra
Sans
faute avec elle mourra,
Et
jusqu'au bout contredira,
Et,
s'il peut, encor par-delà.
III,
17 La Belette entrée dans un grenier
Damoiselle
Belette, au corps long et flouet,
Entra
dans un Grenier par un trou fort étroit :
Elle
sortait de maladie.
Là,
vivant à discrétion,
La
galante fit chère lie,
Mangea,
rongea : Dieu sait la vie,
Et
le lard qui périt en cette occasion !
La
voilà, pour conclusion,
Grasse,
mafflue et rebondie.
Au
bout de la semaine, ayant dîné son soû,
Elle
entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne
peut plus repasser, et croit s'être méprise
Après
avoir fait quelques tours,
"C'est,
dit-elle, l'endroit : me voilà bien surprise ;
J'ai
passé par ici depuis cinq ou six jours. "
Un
Rat, qui la voyait en peine,
Lui
dit : "Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous
êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce
que je vous dis là, l'on le dit à bien d'autres ;
Mais
ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs
affaires avec les vôtres. "
III,
18 Le Chat et un vieux Rat
J'ai
lu chez un conteur de Fables,
Qu'un
second Rodilard, l'Alexandre des Chats,
L'Attila,
le fléau des Rats,
Rendait
ces derniers misérables :
J'ai
lu, dis-je, en certain Auteur,
Que
ce Chat exterminateur,
Vrai
Cerbère, était craint une lieue à la ronde :
Il
voulait de Souris dépeupler tout le monde.
Les
planches qu'on suspend sur un léger appui,
La
mort aux Rats, les Souricières,
N'étaient
que jeux au prix de lui.
Comme
il voit que dans leurs tanières
Les
Souris étaient prisonnières,
Qu'elles
n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher,
Le
galant fait le mort, et du haut d'un plancher
Se
pend la tête en bas : la bête scélérate
A
de certains cordons se tenait par la patte.
Le
peuple des Souris croit que c'est châtiment,
Qu'il
a fait un larcin de rôt ou de fromage,
Egratigné
quelqu'un, causé quelque dommage,
Enfin
qu'on a pendu le mauvais garnement.
Toutes,
dis-je, unanimement
Se
promettent de rire à son enterrement,
Mettent
le nez à l'air, montrent un peu la tête,
Puis
rentrent dans leurs nids à rats,
Puis
ressortant font quatre pas,
Puis
enfin se mettent en quête.
Mais
voici bien une autre fête :
Le
pendu ressuscite ; et sur ses pieds tombant,
Attrape
les plus paresseuses.
"Nous
en savons plus d'un, dit-il en les gobant :
C'est
tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses
Ne
vous sauveront pas, je vous en avertis :
Vous
viendrez toutes au logis. "
Il
prophétisait vrai : notre maître Mitis
Pour
la seconde fois les trompe et les affine,
Blanchit
sa robe et s'enfarine,
Et
de la sorte déguisé,
Se
niche et se blottit dans une huche ouverte.
Ce
fut à lui bien avisé :
La
gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.
Un
Rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour :
C'était
un vieux routier, il savait plus d'un tour ;
Même
il avait perdu sa queue à la bataille.
"Ce
bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S'écria-t-il
de loin au Général des Chats.
Je
soupçonne dessous encor quelque machine.
Rien
ne te sert d'être farine ;
Car,
quand tu serais sac, je n'approcherais pas.
C'était
bien dit à lui ; j'approuve sa prudence :
Il
était expérimenté,
Et
savait que la méfiance
Est
mère de la sûreté.
IV,
1 Le Lion amoureux
A
Mademoiselle de Sévigné
Sévigné,
de qui les attraits
Servent
aux Grâces de modèle,
Et
qui naquîtes toute belle,
A
votre indifférence près,
Pourriez-vous
être favorable
Aux
jeux innocents d'une Fable,
Et
voir, sans vous épouvanter,
Un
Lion qu'Amour sut dompter ?
Amour
est un étrange maître.
Heureux
qui peut ne le connaître
Que
par récit, lui ni ses coups !
Quand
on en parle devant vous,
Si
la vérité vous offense,
La
Fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci
prend bien l'assurance
De
venir à vos pieds s'offrir,
Par
zèle et par reconnaissance.
Du
temps que les bêtes parlaient,
Les
Lions entre autres voulaient
Etre
admis dans notre alliance.
Pourquoi
non ? puisque leur engeance
Valait
la nôtre en ce temps-là,
Ayant
courage, intelligence,
Et
belle hure outre cela.
Voici
comment il en alla :
Un
Lion de haut parentage,
En
passant par un certain pré,
Rencontra
Bergère à son gré :
Il
la demande en mariage.
Le
père aurait fort souhaité
Quelque
gendre un peu moins terrible.
La
donner lui semblait bien dur ;
La
refuser n'était pas sûr ;
Même
un refus eût fait possible
Qu'on
eût vu quelque beau matin
Un
mariage clandestin.
Car
outre qu'en toute manière
La
belle était pour les gens fiers,
Fille
se coiffe volontiers
D'amoureux
à longue crinière.
Le
Père donc ouvertement
N'osant
renvoyer notre amant,
Lui
dit : "Ma fille est délicate ;
Vos
griffes la pourront blesser
Quand
vous voudrez la caresser.
Permettez
donc qu'à chaque patte
On
vous les rogne, et pour les dents,
Qu'on
vous les lime en même temps.
Vos
baisers en seront moins rudes,
Et
pour vous plus délicieux ;
Car
ma fille y répondra mieux,
Etant
sans ces inquiétudes.
Le
Lion consent à cela,
Tant
son âme était aveuglée !
Sans
dents ni griffes le voilà,
Comme
place démantelée.
On
lâcha sur lui quelques chiens :
Il
fit fort peu de résistance.
Amour,
Amour, quand tu nous tiens
On
peut bien dire : "Adieu prudence. "
IV,
2 Le Berger et la Mer
Du
rapport d'un troupeau, dont il vivait sans soins,
Se
contenta longtemps un voisin d'Amphitrite :
Si
sa fortune était petite,
Elle
était sûre tout au moins.
A
la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le
tentèrent si bien qu'il vendit son troupeau,
Trafiqua
de l'argent, le mit entier sur l'eau.
Cet
argent périt par naufrage.
Son
maître fut réduit à garder les Brebis,
Non
plus Berger en chef comme il était jadis,
Quand
ses propres Moutons paissaient sur le rivage :
Celui
qui s'était vu Coridon ou Tircis
Fut
Pierrot, et rien davantage.
Au
bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta
des bêtes à laine ;
Et
comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient
paisiblement aborder les vaisseaux :
"Vous
voulez de l'argent, ô Mesdames les Eaux,
Dit-il
; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma
foi! vous n'aurez pas le nôtre. "
Ceci
n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je
me sers de la vérité
Pour
montrer, par expérience,
Qu'un
sou, quand il est assuré,
Vaut
mieux que cinq en espérance ;
Qu'il
se faut contenter de sa condition ;
Qu'aux
conseils de la Mer et de l'Ambition
Nous
devons fermer les oreilles.
Pour
un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront.
La
Mer promet monts et merveilles ;
Fiez-vous-y,
les vents et les voleurs viendront.
IV,
3 La Mouche et la Fourmi
La
Mouche et la Fourmi contestaient de leur prix.
"O
Jupiter! dit la première,
Faut-il
que l'amour propre aveugle les esprits
D'une
si terrible manière,
Qu'un
vil et rampant animal
A
la fille de l'air ose se dire égal !
Je
hante les Palais, je m'assieds à ta table :
Si
l'on t'immole un boeuf, j'en goûte devant toi ;
Pendant
que celle-ci, chétive et misérable,
Vit
trois jours d'un fétu qu'elle a traîné chez soi.
Mais,
ma mignonne, dites-moi,
Vous
campez-vous jamais sur la tête d'un Roi
D'un
Empereur, ou d'une Belle ?
Je
le fais ; et je baise un beau sein quand je veux ;
Je
me joue entre des cheveux ;
Je
rehausse d'un teint la blancheur naturelle ;
Et
la dernière main que met à sa beauté
Une
femme allant en conquête,
C'est
un ajustement des Mouches emprunté.
Puis
allez-moi rompre la tête
De
vos greniers. - Avez-vous dit ?
Lui
répliqua la ménagère.
Vous
hantez les Palais ; mais on vous y maudit.
Et
quant à goûter la première
De
ce qu'on sert devant les Dieux,
Croyez-vous
qu'il en vaille mieux ?
Si
vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur
la tête des Rois et sur celle des Anes
Vous
allez vous planter ; je n'en disconviens pas ;
Et
je sais que d'un prompt trépas
Cette
importunité bien souvent est punie.
Certain
ajustement, dites-vous, rend jolie.
J'en
conviens : il est noir ainsi que vous et moi.
Je
veux qu'il ait nom Mouche : est-ce un sujet pourquoi
Vous
fassiez sonner vos mérites ?
Nomme-t-on
pas aussi Mouches les parasites ?
Cessez
donc de tenir un langage si vain :
N'ayez
plus ces hautes pensées.
Les
Mouches de cour sont chassées ;
Les
Mouchards sont pendus ; et vous mourrez de faim,
De
froid, de langueur, de misère,
Quand
Phébus régnera sur un autre hémisphère.
Alors
je jouirai du fruit de mes travaux.
Je
n'irai, par monts ni par vaux,
M'exposer
au vent, à la pluie ;
Je
vivrai sans mélancolie.
Le
soin que j'aurai pris de soin m'exemptera.
Je
vous enseignerai par là
Ce
que c'est qu'une fausse ou véritable gloire.
Adieu
: je perds le temps : laissez-moi travailler ;
Ni
mon grenier, ni mon armoire
Ne
se remplit à babiller. "
IV,
4 Le Jardinier et son Seigneur
Un
amateur du jardinage,
Demi-bourgeois,
demi-manant,
Possédait
en certain Village
Un
jardin assez propre, et le clos attenant.
Il
avait de plant vif fermé cette étendue.
Là
croissait à plaisir l'oseille et la laitue,
De
quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu
de jasmin d'Espagne, et force serpolet.
Cette
félicité par un Lièvre troublée
Fit
qu'au Seigneur du Bourg notre homme se plaignit.
"Ce
maudit animal vient prendre sa goulée
Soir
et matin, dit-il, et des pièges se rit ;
Les
pierres, les bâtons y perdent leur crédit :
Il
est Sorcier, je crois. -Sorcier ? je l'en défie,
Repartit
le Seigneur . Fût-il diable, Miraut,
En
dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.
Je
vous en déferai, bon homme, sur ma vie.
-
Et quand ? - Et dès demain, sans tarder plus longtemps. "
La
partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
"Cà,
déjeunons, dit-il : vos poulets sont-ils tendres ?
La
fille du logis, qu'on vous voie, approchez :
Quand
la marierons-nous ? quand aurons-nous des gendres ?
Bon
homme, c'est ce coup qu'il faut, vous m'entendez
Qu'il
faut fouiller à l'escarcelle. "
Disant
ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès
de lui la fait asseoir,
Prend
une main, un bras, lève un coin du mouchoir,
Toutes
sottises dont la Belle
Se
défend avec grand respect ;
Tant
qu'au père à la fin cela devient suspect.
Cependant
on fricasse, on se rue en cuisine.
"De
quand sont vos jambons ? ils ont fort bonne mine.
-
Monsieur, ils sont à vous. - Vraiment ! dit le Seigneur,
Je
les reçois, et de bon coeur. "
Il
déjeune très bien ; aussi fait sa famille,
Chiens,
chevaux, et valets, tous gens bien endentés :
Il
commande chez l'hôte, y prend des libertés,
Boit
son vin, caresse sa fille.
L'embarras
des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun
s'anime et se prépare :
Les
trompes et les cors font un tel tintamarre
Que
le bon homme est étonné.
Le
pis fut que l'on mit en piteux équipage
Le
pauvre potager ; adieu planches, carreaux ;
Adieu
chicorée et porreaux ;
Adieu
de quoi mettre au potage.
Le
Lièvre était gîté dessous un maître chou.
On
le quête ; on le lance, il s'enfuit par un trou,
Non
pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que
l'on fit à la pauvre haie
Par
ordre du Seigneur ; car il eût été mal
Qu'on
n'eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le
bon homme disait : "Ce sont là jeux de Prince."
Mais
on le laissait dire ; et les chiens et les gens
Firent
plus de dégât en une heure de temps
Que
n'en auraient fait en cent ans
Tous
les lièvres de la Province.
Petits
Princes, videz vos débats entre vous :
De
recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il
ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni
les faire entrer sur vos terres.
IV,
5 L'Ane et le petit Chien
Ne
forçons point notre talent,
Nous
ne ferions rien avec grâce :
Jamais
un lourdaud, quoi qu'il fasse,
Ne
saurait passer pour galant.
Peu
de gens, que le Ciel chérit et gratifie,
Ont
le don d'agréer infus avec la vie.
C'est
un point qu'il leur faut laisser,
Et
ne pas ressembler à l'Ane de la Fable,
Qui
pour se rendre plus aimable
Et
plus cher à son maître, alla le caresser.
"Comment
? disait-il en son âme,
Ce
Chien, parce qu'il est mignon,
Vivra
de pair à compagnon
Avec
Monsieur, avec Madame ;
Et
j'aurai des coups de bâton ?
Que
fait-il ? il donne la patte ;
Puis
aussitôt il est baisé :
S'il
en faut faire autant afin que l'on me flatte,
Cela
n'est pas bien malaisé. "
Dans
cette admirable pensée,
Voyant
son Maître en joie, il s'en vient lourdement,
Lève
une corne toute usée,
La
lui porte au menton fort amoureusement,
Non
sans accompagner, pour plus grand ornement,
De
son chant gracieux cette action hardie.
"Oh
! oh ! quelle caresse ! et quelle mélodie !
Dit
le Maître aussitôt. Holà, Martin bâton! "
Martin
bâton accourt ; l'Ane change de ton.
Ainsi
finit la comédie.
IV,
6 Le Combat des Rats et des Belettes
La
nation des Belettes,
Non
plus que celle des Chats,
Ne
veut aucun bien aux Rats ;
Et
sans les portes étrètes
De
leurs habitations,
L'animal
à longue échine
En
ferait, je m'imagine,
De
grandes destructions.
Or
une certaine année
Qu'il
en était à foison,
Leur
Roi, nommé Ratapon,
Mit
en campagne une armée.
Les
Belettes, de leur part,
Déployèrent
l'étendard.
Si
l'on croit la renommée,
La
Victoire balança :
Plus
d'un guéret s'engraissa
Du
sang de plus d'une bande.
Mais
la perte la plus grande
Tomba
presque en tous endroits
Sur
le peuple Souriquois.
Sa
déroute fut entière,
Quoi
que pût faire Artarpax,
Psicarpax,
Méridarpax,
Qui,
tout couverts de poussière,
Soutinrent
assez longtemps
Les
efforts des combattants.
Leur
résistance fut vaine :
Il
fallut céder au sort :
Chacun
s'enfuit au plus fort,
Tant
Soldat que Capitaine.
Les
Princes périrent tous.
La
racaille, dans des trous
Trouvant
sa retraite prête,
Se
sauva sans grand travail.
Mais
les Seigneurs sur leur tête
Ayant
chacun un plumail,
Des
cornes ou des aigrettes,
Soit
comme marques d'honneur,
Soit
afin que les Belettes
En
conçussent plus de peur,
Cela
causa leur malheur.
Trou,
ni fente, ni crevasse
Ne
fut large assez pour eux,
Au
lieu que la populace
Entrait
dans les moindres creux.
La
principale jonchée
Fut
donc des principaux Rats.
Une
tête empanachée
N'est
pas petit embarras.
Le
trop superbe équipage
Peut
souvent en un passage
Causer
du retardement.
Les
petits, en toute affaire
Esquivent
fort aisément ;
Les
grands ne le peuvent faire.
IV,
7 Le Singe et le Dauphin
C'était
chez les Grecs un usage
Que
sur la mer tous voyageurs
Menaient
avec eux en voyage
Singes
et Chiens de Bateleurs.
Un
Navire en cet équipage
Non
loin d'Athènes fit naufrage,
Sans
les Dauphins tout eût péri.
Cet
animal est fort ami
De
notre espèce : en son histoire
Pline
le dit, il le faut croire.
Il
sauva donc tout ce qu'il put.
Même
un Singe en cette occurrence,
Profitant
de la ressemblance,
Lui
pensa devoir son salut.
Un
Dauphin le prit pour un homme,
Et
sur son dos le fit asseoir
Si
gravement qu'on eût cru voir
Ce
chanteur que tant on renomme.
Le
Dauphin l'allait mettre à bord,
Quand,
par hasard, il lui demande :
"Etes-vous
d'Athènes la grande ?
-
Oui, dit l'autre ; on m'y connaît fort :
S'il
vous y survient quelque affaire,
Employez-moi
; car mes parents
Y
tiennent tous les premiers rangs :
Un
mien cousin est Juge-Maire. "
Le
Dauphin dit : "Bien grand merci :
Et
le Pirée a part aussi
A
l'honneur de votre présence ?
Vous
le voyez souvent ? je pense.
-
Tous les jours : il est mon ami,
C'est
une vieille connaissance."
Notre
Magot prit, pour ce coup,
Le
nom d'un port pour un nom d'homme.
De
telles gens il est beaucoup
Qui
prendraient Vaugirard pour Rome,
Et
qui, caquetants au plus dru,
Parlent
de tout, et n'ont rien vu.
Le
Dauphin rit, tourne la tête,
Et,
le Magot considéré,
Il
s'aperçoit qu'il n'a tiré
Du
fond des eaux rien qu'une bête.
Il
l'y replonge, et va trouver
Quelque
homme afin de le sauver.
IV,
8 L'Homme et l'Idole de bois
Certain
Païen chez lui gardait un Dieu de bois,
De
ces Dieux qui sont sourds, bien qu'ayants des oreilles.
Le
païen cependant s'en promettait merveilles.
Il
lui coûtait autant que trois.
Ce
n'étaient que voeux et qu'offrandes,
Sacrifices
de boeufs couronnés de guirlandes.
Jamais
Idole, quel qu'il fût,
N'avait
eu cuisine si grasse,
Sans
que pour tout ce culte à son hôte il échût
Succession,
trésor, gain au jeu, nulle grâce.
Bien
plus, si pour un sou d'orage en quelque endroit
S'amassait
d'une ou d'autre sorte,
L'homme
en avait sa part, et sa bourse en souffrait.
La
pitance du Dieu n'en était pas moins forte.
A
la fin, se fâchant de n'en obtenir rien,
Il
vous prend un levier, met en pièces l'Idole,
Le
trouve rempli d'or : Quand je t'ai fait du bien,
M'as-tu
valu, dit-il, seulement une obole ?
Va,
sors de mon logis : cherche d'autres autels.
Tu
ressembles aux naturels
Malheureux,
grossiers et stupides :
On
n'en peut rien tirer qu'avecque le bâton.
Plus
je te remplissais, plus mes mains étaient vides :
J'ai
bien fait de changer de ton.
IV,
9 Le Geai paré des plumes du Paon
Un
Paon muait ; un Geai prit son plumage ;
Puis
après se l'accommoda ;
Puis
parmi d'autres Paons tout fier se panada,
Croyant
être un beau personnage.
Quelqu'un
le reconnut : il se vit bafoué,
Berné,
sifflé, moqué, joué,
Et
par Messieurs les Paons plumé d'étrange sorte ;
Même
vers ses pareils s'étant réfugié,
Il
fut par eux mis à la porte.
Il
est assez de geais à deux pieds comme lui,
Qui
se parent souvent des dépouilles d'autrui,
Et
que l'on nomme plagiaires.
Je
m'en tais ; et ne veux leur causer nul ennui :
Ce
ne sont pas là mes affaires.
IV,
10 Le Chameau et les Bâtons flottants
Le
premier qui vit un Chameau
S'enfuit
à cet objet nouveau ;
Le
second approcha ; le troisième osa faire
Un
licou pour le Dromadaire.
L'accoutumance
ainsi nous rend tout familier.
Ce
qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise
avec notre vue,
Quand
ce vient à la continue.
Et
puisque nous voici tombés sur ce sujet,
On
avait mis des gens au guet,
Qui
voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne
purent s'empêcher de dire
Que
c'était un puissant navire.
Quelques
moments après, l'objet devient brûlot,
Et
puis nacelle, et puis ballot,
Enfin
bâtons flottants sur l'onde.
J'en
sais beaucoup de par le monde
A
qui ceci conviendrait bien :
De
loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.
IV,
11 La Grenouille et le Rat
Tel,
comme dit Merlin, cuide engeigner autrui,
Qui
souvent s'engeigne soi-même.
J'ai
regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui :
Il
m'a toujours semblé d'une énergie extrême.
Mais
afin d'en venir au dessein que j'ai pris,
Un
rat plein d'embonpoint, gras, et des mieux nourris,
Et
qui ne connaissait l'Avent ni le Carême,
Sur
le bord d'un marais égayait ses esprits.
Une
Grenouille approche, et lui dit en sa langue :
Venez
me voir chez moi, je vous ferai festin.
Messire
Rat promit soudain :
Il
n'était pas besoin de plus longue harangue.
Elle
allégua pourtant les délices du bain,
La
curiosité, le plaisir du voyage,
Cent
raretés à voir le long du marécage :
Un
jour il conterait à ses petits-enfants
Les
beautés de ces lieux, les moeurs des habitants,
Et
le gouvernement de la chose publique
Aquatique.
Un
point sans plus tenait le galand empêché :
Il
nageait quelque peu ; mais il fallait de l'aide.
La
Grenouille à cela trouve un très bon remède :
Le
Rat fut à son pied par la patte attaché ;
Un
brinc de jonc en fit l'affaire.
Dans
le marais entrés, notre bonne commère
S'efforce
de tirer son hôte au fond de l'eau,
Contre
le droit des gens, contre la foi jurée ;
Prétend
qu'elle en fera gorge-chaude et curée ;
(C'était,
à son avis, un excellent morceau).
Déjà
dans son esprit la galande le croque.
Il
atteste les Dieux ; la perfide s'en moque.
Il
résiste ; elle tire. En ce combat nouveau,
Un
Milan qui dans l'air planait, faisait la ronde,
Voit
d'en haut le pauvret se débattant sur l'onde.
Il
fond dessus, l'enlève, et, par même moyen
La
Grenouille et le lien.
Tout
en fut ; tant et si bien,
Que
de cette double proie
L'oiseau
se donne au coeur joie,
Ayant
de cette façon
A
souper chair et poisson.
La
ruse la mieux ourdie
Peut
nuire à son inventeur ;
Et
souvent la perfidie
Retourne
sur son auteur.
IV,
12 Tribut envoyé par les animaux à Alexandre
Une
Fable avait cours parmi l'antiquité,
Et
la raison ne m'en est pas connue.
Que
le Lecteur en tire une moralité.
Voici
la Fable toute nue.
La
Renommée ayant dit en cent lieux
Qu'un
fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne
voulant rien laisser de libre sous les Cieux,
Commandait
que sans plus attendre,
Tout
peuple à ses pieds s'allât rendre,
Quadrupèdes,
Humains, Eléphants, Vermisseaux,
Les
Républiques des Oiseaux ;
La
Déesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant
mis partout la terreur
En
publiant l'Edit du nouvel Empereur,
Les
Animaux, et toute espèce lige
De
son seul appétit, crurent que cette fois
Il
fallait subir d'autres lois.
On
s'assemble au désert. Tous quittent leur tanière.
Après
divers avis, on résout, on conclut
D'envoyer
hommage et tribut.
Pour
l'hommage et pour la manière,
Le
Singe en fut chargé : l'on lui mit par écrit
Ce
que l'on voulait qui fût dit.
Le
seul tribut les tint en peine.
Car
que donner ? il fallait de l'argent.
On
en prit d'un Prince obligeant,
Qui
possédant dans son domaine
Des
mines d'or fournit ce qu'on voulut.
Comme
il fut question de porter ce tribut,
Le
Mulet et l'Ane s'offrirent,
Assistés
du Cheval ainsi que du Chameau.
Tous
quatre en chemin ils se mirent,
Avec
le Singe, Ambassadeur nouveau.
La
Caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur
le Lion. Cela ne leur plut point.
Nous
nous rencontrons tout à point,
Dit-il,
et nous voici compagnons de voyage.
J'allais
offrir mon fait à part ;
Mais
bien qu'il soit léger, tout fardeau m'embarrasse.
Obligez-moi
de me faire la grâce
Que
d'en porter chacun un quart.
Ce
ne vous sera pas une charge trop grande,
Et
j'en serai plus libre, et bien plus en état,
En
cas que les Voleurs attaquent notre bande,
Et
que l'on en vienne au combat.
Econduire
un Lion rarement se pratique.
Le
voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et,
malgré le Héros de Jupiter issu,
Faisant
chère et vivant sur la bourse publique.
Ils
arrivèrent dans un pré
Tout
bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré,
Où
maint Mouton cherchait sa vie :
Séjour
du frais, véritable partie
Des
Zéphirs. Le Lion n'y fut pas, qu'à ces gens
Il
se plaignit d'être malade.
Continuez
votre Ambassade,
Dit-il
; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et
veux chercher ici quelque herbe salutaire.
Pour
vous, ne perdez point de temps :
Rendez-moi
mon argent, j'en puis avoir affaire.
On
déballe ; et d'abord le Lion s'écria,
D'un
ton qui témoignait sa joie :
Que
de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoie
Ont
produites ! Voyez ; la plupart sont déjà
Aussi
grandes que leurs mères.
Le
croît m'en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou
bien s'il ne prit tout, il n'en demeura guères.
Le
Singe et les sommiers confus,
Sans
oser répliquer, en chemin se remirent.
Au
fils de Jupiter on dit qu'ils se plaignirent,
Et
n'en eurent point de raison.
Qu'eût-il
fait ? C'eût été Lion contre Lion ;
Et
le proverbe dit : Corsaires à Corsaires,
L'un
l'autre s'attaquant, ne font pas leurs affaires.
IV,
13 Le Cheval s'étant voulu venger du Cerf
De
tout temps les Chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque
le genre humain de gland se contentait,
Ane,
Cheval, et Mule, aux forêts habitait ;
Et
l'on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes,
Tant
de selles et tant de bâts,
Tant
de harnois pour les combats,
Tant
de chaises, tant de carrosses,
Comme
aussi ne voyait-on pas
Tant
de festins et tant de noces.
Or
un Cheval eut alors différent
Avec
un Cerf plein de vitesse,
Et
ne pouvant l'attraper en courant,
Il
eut recours à l'Homme, implora son adresse.
L'Homme
lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne
lui donna point de repos
Que
le Cerf ne fût pris, et n'y laissât la vie ;
Et
cela fait, le Cheval remercie
L'Homme
son bienfaiteur, disant : Je suis à vous ;
Adieu.
Je m'en retourne en mon séjour sauvage.
-
Non pas cela, dit l'Homme ; il fait meilleur chez nous :
Je
vois trop quel est votre usage.
Demeurez
donc ; vous serez bien traité.
Et
jusqu'au ventre en la litière.
Hélas
! que sert la bonne chère
Quand
on n'a pas la liberté ?
Le
Cheval s'aperçut qu'il avait fait folie ;
Mais
il n'était plus temps : déjà son écurie
Etait
prête et toute bâtie.
Il
y mourut en traînant son lien.
Sage
s'il eût remis une légère offense.
Quel
que soit le plaisir que cause la vengeance,
C'est
l'acheter trop cher, que l'acheter d'un bien
Sans
qui les autres ne sont rien.
IV,
14 Le Renard et le Buste
Les
Grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur
apparence impose au vulgaire idolâtre.
L'Ane
n'en sait juger que par ce qu'il en voit.
Le
Renard au contraire à fond les examine,
Les
tourne de tout sens ; et quand il s'aperçoit
Que
leur fait n'est que bonne mine,
Il
leur applique un mot qu'un Buste de Héros
Lui
fit dire fort à propos.
C'était
un Buste creux, et plus grand que nature.
Le
Renard, en louant l'effort de la sculpture :
Belle
tête, dit-il ; mais de cervelle point.
Combien
de grands Seigneurs sont Bustes en ce point ?
IV,
15 Le Loup, la Chèvre et le Chevreau
IV,
16 Le Loup, la Mère et l'Enfant
La
Bique allant remplir sa traînante mamelle
Et
paître l'herbe nouvelle,
Ferma
sa porte au loquet,
Non
sans dire à son Biquet :
Gardez-vous
sur votre vie
D'ouvrir
que l'on ne vous die,
Pour
enseigne et mot du guet :
Foin
du Loup et de sa race !
Comme
elle disait ces mots,
Le
Loup de fortune passe ;
Il
les recueille à propos,
Et
les garde en sa mémoire.
La
Bique, comme on peut croire,
N'avait
pas vu le glouton.
Dès
qu'il la voit partie, il contrefait son ton,
Et
d'une voix papelarde
Il
demande qu'on ouvre, en disant Foin du Loup,
Et
croyant entrer tout d'un coup.
Le
Biquet soupçonneux par la fente regarde.
Montrez-moi
patte blanche, ou je n'ouvrirai point,
S'écria-t-il
d'abord. (Patte blanche est un point
Chez
les Loups, comme on sait, rarement en usage.)
Celui-ci,
fort surpris d'entendre ce langage,
Comme
il était venu s'en retourna chez soi.
Où
serait le Biquet s'il eût ajouté foi
Au
mot du guet, que de fortune
Notre
Loup avait entendu ?
Deux
sûretés valent mieux qu'une,
Et
le trop en cela ne fut jamais perdu.
Ce
Loup me remet en mémoire
Un
de ses compagnons qui fut encor mieux pris.
Il
y périt ; voici l'histoire.
Un
Villageois avait à l'écart son logis.
Messer
Loup attendait chape-chute à la porte.
Il
avait vu sortir gibier de toute sorte :
Veaux
de lait, Agneaux et Brebis,
Régiments
de Dindons, enfin bonne Provende.
Le
larron commençait pourtant à s'ennuyer.
Il
entend un enfant crier.
La
mère aussitôt le gourmande,
Le
menace, s'il ne se tait,
De
le donner au Loup. L'Animal se tient prêt,
Remerciant
les Dieux d'une telle aventure,
Quand
la Mère, apaisant sa chère géniture,
Lui
dit : Ne criez point ; s'il vient, nous le tuerons.
-
Qu'est ceci ? s'écria le mangeur de Moutons.
Dire
d'un, puis d'un autre ? Est-ce ainsi que l'on traite
Les
gens faits comme moi ? me prend-on pour un sot ?
Que
quelque jour ce beau marmot
Vienne
au bois cueillir la noisette !
Comme
il disait ces mots, on sort de la maison :
Un
chien de cour l'arrête. Epieux et fourches-fières
L'ajustent
de toutes manières.
Que
veniez-vous chercher en ce lieu ? lui dit-on.
Aussitôt
il conta l'affaire.
Merci
de moi, lui dit la Mère,
Tu
mangeras mon Fils ! L'ai-je fait à dessein
Qu'il
assouvisse un jour ta faim ?
On
assomma la pauvre bête.
Un
manant lui coupa le pied droit et la tête :
Le
Seigneur du Village à sa porte les mit,
Et
ce dicton picard à l'entour fut écrit :
Biaux
chires Leups, n'écoutez mie
Mère
tenchent chen fieux qui crie.
IV,
17 Parole de Socrate
Socrate
un jour faisant bâtir,
Chacun
censurait son ouvrage :
L'un
trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes
d'un tel personnage ;
L'autre
blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que
les appartements en étaient trop petits.
Quelle
maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût
au ciel que de vrais amis,
Telle
qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
Le
bon Socrate avait raison
De
trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun
se dit ami ; mais fol qui s'y repose :
Rien
n'est plus commun que ce nom,
Rien
n'est plus rare que la chose.
IV,
18 Le Vieillard et ses Enfants
Toute
puissance est faible, à moins que d'être unie.
Ecoutez
là-dessus l'esclave de Phrygie.
Si
j'ajoute du mien à son invention,
C'est
pour peindre nos moeurs, et non point par envie ;
Je
suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre
enchérit souvent par un motif de gloire ;
Pour
moi, de tels pensers me seraient malséants.
Mais
venons à la Fable ou plutôt à l'Histoire
De
celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.
Un
Vieillard prêt d'aller où la mort l'appelait :
Mes
chers enfants, dit-il (à ses fils, il parlait),
Voyez
si vous romprez ces dards liés ensemble ;
Je
vous expliquerai le noeud qui les assemble.
L'aîné
les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les
rendit, en disant : "Je le donne aux plus forts. "
Un
second lui succède, et se met en posture ;
Mais
en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous
perdirent leur temps, le faisceau résista ;
De
ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
Faibles
gens ! dit le père, il faut que je vous montre
Ce
que ma force peut en semblable rencontre.
On
crut qu'il se moquait ; on sourit, mais à tort.
Il
sépare les dards, et les rompt sans effort.
Vous
voyez, reprit-il, l'effet de la concorde.
Soyez
joints, mes enfants, que l'amour vous accorde.
Tant
que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin
se sentant prêt de terminer ses jours :
Mes
chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères.
Adieu,
promettez-moi de vivre comme frères ;
Que
j'obtienne de vous cette grâce en mourant.
Chacun
de ses trois fils l'en assure en pleurant.
Il
prend à tous les mains ; il meurt ; et les trois frères
Trouvent
un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un
créancier saisit, un voisin fait procès.
D'abord
notre Trio s'en tire avec succès.
Leur
amitié fut courte autant qu'elle était rare.
Le
sang les avait joints, l'intérêt les sépare.
L'ambition,
l'envie, avec les consultants,
Dans
la succession entrent en même temps.
On
en vient au partage, on conteste, on chicane.
Le
Juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers
et voisins reviennent aussitôt ;
Ceux-là
sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les
frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un
veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous
perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter
de ces dards unis et pris à part.
IV,
19 L'Oracle et l'Impie
Vouloir
tromper le Ciel, c'est folie à la Terre ;
Le
Dédale des coeurs en ses détours n'enserre
Rien
qui ne soit d'abord éclairé par les Dieux.
Tout
ce que l'homme fait, il le fait à leurs yeux
Même
les actions que dans l'ombre il croit faire.
Un
Païen qui sentait quelque peu le fagot,
Et
qui croyait en Dieu, pour user de ce mot,
Par
bénéfice d'inventaire,
Alla
consulter Apollon.
Dès
qu'il fut en son sanctuaire :
Ce
que je tiens, dit-il, est-il en vie ou non ?
Il
tenait un moineau, dit-on,
Prêt
d'étouffer la pauvre bête,
Ou
de la lâcher aussitôt
Pour
mettre Apollon en défaut.
Apollon
reconnut ce qu'il avait en tête :
Mort
ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau,
Et
ne me tends plus de panneau ;
Tu
te trouverais mal d'un pareil stratagème.
Je
vois de loin, j'atteins de même.
IV,
20 L'Avare qui a perdu son trésor
L'Usage
seulement fait la possession.
Je
demande à ces gens de qui la passion
Est
d'entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel
avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Diogène
là-bas est aussi riche qu'eux,
Et
l'avare ici-haut comme lui vit en gueux.
L'homme
au trésor caché qu'Esope nous propose,
Servira
d'exemple à la chose.
Ce
malheureux attendait
Pour
jouir de son bien une seconde vie ;
Ne
possédait pas l'or, mais l'or le possédait.
Il
avait dans la terre une somme enfouie,
Son
coeur avec, n'ayant autre déduit
Que
d'y ruminer jour et nuit,
Et
rendre sa chevance à lui-même sacrée.
Qu'il
allât ou qu'il vînt, qu'il bût ou qu'il mangeât,
On
l'eût pris de bien court, à moins qu'il ne songeât
A
l'endroit où gisait cette somme enterrée.
Il
y fit tant de tours qu'un Fossoyeur le vit,
Se
douta du dépôt, l'enleva sans rien dire.
Notre
Avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà
mon homme aux pleurs ; il gémit, il soupire.
Il
se tourmente, il se déchire.
Un
passant lui demande à quel sujet ses cris.
C'est
mon trésor que l'on m'a pris.
-
Votre trésor ? où pris ? - Tout joignant cette pierre.
-
Eh ! sommes-nous en temps de guerre,
Pour
l'apporter si loin ? N'eussiez-vous pas mieux fait
De
le laisser chez vous en votre cabinet,
Que
de le changer de demeure ?
Vous
auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
-
A toute heure ? bons Dieux ! ne tient-il qu'à cela ?
L'argent
vient-il comme il s'en va ?
Je
n'y touchais jamais. - Dites-moi donc, de grâce,
Reprit
l'autre, pourquoi vous vous affligez tant,
Puisque
vous ne touchiez jamais à cet argent :
Mettez
une pierre à la place,
Elle
vous vaudra tout autant.
IV,
21 L'Oeil du Maître
Un
Cerf s'étant sauvé dans une étable à boeufs
Fut
d'abord averti par eux
Qu'il
cherchât un meilleur asile.
Mes
frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je
vous enseignerai les pâtis les plus gras ;
Ce
service vous peut quelque jour être utile,
Et
vous n'en aurez point regret.
Les
Boeufs à toutes fins promirent le secret.
Il
se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur
le soir on apporte herbe fraîche et fourrage
Comme
l'on faisait tous les jours.
L'on
va, l'on vient, les valets font cent tours.
L'Intendant
même, et pas un d'aventure
N'aperçut
ni corps, ni ramure,
Ni
Cerf enfin. L'habitant des forêts
Rend
déjà grâce aux Boeufs, attend dans cette étable
Que
chacun retournant au travail de Cérès,
Il
trouve pour sortir un moment favorable.
L'un
des Boeufs ruminant lui dit : Cela va bien ;
Mais
quoi ! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue.
Je
crains fort pour toi sa venue.
Jusque-là,
pauvre Cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus
le Maître entre et vient faire sa ronde.
Qu'est-ce-ci
? dit-il à son monde.
Je
trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers.
Cette
litière est vieille : allez vite aux greniers.
Je
veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que
coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées ?
Ne
saurait-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En
regardant à tout, il voit une autre tête
Que
celles qu'il voyait d'ordinaire en ce lieu.
Le
Cerf est reconnu ; chacun prend un épieu ;
Chacun
donne un coup à la bête.
Ses
larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On
l'emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont
maint voisin s'éjouit d'être.
Phèdre
sur ce sujet dit fort élégamment :
Il
n'est, pour voir, que l'oeil du Maître.
Quant
à moi, j'y mettrais encor l'oeil de l'Amant.
IV,
22 L'Alouette et ses Petits avec le Maître d'un champ
Ne
t'attends qu'à toi seul, c'est un commun Proverbe.
Voici
comme Esope le mit
En
crédit.
Les
Alouettes font leur nid
Dans
les blés, quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire
environ le temps
Que
tout aime et que tout pullule dans le monde :
Monstres
marins au fond de l'onde,
Tigres
dans les Forêts, Alouettes aux champs.
Une
pourtant de ces dernières
Avait
laissé passer la moitié d'un Printemps
Sans
goûter le plaisir des amours printanières.
A
toute force enfin elle se résolut
D'imiter
la Nature, et d'être mère encore.
Elle
bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore
A
la hâte ; le tout alla du mieux qu'il put.
Les
blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se
trouvât assez forte encor
Pour
voler et prendre l'essor,
De
mille soins divers l'Alouette agitée
S'en
va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être
toujours au guet et faire sentinelle.
Si
le possesseur de ces champs
Vient
avecque son fils (comme il viendra), dit-elle,
Ecoutez
bien ; selon ce qu'il dira,
Chacun
de nous décampera.
Sitôt
que l'Alouette eut quitté sa famille,
Le
possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces
blés sont mûrs, dit-il : allez chez nos amis
Les
prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous
vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre
Alouette de retour
Trouve
en alarme sa couvée.
L'un
commence : Il a dit que l'Aurore levée,
L'on
fit venir demain ses amis pour l'aider...
-
S'il n'a dit que cela, repartit l'Alouette,
Rien
ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais
c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.
Cependant
soyez gais ; voilà de quoi manger.
Eux
repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube
du jour arrive ; et d'amis point du tout.
L'Alouette
à l'essor, le Maître s'en vient faire
Sa
ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
Ces
blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos
amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur
de tels paresseux à servir ainsi lents.
Mon
fils, allez chez nos parents
Les
prier de la même chose.
L'épouvante
est au nid plus forte que jamais.
Il
a dit ses parents, mère, c'est à cette heure...
-
Non, mes enfants dormez en paix ;
Ne
bougeons de notre demeure.
L'Alouette
eut raison, car personne ne vint.
Pour
la troisième fois le Maître se souvint
De
visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il,
de nous attendre à d'autres gens que nous.
Il
n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez
bien cela, mon fils ; et savez-vous
Ce
qu'il faut faire ? Il faut qu'avec notre famille
Nous
prenions dès demain chacun une faucille :
C'est
là notre plus court, et nous achèverons
Notre
moisson quand nous pourrons.
Dès
lors que ce dessein fut su de l'Alouette :
C'est
ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants.
Et
les petits, en même temps,
Voletants,
se culebutants,
Délogèrent
tous sans trompette.
V,
1 Le Bûcheron et Mercure
A.M.L.C.D.B.
Votre
goût a servi de règle à mon ouvrage.
J'ai
tenté les moyens d'acquérir son suffrage.
Vous
voulez qu'on évite un soin trop curieux,
Et
des vains ornements l'effort ambitieux.
Je
le veux comme vous ; cet effort ne peut plaire.
Un
auteur gâte tout quand il veut trop bien faire.
Non
qu'il faille bannir certains traits délicats :
Vous
les aimez, ces traits, et je ne les hais pas.
Quant
au principal but qu'Esope se propose,
J'y
tombe au moins mal que je puis.
Enfin
si dans ces Vers je ne plais et n'instruis,
Il
ne tient pas à moi, c'est toujours quelque chose.
Comme
la force est un point
Dont
je ne me pique point,
Je
tâche d'y tourner le vice en ridicule,
Ne
pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.
C'est
là tout mon talent ; je ne sais s'il suffit.
Tantôt
je peins en un récit
La
sotte vanité jointe avecque l'envie,
Deux
pivots sur qui roule aujourd'hui notre vie.
Tel
est ce chétif animal
Qui
voulut en grosseur au Boeuf se rendre égal.
J'oppose
quelquefois, par une double image,
Le
vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les
Agneaux aux Loups ravissants,
La
Mouche à la Fourmi, faisant de cet ouvrage
Une
ample Comédie à cent actes divers,
Et
dont la scène est l'Univers.
Hommes,
Dieux, Animaux, tout y fait quelque rôle :
Jupiter
comme un autre : Introduisons celui
Qui
porte de sa part aux Belles la parole :
Ce
n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui.
Un
Bûcheron perdit son gagne-pain,
C'est
sa cognée ; et la cherchant en vain,
Ce
fut pitié là-dessus de l'entendre.
Il
n'avait pas des outils à revendre.
Sur
celui-ci roulait tout son avoir.
Ne
sachant donc où mettre son espoir,
Sa
face était de pleurs toute baignée.
O
ma cognée ! ô ma pauvre cognée !
S'écriait-il,
Jupiter, rends-la-moi ;
Je
tiendrai l'être encore un coup de toi.
Sa
plainte fut de l'Olympe entendue.
Mercure
vient. Elle n'est pas perdue,
Lui
dit ce dieu, la connaîtras-tu bien ?
Je
crois l'avoir près d'ici rencontrée.
Lors
une d'or à l'homme étant montrée,
Il
répondit : Je n'y demande rien.
Une
d'argent succède à la première,
Il
la refuse. Enfin une de bois :
Voilà,
dit-il, la mienne cette fois ;
Je
suis content si j'ai cette dernière.
-
Tu les auras, dit le Dieu, toutes trois.
Ta
bonne foi sera récompensée.
-
En ce cas-là je les prendrai, dit-il.
L'Histoire
en est aussitôt dispersée ;
Et
Boquillons de perdre leur outil,
Et
de crier pour se le faire rendre.
Le
Roi des Dieux ne sait auquel entendre.
Son
fils Mercure aux criards vient encor,
A
chacun d'eux il en montre une d'or.
Chacun
eût cru passer pour une bête
De
ne pas dire aussitôt : La voilà !
Mercure,
au lieu de donner celle-là,
Leur
en décharge un grand coup sur la tête.
Ne
point mentir, être content du sien,
C'est
le plus sûr : cependant on s'occupe
A
dire faux pour attraper du bien :
Que
sert cela ? Jupiter n'est pas dupe.
V,
2 Le Pot de terre et le Pot de fer
Le
Pot de fer proposa
Au
Pot de terre un voyage.
Celui-ci
s'en excusa,
Disant
qu'il ferait que sage
De
garder le coin du feu :
Car
il lui fallait si peu,
Si
peu, que la moindre chose
De
son débris serait cause.
Il
n'en reviendrait morceau.
Pour
vous, dit-il, dont la peau
Est
plus dure que la mienne,
Je
ne vois rien qui vous tienne.
-
Nous vous mettrons à couvert,
Repartit
le Pot de fer.
Si
quelque matière dure
Vous
menace d'aventure,
Entre
deux je passerai,
Et
du coup vous sauverai.
Cette
offre le persuade.
Pot
de fer son camarade
Se
met droit à ses côtés.
Mes
gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant
comme ils peuvent,
L'un
contre l'autre jetés
Au
moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le
Pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que
par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans
qu'il eût lieu de se plaindre.
Ne
nous associons qu'avecque nos égaux.
Ou
bien il nous faudra craindre
Le
destin d'un de ces Pots.
V,
3 Le petit Poisson et le Pêcheur
Petit
poisson deviendra grand,
Pourvu
que Dieu lui prête vie.
Mais
le lâcher en attendant,
Je
tiens pour moi que c'est folie ;
Car
de le rattraper il n'est pas trop certain.
Un
Carpeau qui n'était encore que fretin
Fut
pris par un Pêcheur au bord d'une rivière.
Tout
fait nombre, dit l'homme en voyant son butin ;
Voilà
commencement de chère et de festin :
Mettons-le
en notre gibecière.
Le
pauvre Carpillon lui dit en sa manière :
Que
ferez-vous de moi ? je ne saurais fournir
Au
plus qu'une demi-bouchée ;
Laissez-moi
Carpe devenir :
Je
serai par vous repêchée.
Quelque
gros Partisan m'achètera bien cher,
Au
lieu qu'il vous en faut chercher
Peut-être
encor cent de ma taille
Pour
faire un plat. Quel plat ? croyez-moi ; rien qui vaille.
-
Rien qui vaille ? Eh bien soit, repartit le Pêcheur ;
Poisson,
mon bel ami, qui faites le Prêcheur,
Vous
irez dans la poêle ; et vous avez beau dire,
Dès
ce soir on vous fera frire.
Un
tien vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l'auras :
L'un
est sûr, l'autre ne l'est pas.
V,
4 Les Oreilles du Lièvre
Un
animal cornu blessa de quelques coups
Le
Lion, qui plein de courroux,
Pour
ne plus tomber en la peine,
Bannit
des lieux de son domaine
Toute
bête portant des cornes à son front.
Chèvres,
Béliers, Taureaux aussitôt délogèrent,
Daims,
et Cerfs de climat changèrent ;
Chacun
à s'en aller fut prompt.
Un
Lièvre, apercevant l'ombre de ses oreilles,
Craignit
que quelque Inquisiteur
N'allât
interpréter à cornes leur longueur,
Ne
les soutînt en tout à des cornes pareilles.
Adieu,
voisin Grillon, dit-il, je pars d'ici ;
Mes
oreilles enfin seraient cornes aussi ;
Et
quand je les aurais plus courtes qu'une Autruche,
Je
craindrais même encor. Le Grillon repartit :
Cornes
cela ? Vous me prenez pour cruche ;
Ce
sont oreilles que Dieu fit.
-
On les fera passer pour cornes,
Dit
l'animal craintif, et cornes de Licornes.
J'aurai
beau protester ; mon dire et mes raisons
Iront
aux Petites-Maisons.
V,
5 Le Renard ayant la queue coupée
Un
vieux Renard, mais des plus fins,
Grand
croqueur de Poulets, grand preneur de Lapins,
Sentant
son Renard d'une lieue,
Fut
enfin au piège attrapé.
Par
grand hasard en étant échappé,
Non
pas franc, car pour gage il y laissa sa queue :
S'étant,
dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour
avoir des pareils (comme il était habile),
Un
jour que les Renards tenaient conseil entre eux :
Que
faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et
qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que
nous sert cette queue ? Il faut qu'on se la coupe :
Si
l'on me croit, chacun s'y résoudra.
-
Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe ;
Mais
tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra.
A
ces mots, il se fit une telle huée,
Que
le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre
ôter la queue eût été temps perdu ;
La
mode en fut continuée.
V,
6 La Vieille et les deux Servantes
Il
était une vieille ayant deux Chambrières.
Elles
filaient si bien que les soeurs filandières
Ne
faisaient que brouiller au prix de celles-ci.
La
Vieille n'avait point de plus pressant souci
Que
de distribuer aux Servantes leur tâche.
Dès
que Téthis chassait Phébus aux crins dorés,
Tourets
entraient en jeu, fuseaux étaient tirés ;
Deçà,
delà, vous en aurez ;
Point
de cesse, point de relâche.
Dès
que l'Aurore, dis-je, en son char remontait,
Un
misérable Coq à point nommé chantait.
Aussitôt
notre Vieille encor plus misérable
S'affublait
d'un jupon crasseux et détestable,
Allumait
une lampe, et courait droit au lit
Où
de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient
les deux pauvres Servantes.
L'une
entr'ouvrait un oeil, l'autre étendait un bras ;
Et
toutes deux, très malcontentes,
Disaient
entre leurs dents : Maudit Coq, tu mourras.
Comme
elles l'avaient dit, la bête fut grippée.
Le
réveille-matin eut la gorge coupée.
Ce
meurtre n'amenda nullement leur marché.
Notre
couple au contraire à peine était couché
Que
la Vieille, craignant de laisser passer l'heure,
Courait
comme un Lutin par toute sa demeure.
C'est
ainsi que le plus souvent,
Quand
on pense sortir d'une mauvaise affaire,
On
s'enfonce encor plus avant :
Témoin
ce Couple et son salaire.
La
Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là
De
Charybde en Scylla.
V,
7 Le Satyre et le Passant
Au
fond d'un antre sauvage,
Un
Satyre et ses enfants
Allaient
manger leur potage
Et
prendre l'écuelle aux dents.
On
les eût vus sur la mousse
Lui,
sa femme, et maint petit ;
Ils
n'avaient tapis ni housse,
Mais
tous fort bon appétit.
Pour
se sauver de la pluie,
Entre
un Passant morfondu.
Au
brouet on le convie :
Il
n'était pas attendu.
Son
hôte n'eut pas la peine
De
le semondre deux fois ;
D'abord
avec son haleine
Il
se réchauffe les doigts.
Puis
sur le mets qu'on lui donne
Délicat
il souffle aussi ;
Le
Satyre s'en étonne :
Notre
hôte, à quoi bon ceci ?
-
L'un refroidit mon potage,
L'autre
réchauffe ma main.
-
Vous pouvez, dit le Sauvage,
Reprendre
votre chemin.
Ne
plaise aux Dieux que je couche
Avec
vous sous même toit.
Arrière
ceux dont la bouche
Souffle
le chaud et le froid !
V,
8 Le Cheval et le Loup
Un
certain Loup, dans la saison
Que
les tièdes Zéphyrs ont l'herbe rajeunie,
Et
que les animaux quittent tous la maison,
Pour
s'en aller chercher leur vie ;
Un
loup, dis-je, au sortir des rigueurs de l'Hiver,
Aperçut
un Cheval qu'on avait mis au vert.
Je
laisse à penser quelle joie !
Bonne
chasse, dit-il, qui l'aurait à son croc.
Eh
! que n'es-tu Mouton ? car tu me serais hoc :
Au
lieu qu'il faut ruser pour avoir cette proie.
Rusons
donc. Ainsi dit, il vient à pas comptés,
Se
dit Ecolier d'Hippocrate ;
Qu'il
connaît les vertus et les propriétés
De
tous les Simples de ces prés,
Qu'il
sait guérir, sans qu'il se flatte,
Toutes
sortes de maux. Si Dom Coursier voulait
Ne
point celer sa maladie,
Lui
Loup gratis le guérirait.
Car
le voir en cette prairie
Paître
ainsi sans être lié
Témoignait
quelque mal, selon la Médecine.
J'ai,
dit la Bête chevaline,
Une
apostume sous le pied.
-
Mon fils, dit le docteur, il n'est point de partie
Susceptible
de tant de maux.
J'ai
l'honneur de servir Nosseigneurs les Chevaux,
Et
fais aussi la Chirurgie.
Mon
galand ne songeait qu'à bien prendre son temps,
Afin
de happer son malade.
L'autre
qui s'en doutait lui lâche une ruade,
Qui
vous lui met en marmelade
Les
mandibules et les dents.
C'est
bien fait, dit le Loup en soi-même fort triste ;
Chacun
à son métier doit toujours s'attacher.
Tu
veux faire ici l'Arboriste,
Et
ne fus jamais que Boucher.
V,
9 Le Laboureur et ses Enfants
Travaillez,
prenez de la peine :
C'est
le fonds qui manque le moins.
Un
riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit
venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous,
leur dit-il, de vendre l'héritage
Que
nous ont laissé nos parents.
Un
trésor est caché dedans.
Je
ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage
Vous
le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez
votre champ dès qu'on aura fait l'Oût.
Creusez,
fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où
la main ne passe et repasse.
Le
père mort, les fils vous retournent le champ
Deçà,
delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
Il
en rapporta davantage.
D'argent,
point de caché. Mais le père fut sage
De
leur montrer avant sa mort
Que
le travail est un trésor.
V,
10 La Montagne qui accouche
Une
Montagne en mal d'enfant
Jetait
une clameur si haute,
Que
chacun au bruit accourant
Crut
qu'elle accoucherait, sans faute,
D'une
Cité plus grosse que Paris :
Elle
accoucha d'une Souris.
Quand
je songe à cette Fable
Dont
le récit est menteur
Et
le sens est véritable,
Je
me figure un Auteur
Qui
dit : Je chanterai la guerre
Que
firent les Titans au Maître du tonnerre.
C'est
promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ?
Du
vent.
V,
11 La Fortune et le jeune Enfant
Sur
le bord d'un puits très profond
Dormait
étendu de son long
Un
Enfant alors dans ses classes.
Tout
est aux Ecoliers couchette et matelas.
Un
honnête homme en pareil cas
Aurait
fait un saut de vingt brasses.
Près
de là tout heureusement
La
Fortune passa, l'éveilla doucement,
Lui
disant : Mon mignon, je vous sauve la vie.
Soyez
une autre fois plus sage, je vous prie.
Si
vous fussiez tombé, l'on s'en fût pris à moi ;
Cependant
c'était votre faute.
Je
vous demande, en bonne foi,
Si
cette imprudence si haute
Provient
de mon caprice. Elle part à ces mots.
Pour
moi, j'approuve son propos.
Il
n'arrive rien dans le monde
Qu'il
ne faille qu'elle en réponde.
Nous
la faisons de tous Echos.
Elle
est prise à garant de toutes aventures.
Est-on
sot, étourdi, prend-on mal ses mesures ;
On
pense en être quitte en accusant son sort :
Bref
la Fortune a toujours tort.
V,
12 Les Médecins
Le
Médecin Tant-pis allait voir un malade
Que
visitait aussi son confrère Tant-mieux ;
Ce
dernier espérait, quoique son camarade
Soutînt
que le gisant irait voir ses aïeux.
Tous
deux s'étant trouvés différents pour la cure,
Leur
malade paya le tribut à Nature,
Après
qu'en ses conseils Tant-pis eut été cru.
Ils
triomphaient encor sur cette maladie.
L'un
disait : il est mort, je l'avais bien prévu.
-
S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie.
V,
13 La Poule aux oeufs d'or
L'avarice
perd tout en voulant tout gagner.
Je
ne veux, pour le témoigner,
Que
celui dont la Poule, à ce que dit la Fable,
Pondait
tous les jours un oeuf d'or.
Il
crut que dans son corps elle avait un trésor.
Il
la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable
A
celles dont les oeufs ne lui rapportaient rien,
S'étant
lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle
leçon pour les gens chiches :
Pendant
ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui
du soir au matin sont pauvres devenus
Pour
vouloir trop tôt être riches ?
V,
14 L'Ane portant des reliques
Un
Baudet, chargé de Reliques,
S'imagina
qu'on l'adorait.
Dans
ce penser il se carrait,
Recevant
comme siens l'Encens et les Cantiques.
Quelqu'un
vit l'erreur, et lui dit :
Maître
Baudet, ôtez-vous de l'esprit
Une
vanité si folle.
Ce
n'est pas vous, c'est l'Idole
A
qui cet honneur se rend,
Et
que la gloire en est due.
D'un
Magistrat ignorant
C'est
la Robe qu'on salue.
V,
15 Le Cerf et la Vigne
Un
Cerf, à la faveur d'une Vigne fort haute
Et
telle qu'on en voit en de certains climats,
S'étant
mis à couvert et sauvé du trépas.
Les
Veneurs pour ce coup croyaient leurs chiens en faute.
Ils
les rappellent donc. Le Cerf hors de danger
Broute
sa bienfaitrice, ingratitude extrême !
On
l'entend, on retourne, on le fait déloger,
Il
vient mourir en ce lieu même.
J'ai
mérité, dit-il, ce juste châtiment :
Profitez-en,
ingrats. Il tombe en ce moment.
La
Meute en fait curée. Il lui fut inutile
De
pleurer aux Veneurs à sa mort arrivés.
Vraie
image de ceux qui profanent l'asile
Qui
les a conservés.
V,
16 Le Serpent et la Lime
On
conte qu'un serpent voisin d'un Horloger
(C'était
pour l'Horloger un mauvais voisinage),
Entra
dans sa boutique, et cherchant à manger
N'y
rencontra pour tout potage
Qu'une
Lime d'acier qu'il se mit à ronger.
Cette
Lime lui dit, sans se mettre en colère :
Pauvre
ignorant ! et que prétends-tu faire ?
Tu
te prends à plus dur que toi.
Petit
Serpent à tête folle,
Plutôt
que d'emporter de moi
Seulement
le quart d'une obole,
Tu
te romprais toutes les dents.
Je
ne crains que celles du temps.
Ceci
s'adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui
n'étant bons à rien cherchez sur tout à mordre.
Vous
vous tourmentez vainement.
Croyez-vous
que vos dents impriment leurs outrages
Sur
tant de beaux ouvrages ?
Ils
sont pour vous d'airain, d'acier, de diamant.
V,
17 Le Lièvre et la Perdrix
Il
ne se faut jamais moquer des misérables :
Car
qui peut s'assurer d'être toujours heureux ?
Le
sage Esope dans ses Fables
Nous
en donne un exemple ou deux.
Celui
qu'en ces Vers je propose,
Et
les siens, ce sont même chose.
Le
Lièvre et la Perdrix, concitoyens d'un champ,
Vivaient
dans un état, ce semble, assez tranquille,
Quand
une Meute s'approchant
Oblige
le premier à chercher un asile.
Il
s'enfuit dans son fort, met les chiens en défaut,
Sans
même en excepter Briffaut.
Enfin
il se trahit lui-même.
Par
les esprits sortants de son corps échauffé.
Miraut
sur leur odeur ayant philosophé
Conclut
que c'est son Lièvre, et d'une ardeur extrême
Il
le pousse, et Rustaut, qui n'a jamais menti,
Dit
que le Lièvre est reparti.
Le
pauvre malheureux vient mourir à son gîte.
La
Perdrix le raille, et lui dit :
Tu
te vantais d'être si vite :
Qu'as-tu
fait de tes pieds ? Au moment qu'elle rit,
Son
tour vient ; on la trouve. Elle croit que ses ailes
La
sauront garantir à toute extrémité ;
Mais
la pauvrette avait compté
Sans
l'Autour aux serres cruelles.
V,
18 L'Aigle et le Hibou
L'Aigle
et le Chat-huant leurs querelles cessèrent,
Et
firent tant qu'ils s'embrassèrent.
L'un
jura foi de Roi, l'autre foi de Hibou,
Qu'ils
ne se goberaient leurs petits peu ni prou.
Connaissez-vous
les miens ? dit l'Oiseau de Minerve.
-
Non, dit l'Aigle.- Tant pis, reprit le triste Oiseau.
Je
crains en ce cas pour leur peau :
C'est
hasard si je les conserve.
Comme
vous êtes Roi, vous ne considérez
Qui
ni quoi : Rois et Dieux mettent, quoi qu'on leur die,
Tout
en même catégorie.
Adieu
mes nourrissons si vous les rencontrez.
-
Peignez-les-moi, dit l'Aigle, ou bien me les montrez.
Je
n'y toucherai de ma vie.
Le
Hibou repartit : Mes petits sont mignons,
Beaux,
bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.
Vous
les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
N'allez
pas l'oublier ; retenez-la si bien
Que
chez moi la maudite Parque
N'entre
point par votre moyen.
Il
avint qu'au Hibou Dieu donna géniture,
De
façon qu'un beau soir qu'il était en pâture,
Notre
Aigle aperçut d'aventure,
Dans
les coins d'une roche dure,
Ou
dans les trous d'une masure
(Je
ne sais pas lequel des deux),
De
petits monstres fort hideux,
Rechignés,
un air triste, une voix de Mégère.
Ces
enfants ne sont pas, dit l'Aigle, à notre ami.
Croquons-les.
Le galand n'en fit pas à demi.
Ses
repas ne sont point repas à la légère.
Le
Hibou, de retour, ne trouve que les pieds
De
ses chers nourrissons, hélas ! pour toute chose.
Il
se plaint, et les Dieux sont par lui suppliés
De
punir le brigand qui de son deuil est cause.
Quelqu'un
lui dit alors : N'en accuse que toi
Ou
plutôt la commune loi
Qui
veut qu'on trouve son semblable
Beau,
bien fait, et sur tous aimable.
Tu
fis de tes enfants à l'Aigle ce portrait ;
En
avaient-ils le moindre trait ?
V,
19 Le Lion s'en allant en guerre
Le
Lion dans sa tête avait une entreprise.
Il
tint conseil de guerre, envoya ses Prévots,
Fit
avertir les animaux :
Tous
furent du dessein, chacun selon sa guise.
L'Eléphant
devait sur son dos
Porter
l'attirail nécessaire
Et
combattre à son ordinaire,
L'Ours
s'apprêter pour les assauts ;
Le
Renard ménager de secrètes pratiques,
Et
le Singe amuser l'ennemi par ses tours.
Renvoyez,
dit quelqu'un, les Anes qui sont lourds,
Et
les Lièvres sujets à des terreurs paniques.
-
Point du tout, dit le Roi, je les veux employer.
Notre
troupe sans eux ne serait pas complète.
L'Ane
effraiera les gens, nous servant de trompette,
Et
le Lièvre pourra nous servir de courrier.
Le
monarque prudent et sage
De
ses moindres sujets sait tirer quelque usage,
Et
connaît les divers talents :
Il
n'est rien d'inutile aux personnes de sens.
V,
20 L'Ours et les deux Compagnons
Deux
compagnons pressés d'argent
A
leur voisin Fourreur vendirent
La
peau d'un Ours encor vivant,
Mais
qu'ils tueraient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent.
C'était
le Roi des Ours au compte de ces gens.
Le
Marchand à sa peau devait faire fortune.
Elle
garantirait des froids les plus cuisants,
On
en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une.
Dindenaut
prisait moins ses Moutons qu'eux leur Ours :
Leur,
à leur compte, et non à celui de la Bête.
S'offrant
de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils
conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent
l'Ours qui s'avance, et vient vers eux au trot.
Voilà
mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le
marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D'intérêts
contre l'Ours, on n'en dit pas un mot.
L'un
des deux Compagnons grimpe au faîte d'un arbre ;
L'autre,
plus froid que n'est un marbre,
Se
couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant
quelque part ouï dire
Que
l'Ours s'acharne peu souvent
Sur
un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur
Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il
voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et
de peur de supercherie
Le
tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire
aux passages de l'haleine.
C'est,
dit-il, un cadavre ; Otons-nous, car il sent.
A
ces mots, l'Ours s'en va dans la forêt prochaine.
L'un
de nos deux Marchands de son arbre descend,
Court
à son compagnon, lui dit que c'est merveille
Qu'il
n'ait eu seulement que la peur pour tout mal.
Eh
bien, ajouta-t-il, la peau de l'animal ?
Mais
que t'a-t-il dit à l'oreille ?
Car
il s'approchait de bien près,
Te
retournant avec sa serre.
-
Il m'a dit qu'il ne faut jamais.
Vendre
la peau de l'Ours qu'on ne l'ait mis par terre.
V,
21 L'Ane vêtu de la peau du lion
De
la peau du Lion l'Ane s'étant vêtu
Etait
craint partout à la ronde,
Et
bien qu'animal sans vertu,
Il
faisait trembler tout le monde.
Un
petit bout d'oreille échappé par malheur
Découvrit
la fourbe et l'erreur.
Martin
fit alors son office.
Ceux
qui ne savaient pas la ruse et la malice
S'étonnaient
de voir que Martin
Chassât
les Lions au moulin.
Force
gens font du bruit en France,
Par
qui cet Apologue est rendu familier.
Un
équipage cavalier
Fait
les trois quarts de leur vaillance.
VI,
1 Le Pâtre et le Lion
VI,
2 Le Lion et le Chasseur
Les
Fables ne sont pas ce qu'elles semblent être.
Le
plus simple animal nous y tient lieu de Maître.
Une
Morale nue apporte de l'ennui ;
Le
conte fait passer le précepte avec lui.
En
ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et
conter pour conter me semble peu d'affaire.
C'est
par cette raison qu'égayant leur esprit,
Nombre
de gens fameux en ce genre ont écrit.
Tous
ont fui l'ornement et le trop d'étendue.
On
ne voit point chez eux de parole perdue.
Phèdre
était si succinct qu'aucuns l'en ont blâmé.
Esope
en moins de mots s'est encore exprimé.
Mais
sur tous certain Grec renchérit et se pique
D'une
élégance Laconique.
Il
renferme toujours son conte en quatre Vers ;
Bien
ou mal, je le laisse à juger aux Experts.
Voyons-le
avec Esope en un sujet semblable.
L'un
amène un Chasseur, l'autre un Pâtre, en sa Fable.
J'ai
suivi leur projet quant à l'événement,
Y
cousant en chemin quelque trait seulement.
Voici
comme à peu près Esope le raconte.
Un
Pâtre à ses brebis trouvant quelque méconte,
Voulut
à toute force attraper le Larron.
Il
s'en va près d'un antre, et tend à l'environ
Des
lacs à prendre Loups, soupçonnant cette engeance.
Avant
que partir de ces lieux,
Si
tu fais, disait-il, ô Monarque des Dieux,
Que
le drôle à ces lacs se prenne en ma présence
Et
que je goûte ce plaisir,
Parmi
vingt Veaux je veux choisir
Le
plus gras, et t'en faire offrande.
A
ces mots sort de l'antre un Lion grand et fort.
Le
Pâtre se tapit, et dit à demi mort :
Que
l'homme ne sait guère, hélas ! ce qu'il demande !
Pour
trouver le Larron qui détruit mon troupeau,
Et
le voir en ces lacs pris avant que je parte,
O
monarque des Dieux, je t'ai promis un veau :
Je
te promets un boeuf si tu fais qu'il s'écarte.
C'est
ainsi que l'a dit le principal Auteur :
Passons
à son imitateur.
Un
Fanfaron amateur de la chasse,
Venant
de perdre un Chien de bonne race,
Qu'il
soupçonnait dans le corps d'un Lion,
Vit
un berger. Enseigne-moi, de grâce,
De
mon voleur, lui dit-il, la maison,
Que
de ce pas je me fasse raison.
Le
Berger dit : C'est vers cette montagne.
En
lui payant de tribut un Mouton
Par
chaque mois, j'erre dans la campagne
Comme
il me plaît, et je suis en repos.
Dans
le moment qu'ils tenaient ces propos,
Le
Lion sort, et vient d'un pas agile.
Le
Fanfaron aussitôt d'esquiver.
O
Jupiter, montre-moi quelque asile,
S'écria-t-il,
qui me puisse sauver.
La
vraie épreuve de courage
N'est
que dans le danger que l'on touche du doigt.
Tel
le cherchait, dit-il, qui changeant de langage
S'enfuit
aussitôt qu'il le voit.
VI,
3 Phébus et Borée
Borée
et le Soleil virent un Voyageur
Qui
s'était muni par bonheur
Contre
le mauvais temps. (On entrait dans l'Automne,
Quand
la précaution aux voyageurs est bonne)
Il
pleut ; le Soleil luit ; et l'écharpe d'Iris
Rend
ceux qui sortent avertis
Qu'en
ces mois le manteau leur est fort nécessaire ;
Les
Latins les nommaient douteux pour cette affaire.
Notre
homme s'était donc à la pluie attendu :
Bon
manteau bien doublé ; bonne étoffe bien forte.
Celui-ci,
dit le Vent, prétend avoir pourvu
A
tous les accidents ; mais il n'a pas prévu
Que
je saurai souffler de sorte
Qu'il
n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que
le manteau s'en aille au Diable.
L'ébattement
pourrait nous en être agréable :
Vous
plaît-il de l'avoir ? - Eh bien, gageons nous deux,
(Dit
Phébus) sans tant de paroles,
A
qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du
Cavalier que nous voyons.
Commencez.
Je vous laisse obscurcir mes rayons.
Il
n'en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se
gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,
Fait
un vacarme de démon,
Siffle,
souffle, tempête, et brise en son passage
Maint
toit qui n'en peut mais, fait périr maint bateau :
Le
tout au sujet d'un manteau.
Le
Cavalier eut soin d'empêcher que l'orage
Ne
se pût engouffrer dedans.
Cela
le préserva ; le Vent perdit son temps :
Plus
il se tourmentait, plus l'autre tenait ferme ;
Il
eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt
qu'il fut au bout du terme
Qu'à
la gageure on avait mis,
Le
Soleil dissipe la nue,
Recrée,
et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous
son balandras fait qu'il sue,
Le
contraint de s'en dépouiller.
Encore
n'usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus
fait douceur que violence.
VI,
4 Jupiter et le Métayer
Jupiter
eut jadis une ferme à donner,
Mercure
en fit l'annonce ; et gens se présentèrent,
Firent
des offres, écoutèrent :
Ce
ne fut pas sans bien tourner.
L'un
alléguait que l'héritage
Etait
frayant et rude, et l'autre un autre si.
Pendant
qu'ils marchandaient ainsi,
Un
d'eux, le plus hardi, mais non pas le plus sage,
Promit
d'en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le
laissât disposer de l'air,
Lui
donnât saison à sa guise,
Qu'il
eût du chaud, du froid, du beau temps, de la bise,
Enfin
du sec et du mouillé,
Aussitôt
qu'il aurait bâillé.
Jupiter
y consent. Contrat passé ; notre homme
Tranche
du Roi des airs, pleut, vente et fait en somme
Un
climat pour lui seul : ses plus proches voisins
Ne
s'en sentaient non plus que les Américains.
Ce
fut leur avantage ; ils eurent bonne année,
Pleine
moisson, pleine vinée.
Monsieur
le Receveur fut très mal partagé.
L'an
suivant voilà tout changé.
Il
ajuste d'une autre sorte
La
température des Cieux.
Son
champ ne s'en trouve pas mieux,
Celui
de ses voisins fructifie et rapporte.
Que
fait-il ? Il recourt au Monarque des Dieux :
Il
confesse son imprudence.
Jupiter
en usa comme un Maître fort doux.
Concluons
que la Providence
Sait
ce qu'il nous faut, mieux que nous.
VI,
5 Le Cochet, le Chat, et le Souriceau
Un
Souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu,
Fut
presque pris au dépourvu.
Voici
comme il conta l'aventure à sa mère :
J'avais
franchi les Monts qui bornent cet Etat,
Et
trottais comme un jeune Rat
Qui
cherche à se donner carrière,
Lorsque
deux animaux m'ont arrêté les yeux :
L'un
doux, bénin et gracieux,
Et
l'autre turbulent, et plein d'inquiétude.
Il
a la voix perçante et rude,
Sur
la tête un morceau de chair,
Une
sorte de bras dont il s'élève en l'air
Comme
pour prendre sa volée,
La
queue en panache étalée.
Or
c'était un Cochet dont notre Souriceau
Fit
à sa mère le tableau,
Comme
d'un animal venu de l'Amérique.
Il
se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
Faisant
tel bruit et tel fracas,
Que
moi, qui grâce aux Dieux, de courage me pique,
En
ai pris la fuite de peur,
Le
maudissant de très bon coeur.
Sans
lui j'aurais fait connaissance
Avec
cet animal qui m'a semblé si doux.
Il
est velouté comme nous,
Marqueté,
longue queue, une humble contenance ;
Un
modeste regard, et pourtant l'oeil luisant :
Je
le crois fort sympathisant
Avec
Messieurs les Rats ; car il a des oreilles
En
figure aux nôtres pareilles.
Je
l'allais aborder, quand d'un son plein d'éclat
L'autre
m'a fait prendre la fuite.
-
Mon fils, dit la Souris, ce doucet est un Chat,
Qui
sous son minois hypocrite
Contre
toute ta parenté
D'un
malin vouloir est porté.
L'autre
animal tout au contraire
Bien
éloigné de nous mal faire,
Servira
quelque jour peut-être à nos repas.
Quant
au Chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine.
Garde-toi,
tant que tu vivras,
De
juger des gens sur la mine.
VI,
6 Le Renard, le Singe, et les Animaux
Les
Animaux, au décès d'un Lion,
En
son vivant Prince de la contrée,
Pour
faire un Roi s'assemblèrent, dit-on.
De
son étui la couronne est tirée.
Dans
une chartre un Dragon la gardait.
Il
se trouva que sur tous essayée
A
pas un d'eux elle ne convenait.
Plusieurs
avaient la tête trop menue,
Aucuns
trop grosse, aucuns même cornue.
Le
Singe aussi fit l'épreuve en riant,
Et
par plaisir la Tiare essayant,
Il
fit autour force grimaceries,
Tours
de souplesse, et mille singeries,
Passa
dedans ainsi qu'en un cerceau.
Aux
Animaux cela sembla si beau
Qu'il
fut élu : chacun lui fit hommage.
Le
Renard seul regretta son suffrage,
Sans
toutefois montrer son sentiment.
Quand
il eut fait son petit compliment,
Il
dit au Roi : Je sais, Sire, une cache,
Et
ne crois pas qu'autre que moi la sache.
Or
tout trésor, par droit de Royauté,
Appartient,
Sire, à votre Majesté.
Le
nouveau Roi bâille après la finance,
Lui-même
y court pour n'être pas trompé.
C'était
un piège : il y fut attrapé.
Le
Renard dit, au nom de l'assistance :
Prétendrais-tu
nous gouverner encor,
Ne
sachant pas te conduire toi-même ?
Il
fut démis ; et l'on tomba d'accord
Qu'à
peu de gens convient le Diadème.
VI,
7 Le Mulet se vantant de sa généalogie
Le
Mulet d'un prélat se piquait de noblesse,
Et
ne parlait incessamment
Que
de sa mère la Jument,
Dont
il contait mainte prouesse :
Elle
avait fait ceci, puis avait été là.
Son
fils prétendait pour cela
Qu'on
le dût mettre dans l'Histoire.
Il
eût cru s'abaisser servant un Médecin.
Etant
devenu vieux, on le mit au moulin.
Son
père l'Ane alors lui revint en mémoire.
Quand
le malheur ne serait bon
Qu'à
mettre un sot à la raison,
Toujours
serait-ce à juste cause
Qu'on
le dit bon à quelque chose.
VI,
8 Le Vieillard et l'Ane
Un
Vieillard sur son Ane aperçut en passant
Un
Pré plein d'herbe et fleurissant.
Il
y lâche sa bête, et le Grison se rue
Au
travers de l'herbe menue,
Se
vautrant, grattant, et frottant,
Gambadant,
chantant et broutant,
Et
faisant mainte place nette.
L'ennemi
vient sur l'entrefaite :
Fuyons,
dit alors le Vieillard.
-
Pourquoi ? répondit le paillard.
Me
fera-t-on porter double bât, double charge ?
-
Non pas, dit le Vieillard, qui prit d'abord le large.
-
Et que m'importe donc, dit l'Ane, à qui je sois ?
Sauvez-vous,
et me laissez paître :
Notre
ennemi, c'est notre Maître :
Je
vous le dis en bon François.
VI,
9 Le Cerf se voyant dans l'eau
Dans
le cristal d'une fontaine
Un
Cerf se mirant autrefois
Louait
la beauté de son bois,
Et
ne pouvait qu'avecque peine
Souffrir
ses jambes de fuseaux,
Dont
il voyait l'objet se perdre dans les eaux.
Quelle
proportion de mes pieds à ma tête !
Disait-il
en voyant leur ombre avec douleur :
Des
taillis les plus hauts mon front atteint le faîte ;
Mes
pieds ne me font point d'honneur.
Tout
en parlant de la sorte,
Un
Limier le fait partir ;
Il
tâche à se garantir ;
Dans
les forêts il s'emporte.
Son
bois, dommageable ornement,
L'arrêtant
à chaque moment,
Nuit
à l'office que lui rendent
Ses
pieds, de qui ses jours dépendent.
Il
se dédit alors, et maudit les présents
Que
le Ciel lui fait tous les ans.
Nous
faisons cas du beau, nous méprisons l'utile ;
Et
le beau souvent nous détruit.
Ce
Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile ;
Il
estime un bois qui lui nuit.
VI,
10 Le Lièvre et la Tortue
Rien
ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le
Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons,
dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt
que moi ce but. - Sitôt ? Etes-vous sage ?
Repartit
l'animal léger.
Ma
commère, il vous faut purger
Avec
quatre grains d'ellébore.
-
Sage ou non, je parie encore.
Ainsi
fut fait : et de tous deux
On
mit près du but les enjeux :
Savoir
quoi, ce n'est pas l'affaire,
Ni
de quel juge l'on convint.
Notre
Lièvre n'avait que quatre pas à faire ;
J'entends
de ceux qu'il fait lorsque prêt d'être atteint
Il
s'éloigne des chiens, les renvoie aux Calendes,
Et
leur fait arpenter les landes.
Ayant,
dis-je, du temps de reste pour brouter,
Pour
dormir, et pour écouter
D'où
vient le vent, il laisse la Tortue
Aller
son train de Sénateur.
Elle
part, elle s'évertue ;
Elle
se hâte avec lenteur.
Lui
cependant méprise une telle victoire,
Tient
la gageure à peu de gloire,
Croit
qu'il y va de son honneur
De
partir tard. Il broute, il se repose,
Il
s'amuse à toute autre chose
Qu'à
la gageure. A la fin quand il vit
Que
l'autre touchait presque au bout de la carrière,
Il
partit comme un trait ; mais les élans qu'il fit
Furent
vains : la Tortue arriva la première.
Eh
bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ?
De
quoi vous sert votre vitesse ?
Moi,
l'emporter ! et que serait-ce
Si
vous portiez une maison ?
VI,
11 L'Ane et ses Maîtres
L'Ane
d'un Jardinier se plaignait au destin
De
ce qu'on le faisait lever devant l'Aurore.
Les
Coqs, lui disait-il, ont beau chanter matin ;
Je
suis plus matineux encore.
Et
pourquoi ? Pour porter des herbes au marché.
Belle
nécessité d'interrompre mon somme !
Le
sort de sa plainte touché
Lui
donne un autre Maître ; et l'Animal de somme
Passe
du Jardinier aux mains d'un Corroyeur.
La
pesanteur des peaux, et leur mauvaise odeur
Eurent
bientôt choqué l'impertinente Bête.
J'ai
regret, disait-il, à mon premier Seigneur.
Encor
quand il tournait la tête,
J'attrapais,
s'il m'en souvient bien,
Quelque
morceau de chou qui ne me coûtait rien.
Mais
ici point d'aubaine ; ou, si j'en ai quelqu'une,
C'est
de coups. Il obtint changement de fortune,
Et
sur l'état d'un Charbonnier
Il
fut couché tout le dernier.
Autre
plainte. Quoi donc ! dit le Sort en colère,
Ce
Baudet-ci m'occupe autant
Que
cent Monarques pourraient faire.
Croit-il
être le seul qui ne soit pas content ?
N'ai-je
en l'esprit que son affaire ?
Le
Sort avait raison ; tous gens sont ainsi faits :
Notre
condition jamais ne nous contente :
La
pire est toujours la présente.
Nous
fatiguons le Ciel à force de placets.
Qu'à
chacun Jupiter accorde sa requête,
Nous
lui romprons encor la tête.
VI,
12 Le Soleil et les Grenouilles
Aux
noces d'un Tyran tout le Peuple en liesse
Noyait
son souci dans les pots.
Esope
seul trouvait que les gens étaient sots
De
témoigner tant d'allégresse.
Le
Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De
songer à l'Hyménée.
Aussitôt
on ouït d'une commune voix
Se
plaindre de leur destinée
Les
Citoyennes des Etangs.
Que
ferons-nous, s'il lui vient des enfants ?
Dirent-elles
au Sort, un seul Soleil à peine
Se
peut souffrir. Une demi-douzaine
Mettra
la Mer à sec et tous ses habitants.
Adieu
joncs et marais : notre race est détruite.
Bientôt
on la verra réduite
A
l'eau du Styx. Pour un pauvre Animal,
Grenouilles,
à mon sens, ne raisonnaient pas mal.
VI,
13 Le Villageois et le Serpent
Esope
conte qu'un Manant,
Charitable
autant que peu sage,
Un
jour d'Hiver se promenant
A
l'entour de son héritage,
Aperçut
un Serpent sur la neige étendu,
Transi,
gelé, perclus, immobile rendu,
N'ayant
pas à vivre un quart d'heure.
Le
Villageois le prend, l'emporte en sa demeure,
Et
sans considérer quel sera le loyer
D'une
action de ce mérite,
Il
l'étend le long du foyer,
Le
réchauffe, le ressuscite.
L'Animal
engourdi sent à peine le chaud,
Que
l'âme lui revient avecque la colère.
Il
lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,
Puis
fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre
son bienfaiteur, son sauveur et son père.
Ingrat,
dit le Manant, voilà donc mon salaire ?
Tu
mourras. A ces mots, plein de juste courroux,
Il
vous prend sa cognée, il vous tranche la Bête,
Il
fait trois Serpents de deux coups,
Un
tronçon, la queue, et la tête.
L'insecte
sautillant cherche à se réunir,
Mais
il ne put y parvenir.
Il
est bon d'être charitable ;
Mais
envers qui ? c'est là le point.
Quant
aux ingrats, il n'en est point
Qui
ne meure enfin misérable.
VI,
14 Le Lion malade et le Renard
De
par le Roi des Animaux,
Qui
dans son antre était malade,
Fut
fait savoir à ses vassaux
Que
chaque espèce en ambassade
Envoyât
gens le visiter,
Sous
promesse de bien traiter
Les
Députés, eux et leur suite,
Foi
de Lion très bien écrite.
Bon
passe-port contre la dent ;
Contre
la griffe tout autant.
L'Edit
du Prince s'exécute.
De
chaque espèce on lui députe.
Les
Renards gardant la maison,
Un
d'eux en dit cette raison :
Les
pas empreints sur la poussière
Par
ceux qui s'en vont faire au malade leur cour,
Tous,
sans exception, regardent sa tanière ;
Pas
un ne marque de retour.
Cela
nous met en méfiance.
Que
Sa Majesté nous dispense.
Grand
merci de son passe-port.
Je
le crois bon ; mais dans cet antre
Je
vois fort bien comme l'on entre,
Et
ne vois pas comme on en sort.
VI,
15 L'oiseleur, l'Autour, et l'Alouette
Les
injustices des pervers
Servent
souvent d'excuse aux nôtres.
Telle
est la loi de l'Univers :
Si
tu veux qu'on t'épargne, épargne aussi les autres.
Un
Manant au miroir prenait des Oisillons.
Le
fantôme brillant attire une Alouette.
Aussitôt
un Autour planant sur les sillons
Descend
des airs, fond, et se jette
Sur
celle qui chantait, quoique près du tombeau.
Elle
avait évité la perfide machine,
Lorsque,
se rencontrant sous la main de l'oiseau,
Elle
sent son ongle maline.
Pendant
qu'à la plumer l'Autour est occupé,
Lui-même
sous les rets demeure enveloppé.
Oiseleur,
laisse-moi, dit-il en son langage ;
Je
ne t'ai jamais fait de mal.
L'oiseleur
repartit : Ce petit animal
T'en
avait-il fait davantage ?
VI,
16 Le Cheval et l'Ane
En
ce monde il se faut l'un l'autre secourir.
Si
ton voisin vient à mourir,
C'est
sur toi que le fardeau tombe.
Un
Ane accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci
ne portant que son simple harnois,
Et
le pauvre Baudet si chargé qu'il succombe.
Il
pria le Cheval de l'aider quelque peu :
Autrement
il mourrait devant qu'être à la ville.
La
prière, dit-il, n'en est pas incivile :
Moitié
de ce fardeau ne vous sera que jeu.
Le
Cheval refusa, fit une pétarade :
Tant
qu'il vit sous le faix mourir son camarade,
Et
reconnut qu'il avait tort.
Du
Baudet, en cette aventure,
On
lui fit porter la voiture,
Et
la peau par-dessus encor.
VI,
17 Le Chien qui lâche sa proie pour l'ombre
Chacun
se trompe ici-bas.
On
voit courir après l'ombre
Tant
de fous, qu'on n'en sait pas
La
plupart du temps le nombre.
Au
Chien dont parle Esope il faut les renvoyer.
Ce
Chien, voyant sa proie en l'eau représentée,
La
quitta pour l'image, et pensa se noyer ;
La
rivière devint tout d'un coup agitée.
A
toute peine il regagna les bords,
Et
n'eut ni l'ombre ni le corps.
VI,
18 Le Chartier embourbé
Le
Phaéton d'une voiture à foin
Vit
son char embourbé. Le pauvre homme était loin
De
tout humain secours. C'était à la campagne
Près
d'un certain canton de la basse Bretagne
Appelé
Quimpercorentin.
On
sait assez que le destin
Adresse
là les gens quand il veut qu'on enrage.
Dieu
nous préserve du voyage !
Pour
venir au Chartier embourbé dans ces lieux,
Le
voilà qui déteste et jure de son mieux.
Pestant
en sa fureur extrême
Tantôt
contre les trous, puis contre ses chevaux,
Contre
son char, contre lui-même.
Il
invoque à la fin le Dieu dont les travaux
Sont
si célèbres dans le monde :
Hercule,
lui dit-il, aide-moi ; si ton dos
A
porté la machine ronde,
Ton
bras peut me tirer d'ici.
Sa
prière étant faite, il entend dans la nue
Une
voix qui lui parle ainsi :
Hercule
veut qu'on se remue,
Puis
il aide les gens. Regarde d'où provient
L'achoppement
qui te retient.
Ote
d'autour de chaque roue
Ce
malheureux mortier, cette maudite boue
Qui
jusqu'à l'essieu les enduit.
Prends
ton pic et me romps ce caillou qui te nuit.
Comble-moi
cette ornière. As-tu fait ? - Oui, dit l'homme.
-
Or bien je vas t'aider, dit la voix : prends ton fouet.
-
Je l'ai pris. Qu'est ceci ? mon char marche à souhait.
Hercule
en soit loué. Lors la voix : Tu vois comme
Tes
chevaux aisément se sont tirés de là.
Aide-toi,
le Ciel t'aidera.
VI,
19 Le Charlatan
Le
monde n'a jamais manqué de Charlatans.
Cette
science de tout temps
Fut
en Professeurs très fertile.
Tantôt
l'un en Théâtre affronte l'Achéron,
Et
l'autre affiche par la Ville
Qu'il
est un Passe-Cicéron.
Un
des derniers se vantait d'être
En
Eloquence si grand Maître,
Qu'il
rendrait disert un badaud,
Un
manant, un rustre, un lourdaud ;
Oui,
Messieurs, un lourdaud ; un Animal, un Ane :
Que
l'on amène un Ane, un Ane renforcé,
Je
le rendrai Maître passé ;
Et
veux qu'il porte la soutane.
Le
prince sut la chose ; il manda le Rhéteur.
J'ai,
dit-il, dans mon écurie
Un
fort beau Roussin d'Arcadie :
J'en
voudrais faire un Orateur.
-
Sire, vous pouvez tout, reprit d'abord notre homme.
On
lui donna certaine somme.
Il
devait au bout de dix ans
Mettre
son Ane sur les bancs ;
Sinon,
il consentait d'être en place publique
Guindé
la hart au col, étranglé court et net,
Ayant
au dos sa Rhétorique,
Et
les oreilles d'un Baudet.
Quelqu'un
des Courtisans lui dit qu'à la potence
Il
voulait l'aller voir, et que, pour un pendu,
Il
aurait bonne grâce et beaucoup de prestance ;
Surtout
qu'il se souvînt de faire à l'assistance
Un
discours où son art fût au long étendu,
Un
discours pathétique, et dont le formulaire
Servît
à certains Cicérons
Vulgairement
nommés larrons.
L'autre
reprit : Avant l'affaire,
Le
Roi, l'Ane, ou moi, nous mourrons.
Il
avait raison. C'est folie
De
compter sur dix ans de vie.
Soyons
bien buvants, bien mangeants,
Nous
devons à la mort de trois l'un en dix ans.
VI,
20 La Discorde
La
Déesse Discorde ayant brouillé les Dieux,
Et
fait un grand procès là-haut pour une pomme,
On
la fit déloger des Cieux.
Chez
l'Animal qu'on appelle Homme
On
la reçut à bras ouverts,
Elle
et Que-si-que-non, son frère,
Avecque
Tien-et-mien son père.
Elle
nous fit l'honneur en ce bas Univers
De
préférer notre Hémisphère
A
celui des mortels qui nous sont opposés ;
Gens
grossiers, peu civilisés,
Et
qui, se mariant sans Prêtre et sans Notaire,
De
la Discorde n'ont que faire.
Pour
la faire trouver aux lieux où le besoin
Demandait
qu'elle fût présente,
La
Renommée avait le soin
De
l'avertir ; et l'autre diligente
Courait
vite aux débats et prévenait la Paix,
Faisait
d'une étincelle un feu long à s'éteindre.
La
Renommée enfin commença de se plaindre
Que
l'on ne lui trouvait jamais
De
demeure fixe et certaine.
Bien
souvent l'on perdait à la chercher sa peine.
Il
fallait donc qu'elle eût un séjour affecté,
Un
séjour d'où l'on pût en toutes les familles
L'envoyer
à jour arrêté.
Comme
il n'était alors aucun Couvent de Filles,
On
y trouva difficulté.
L'Auberge
enfin de l'Hyménée
Lui
fut pour maison assignée.
VI,
21 La Jeune Veuve
La
perte d'un époux ne va point sans soupirs.
On
fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur
les ailes du Temps la tristesse s'envole ;
Le
Temps ramène les plaisirs.
Entre
la Veuve d'une année
Et
la veuve d'une journée
La
différence est grande : on ne croirait jamais
Que
ce fût la même personne.
L'une
fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits.
Aux
soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;
C'est
toujours même note et pareil entretien :
On
dit qu'on est inconsolable ;
On
le dit, mais il n'en est rien,
Comme
on verra par cette Fable,
Ou
plutôt par la vérité.
L'Epoux
d'une jeune beauté
Partait
pour l'autre monde. A ses côtés sa femme
Lui
criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi
bien que la tienne, est prête à s'envoler.
Le
Mari fait seul le voyage.
La
Belle avait un père, homme prudent et sage :
Il
laissa le torrent couler.
A
la fin, pour la consoler,
Ma
fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a
besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu'il
est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je
ne dis pas que tout à l'heure
Une
condition meilleure
Change
en des noces ces transports ;
Mais,
après certain temps, souffrez qu'on vous propose
Un
époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que
le défunt.- Ah ! dit-elle aussitôt,
Un
Cloître est l'époux qu'il me faut.
Le
père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un
mois de la sorte se passe.
L'autre
mois on l'emploie à changer tous les jours
Quelque
chose à l'habit, au linge, à la coiffure.
Le
deuil enfin sert de parure,
En
attendant d'autres atours.
Toute
la bande des Amours
Revient
au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont
aussi leur tour à la fin.
On
se plonge soir et matin
Dans
la fontaine de Jouvence.
Le
Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais
comme il ne parlait de rien à notre Belle :
Où
donc est le jeune mari
Que
vous m'avez promis ? dit-elle.
VI,
Epilogue
Bornons
ici cette carrière.
Les
longs Ouvrages me font peur.
Loin
d'épuiser une matière,
On
n'en doit prendre que la fleur.
Il
s'en va temps que je reprenne
Un
peu de forces et d'haleine
Pour
fournir à d'autres projets.
Amour,
ce tyran de ma vie,
Veut
que je change de sujets :
Il
faut contenter son envie.
Retournons
à Psyché : Damon, vous m'exhortez
A
peindre ses malheurs et ses félicités :
J'y
consens : peut-être ma veine
En
sa faveur s'échauffera.
Heureux
si ce travail est la dernière peine
Que
son époux me causera !
VII,
Avertissement
Voici
un second recueil de Fables que je présente au public ; j'ai jugé à propos de
donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que
j'ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets, que pour
remplir de plus de variété mon Ouvrage. Les traits familiers que j'ai semés avec
assez d'abondance dans les deux autres Parties convenaient bien mieux aux
inventions d'Esope qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement pour ne pas
tomber en des répétitions : car le nombre de ces traits n'est pas infini. Il a
donc fallu que j'aie cherché d'autres enrichissements, et étendu davantage les
circonstances de ces récits, qui d'ailleurs me semblaient le demander de la
sorte. Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même ;
ainsi je ne tiens pas qu'il soit nécessaire d'en étaler ici les raisons : non
plus que dire où j'ai puisé ces derniers sujets. Seulement je dirai par
reconnaissance que j'en dois la plus grande partie à Pilpay sage Indien. Son
livre a été traduit en toutes les Langues. Les gens du pays le croient fort
ancien, et original à l'égard d'Esope, si ce n'est Esope lui-même sous le nom du
sage Locman. Quelques autres m'ont fourni des sujets assez heureux. Enfin j'ai
tâché de mettre en ces deux dernières Parties toute la diversité dont j'étais
capable. Il s'est glissé quelques fautes dans l'impression ; j'en ai fait faire
un Errata ; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on
veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet Ouvrage, il faut que chacun
fasse corriger ces fautes à la main dans son Exemplaire, ainsi qu'elles sont
marquées par chaque Errata, aussi bien pour les deux premières Parties, que pour
les dernières.
VII,
A Madame de Montespan
L'apologue
est un don qui vient des immortels ;
Ou
si c'est un présent des hommes,
Quiconque
nous l'a fait mérite des Autels.
Nous
devons, tous tant que nous sommes,
Eriger
en divinité
Le
Sage par qui fut ce bel art inventé.
C'est
proprement un charme : il rend l'âme attentive,
Ou
plutôt il la tient captive,
Nous
attachant à des récits
Qui
mènent à son gré les coeurs et les esprits.
O
vous qui l'imitez, Olympe, si ma Muse
A
quelquefois pris place à la table des Dieux,
Sur
ses dons aujourd'hui daignez porter les yeux,
Favorisez
les jeux où mon esprit s'amuse.
Le
temps qui détruit tout, respectant votre appui
Me
laissera franchir les ans dans cet ouvrage :
Tout
Auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit
s'acquérir votre suffrage.
C'est
de vous que mes vers attendent tout leur prix :
Il
n'est beauté dans nos écrits
Dont
vous ne connaissez jusques aux moindres traces ;
Eh
qui connaît que vous les beautés et les grâces ?
Paroles
et regards, tout est charme dans vous.
Ma
Muse en un sujet si doux
Voudrait
s'étendre davantage ;
Mais
il faut réserver à d'autres cet emploi,
Et
d'un plus grand maître que moi
Votre
louange est le partage.
Olympe,
c'est assez qu'à mon dernier ouvrage
Votre
nom serve un jour de rempart et d'abri :
Protégez
désormais le livre favori
Par
qui j'ose espérer une seconde vie.
Sous
vos seuls auspices ces vers
Seront
jugés malgré l'envie,
Dignes
des yeux de l'Univers.
Je
ne mérite pas une faveur si grande ;
La
Fable en son nom la demande :
Vous
savez quel crédit ce mensonge a sur nous ;
S'il
procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je
croirai lui devoir un temple pour salaire ;
Mais
je ne veux bâtir des temples que pour vous.
VII,
1 Les Animaux malades de la peste
Un
mal qui répand la terreur,
Mal
que le Ciel en sa fureur
Inventa
pour punir les crimes de la terre,
La
Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable
d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait
aux animaux la guerre.
Ils
ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On
n'en voyait point d'occupés
A
chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul
mets n'excitait leur envie ;
Ni
Loups ni Renards n'épiaient
La
douce et l'innocente proie.
Les
Tourterelles se fuyaient :
Plus
d'amour, partant plus de joie.
Le
Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je
crois que le Ciel a permis
Pour
nos péchés cette infortune ;
Que
le plus coupable de nous
Se
sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être
il obtiendra la guérison commune.
L'histoire
nous apprend qu'en de tels accidents
On
fait de pareils dévouements :
Ne
nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état
de notre conscience.
Pour
moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai
dévoré force moutons.
Que
m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même
il m'est arrivé quelquefois de manger
Le
Berger.
Je
me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il
est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car
on doit souhaiter selon toute justice
Que
le plus coupable périsse.
-
Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos
scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et
bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce
un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En
les croquant beaucoup d'honneur.
Et
quant au Berger l'on peut dire
Qu'il
était digne de tous maux,
Etant
de ces gens-là qui sur les animaux
Se
font un chimérique empire.
Ainsi
dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On
n'osa trop approfondir
Du
Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les
moins pardonnables offenses.
Tous
les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au
dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane
vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en
un pré de Moines passant,
La
faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque
diable aussi me poussant,
Je
tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je
n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A
ces mots on cria haro sur le baudet.
Un
Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il
fallait dévouer ce maudit animal,
Ce
pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa
peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger
l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien
que la mort n'était capable
D'expier
son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon
que vous serez puissant ou misérable,
Les
jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
VII,
2 Le Mal Marié
Que
le bon soit toujours camarade du beau,
Dès
demain je chercherai femme ;
Mais
comme le divorce entre eux n'est pas nouveau,
Et
que peu de beaux corps, hôtes d'une belle âme,
Assemblent
l'un et l'autre point,
Ne
trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J'ai
vu beaucoup d'Hymens, aucuns d'eux ne me tentent :
Cependant
des humains presque les quatre parts
S'exposent
hardiment au plus grand des hasards ;
Les
quatre parts aussi des humains se repentent.
J'en
vais alléguer un qui, s'étant repenti,
Ne
put trouver d'autre parti,
Que
de renvoyer son épouse,
Querelleuse,
avare, et jalouse.
Rien
ne la contentait, rien n'était comme il faut,
On
se levait trop tard, on se couchait trop tôt,
Puis
du blanc, puis du noir, puis encore autre chose ;
Les
valets enrageaient, l'époux était à bout :
Monsieur
ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
Monsieur
court, Monsieur se repose.
Elle
en dit tant, que Monsieur à la fin
Lassé
d'entendre un tel lutin,
Vous
la renvoie à la campagne
Chez
ses parents. La voilà donc compagne
De
certaines Philis qui gardent les dindons
Avec
les gardeurs de cochons.
Au
bout de quelque temps, qu'on la crut adoucie,
Le
mari la reprend. Eh bien ! qu'avez-vous fait ?
Comment
passiez-vous votre vie ?
L'innocence
des champs est-elle votre fait ?
-
Assez, dit-elle ; mais ma peine
Etait
de voir les gens plus paresseux qu'ici ;
Ils
n'ont des troupeaux nul souci.
Je
leur savais bien dire, et m'attirais la haine
De
tous ces gens si peu soigneux.
-
Eh, Madame, reprit son époux tout à l'heure,
Si
votre esprit est si hargneux
Que
le monde qui ne demeure
Qu'un
moment avec vous, et ne revient qu'au soir,
Est
déjà lassé de vous voir,
Que
feront des valets qui toute la journée
Vous
verront contre eux déchaînée ?
Et
que pourra faire un époux
Que
vous voulez qui soit jour et nuit avec vous ?
Retournez
au village : adieu. Si de ma vie
Je
vous rappelle et qu'il m'en prenne envie,
Puissé-je
chez les morts avoir pour mes péchés
Deux
femmes comme vous sans cesse à mes côtés.
VII,
3 Le Rat qui s'est retiré du monde
Les
Levantins en leur légende
Disent
qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,
Dans
un fromage de Hollande
Se
retira loin du tracas.
La
solitude était profonde,
S'étendant
partout à la ronde.
Notre
ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il
fit tant de pieds et de dents
Qu'en
peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le
vivre et le couvert : que faut-il davantage ?
Il
devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
A
ceux qui font voeu d'être siens.
Un
jour, au dévot personnage
Des
députés du peuple Rat
S'en
vinrent demander quelque aumône légère :
Ils
allaient en terre étrangère
Chercher
quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis
était bloquée :
On
les avait contraints de partir sans argent,
Attendu
l'état indigent
De
la République attaquée.
Ils
demandaient fort peu, certains que le secours
Serait
prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes
amis, dit le Solitaire,
Les
choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En
quoi peut un pauvre Reclus
Vous
assister ? que peut-il faire,
Que
de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère
qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant
parlé de cette sorte.
Le
nouveau Saint ferma sa porte.
Qui
désignai-je, à votre avis,
Par
ce Rat si peu secourable ?
Un
Moine ? Non, mais un Dervis :
Je
suppose qu'un Moine est toujours charitable.
VII,
4 Le Héron, la Fille
Un
jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le
Héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il
côtoyait une rivière.
L'onde
était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours ;
Ma
commère la carpe y faisait mille tours
Avec
le brochet son compère.
Le
Héron en eût fait aisément son profit :
Tous
approchaient du bord, l'oiseau n'avait qu'à prendre ;
Mais
il crut mieux faire d'attendre
Qu'il
eût un peu plus d'appétit.
Il
vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après
quelques moments l'appétit vint : l'oiseau
S'approchant
du bord vit sur l'eau
Des
Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le
mets ne lui plut pas ; il s'attendait à mieux
Et
montrait un goût dédaigneux
Comme
le rat du bon Horace.
Moi
des Tanches ? dit-il, moi Héron que je fasse
Une
si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ?
La
Tanche rebutée il trouva du goujon.
Du
goujon ! c'est bien là le dîner d'un Héron !
J'ouvrirais
pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise !
Il
l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il
ne vit plus aucun poisson.
La
faim le prit, il fut tout heureux et tout aise
De
rencontrer un limaçon.
Ne
soyons pas si difficiles :
Les
plus accommodants ce sont les plus habiles :
On
hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous
de rien dédaigner ;
Surtout
quand vous avez à peu près votre compte.
Bien
des gens y sont pris ; ce n'est pas aux Hérons
Que
je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous
verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons.
Certaine
fille un peu trop fière
Prétendait
trouver un mari
Jeune,
bien fait et beau, d'agréable manière.
Point
froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette
fille voulait aussi
Qu'il
eût du bien, de la naissance,
De
l'esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le
destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il
vint des partis d'importance.
La
belle les trouva trop chétifs de moitié.
Quoi
moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense.
A
moi les proposer ! hélas ils font pitié.
Voyez
un peu la belle espèce !
L'un
n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre
avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était
ceci, c'était cela,
C'était
tout ; car les précieuses
Font
dessus tous les dédaigneuses.
Après
les bons partis, les médiocres gens
Vinrent
se mettre sur les rangs.
Elle
de se moquer. Ah vraiment je suis bonne
De
leur ouvrir la porte : Ils pensent que je suis
Fort
en peine de ma personne.
Grâce
à Dieu, je passe les nuits
Sans
chagrin, quoique en solitude.
La
belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge
la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un
an se passe et deux avec inquiétude.
Le
chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger
quelques Ris, quelques jeux, puis l'amour ;
Puis
ses traits choquer et déplaire ;
Puis
cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle
échappât au temps cet insigne larron :
Les
ruines d'une maison
Se
peuvent réparer ; que n'est cet avantage
Pour
les ruines du visage !
Sa
préciosité changea lors de langage.
Son
miroir lui disait : Prenez vite un mari.
Je
ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le
désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci
fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se
trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De
rencontrer un malotru.
VII,
5 Les Souhaits
Il
est au Mogol des follets
Qui
font office de valets,
Tiennent
la maison propre, ont soin de l'équipage,
Et
quelquefois du jardinage.
Si
vous touchez à leur ouvrage,
Vous
gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois
Cultivait
le jardin d'un assez bon Bourgeois.
Il
travaillait sans bruit, avait beaucoup d'adresse,
Aimait
le maître et la maîtresse,
Et
le jardin surtout. Dieu sait si les zéphirs
Peuple
ami du Démon l'assistaient dans sa tâche !
Le
follet de sa part travaillant sans relâche
Comblait
ses hôtes de plaisirs.
Pour
plus de marques de son zèle,
Chez
ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant
la légèreté
A
ses pareils si naturelle ;
Mais
ses confrères les esprits
Firent
tant que le chef de cette république,
Par
caprice ou par politique,
Le
changea bientôt de logis.
Ordre
lui vient d'aller au fond de la Norvège
Prendre
le soin d'une maison
En
tout temps couverte de neige ;
Et
d'Indou qu'il était on vous le fait lapon.
Avant
que de partir l'esprit dit à ses hôtes :
On
m'oblige de vous quitter :
Je
ne sais pas pour quelles fautes ;
Mais
enfin il le faut, je ne puis arrêter
Qu'un
temps fort court, un mois, peut-être une semaine,
Employez-la
; formez trois souhaits, car je puis
Rendre
trois souhaits accomplis,
Trois
sans plus. Souhaiter, ce n'est pas une peine
Etrange
et nouvelle aux humains.
Ceux-ci
pour premier voeu demandent l'abondance ;
Et
l'abondance, à pleines mains,
Verse
en leurs coffres la finance,
En
leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins ;
Tout
en crève. Comment ranger cette chevance ?
Quels
registres, quels soins, quel temps il leur fallut !
Tous
deux sont empêchés si jamais on le fut.
Les
voleurs contre eux complotèrent ;
Les
grands Seigneurs leur empruntèrent ;
Le
Prince les taxa ! Voilà les pauvres gens
Malheureux
par trop de fortune.
Otez-nous
de ces biens l'affluence importune,
Dirent-ils
l'un et l'autre ; heureux les indigents !
La
pauvreté vaut mieux qu'une telle richesse.
Retirez-vous,
trésors, fuyez ; et toi Déesse,
Mère
du bon esprit, compagne du repos,
O
médiocrité, reviens vite. A ces mots
La
médiocrité revient ; on lui fait place,
Avec
elle ils rentrent en grâce,
Au
bout de deux souhaits étant aussi chanceux
Qu'ils
étaient, et que sont tous ceux
Qui
souhaitent toujours et perdent en chimères
Le
temps qu'ils feraient mieux de mettre à leurs affaires.
Le
follet en rit avec eux.
Pour
profiter de sa largesse,
Quand
il voulut partir et qu'il fut sur le point,
Ils
demandèrent la sagesse :
C'est
un trésor qui n'embarrasse point.
VII,
6 La Cour du Lion
Sa
Majesté Lionne un jour voulut connaître
De
quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
Il
manda donc par députés
Ses
vassaux de toute nature,
Envoyant
de tous les côtés
Une
circulaire écriture,
Avec
son sceau. L'écrit portait
Qu'un
mois durant le Roi tiendrait
Cour
plénière, dont l'ouverture
Devait
être un fort grand festin,
Suivi
des tours de Fagotin.
Par
ce trait de magnificence
Le
Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En
son Louvre il les invita.
Quel
Louvre ! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord
au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il
se fût bien passé de faire cette mine,
Sa
grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya
chez Pluton faire le dégoûté.
Le
Singe approuva fort cette sévérité,
Et
flatteur excessif il loua la colère
Et
la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur :
Il
n'était ambre, il n'était fleur,
Qui
ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut
un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce
Monseigneur du Lion-là
Fut
parent de Caligula.
Le
Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,
Que
sens-tu ? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre
aussitôt de s'excuser,
Alléguant
un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans
odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci
vous sert d'enseignement :
Ne
soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni
fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et
tâchez quelquefois de répondre en Normand.
VII,
7 Les Vautours et les Pigeons
Mars
autrefois mit tout l'air en émute.
Certain
sujet fit naître la dispute
Chez
les oiseaux ; non ceux que le Printemps
Mène
à sa Cour, et qui, sous la feuillée,
Par
leur exemple et leurs sons éclatants
Font
que Vénus est en nous réveillée ;
Ni
ceux encor que la Mère d'Amour
Met
à son char : mais le peuple Vautour,
Au
bec retors, à la tranchante serre,
Pour
un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il
plut du sang ; je n'exagère point.
Si
je voulais conter de point en point
Tout
le détail, je manquerais d'haleine.
Maint
chef périt, maint héros expira ;
Et
sur son roc Prométhée espéra
De
voir bientôt une fin à sa peine.
C'était
plaisir d'observer leurs efforts ;
C'était
pitié de voir tomber les morts.
Valeur,
adresse, et ruses, et surprises,
Tout
s'employa. Les deux troupes éprises
D'ardent
courroux n'épargnaient nuls moyens
De
peupler l'air que respirent les ombres :
Tout
élément remplit de citoyens
Le
vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.
Cette
fureur mit la compassion
Dans
les esprits d'une autre nation
Au
col changeant, au coeur tendre et fidèle.
Elle
employa sa médiation
Pour
accorder une telle querelle ;
Ambassadeurs
par le peuple pigeon
Furent
choisis, et si bien travaillèrent,
Que
les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils
firent trêve, et la paix s'ensuivit :
Hélas
! ce fut aux dépens de la race
A
qui la leur aurait dû rendre grâce.
La
gent maudite aussitôt poursuivit
Tous
les pigeons, en fit ample carnage,
En
dépeupla les bourgades, les champs.
Peu
de prudence eurent les pauvres gens,
D'accommoder
un peuple si sauvage.
Tenez
toujours divisés les méchants ;
La
sûreté du reste de la terre
Dépend
de là : Semez entre eux la guerre,
Ou
vous n'aurez avec eux nulle paix.
Ceci
soit dit en passant ; je me tais.
VII,
8 Le Coche et la Mouche
Dans
un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et
de tous les côtés au Soleil exposé,
Six
forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes,
Moine, vieillards, tout était descendu.
L'attelage
suait, soufflait, était rendu.
Une
Mouche survient, et des chevaux s'approche ;
Prétend
les animer par son bourdonnement ;
Pique
l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle
fait aller la machine,
S'assied
sur le timon, sur le nez du Cocher ;
Aussitôt
que le char chemine,
Et
qu'elle voit les gens marcher,
Elle
s'en attribue uniquement la gloire ;
Va,
vient, fait l'empressée ; il semble que ce soit
Un
Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire
avancer ses gens, et hâter la victoire.
La
Mouche en ce commun besoin
Se
plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin ;
Qu'aucun
n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le
Moine disait son Bréviaire ;
Il
prenait bien son temps ! une femme chantait ;
C'était
bien de chansons qu'alors il s'agissait !
Dame
Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et
fait cent sottises pareilles.
Après
bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons
maintenant, dit la Mouche aussitôt :
J'ai
tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Ca,
Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi
certaines gens, faisant les empressés,
S'introduisent
dans les affaires :
Ils
font partout les nécessaires,
Et,
partout importuns, devraient être chassés.
VII,
9 La Laitière et le Pot au lait
Perrette
sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien
posé sur un coussinet,
Prétendait
arriver sans encombre à la ville.
Légère
et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant
mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon
simple, et souliers plats.
Notre
laitière ainsi troussée
Comptait
déjà dans sa pensée
Tout
le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait
un cent d'oeufs, faisait triple couvée ;
La
chose allait à bien par son soin diligent.
Il
m'est, disait-elle, facile,
D'élever
des poulets autour de ma maison :
Le
Renard sera bien habile,
S'il
ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le
porc à s'engraisser coûtera peu de son ;
Il
était quand je l'eus de grosseur raisonnable :
J'aurai
le revendant de l'argent bel et bon.
Et
qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu
le prix dont il est, une vache et son veau,
Que
je verrai sauter au milieu du troupeau ?
Perrette
là-dessus saute aussi, transportée.
Le
lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La
dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
Sa
fortune ainsi répandue,
Va
s'excuser à son mari
En
grand danger d'être battue.
Le
récit en farce en fut fait ;
On
l'appela le Pot au lait.
Quel
esprit ne bat la campagne ?
Qui
ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole,
Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant
les sages que les fous ?
Chacun
songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une
flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout
le bien du monde est à nous,
Tous
les honneurs, toutes les femmes.
Quand
je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je
m'écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On
m'élit roi, mon peuple m'aime ;
Les
diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque
accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je
suis gros Jean comme devant.
VII,
10 Le Curé et le Mort
Un
mort s'en allait tristement
S'emparer
de son dernier gîte ;
Un
Curé s'en allait gaiement
Enterrer
ce mort au plus vite.
Notre
défunt était en carrosse porté,
Bien
et dûment empaqueté,
Et
vêtu d'une robe, hélas ! qu'on nomme bière,
Robe
d'hiver, robe d'été,
Que
les morts ne dépouillent guère.
Le
Pasteur était à côté,
Et
récitait à l'ordinaire
Maintes
dévotes oraisons,
Et
des psaumes et des leçons,
Et
des versets et des répons :
Monsieur
le Mort, laissez-nous faire,
On
vous en donnera de toutes les façons ;
Il
ne s'agit que du salaire.
Messire
Jean Chouart couvait des yeux son mort,
Comme
si l'on eût dû lui ravir ce trésor,
Et
des regards semblait lui dire :
Monsieur
le Mort, j'aurai de vous
Tant
en argent, et tant en cire,
Et
tant en autres menus coûts.
Il
fondait là-dessus l'achat d'une feuillette
Du
meilleur vin des environs ;
Certaine
nièce assez propette
Et
sa chambrière Pâquette
Devaient
voir des cotillons.
Sur
cette agréable pensée
Un
heurt survient, adieu le char.
Voilà
Messire Jean Chouart
Qui
du choc de son mort a la tête cassée :
Le
Paroissien en plomb entraîne son Pasteur ;
Notre
Curé suit son Seigneur ;
Tous
deux s'en vont de compagnie.
Proprement
toute notre vie ;
Est
le curé Chouart, qui sur son mort comptait,
Et
la fable du Pot au lait.
VII,
11 L'Homme qui court après la Fortune et l'Homme qui l'attend dans son
lit
Qui
ne court après la Fortune ?
Je
voudrais être en lieu d'où je pusse aisément
Contempler
la foule importune
De
ceux qui cherchent vainement
Cette
fille du sort de Royaume en Royaume,
Fidèles
courtisans d'un volage fantôme.
Quand
ils sont près du bon moment,
L'inconstante
aussitôt à leurs désirs échappe :
Pauvres
gens, je les plains, car on a pour les fous
Plus
de pitié que de courroux.
Cet
homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et
le voilà devenu pape :
Ne
le valons-nous pas ? - Vous valez cent fois mieux ;
Mais
que vous sert votre mérite ?
La
Fortune a-t-elle des yeux ?
Et
puis la papauté vaut-elle ce qu'on quitte,
Le
repos, le repos, trésor si précieux
Qu'on
en faisait jadis le partage des Dieux ?
Rarement
la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne
cherchez point cette Déesse,
Elle
vous cherchera ; son sexe en use ainsi.
Certain
couple d'amis en un bourg établi,
Possédait
quelque bien : l'un soupirait sans cesse
Pour
la Fortune ; il dit à l'autre un jour :
Si
nous quittions notre séjour ?
Vous
savez que nul n'est prophète
En
son pays : cherchons notre aventure ailleurs.
-
Cherchez, dit l'autre ami, pour moi je ne souhaite
Ni
climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous
; suivez votre humeur inquiète ;
Vous
reviendrez bientôt. Je fais voeu cependant
De
dormir en vous attendant.
L'ambitieux,
ou, si l'on veut, l'avare,
S'en
va par voie et par chemin.
Il
arriva le lendemain
En
un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter
sur tout autre ; et ce lieu c'est la cour.
Là
donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se
trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que
l'on sait être les meilleures ;
Bref,
se trouvant à tout, et n'arrivant à rien.
Qu'est
ceci ? ce dit-il, cherchons ailleurs du bien.
La
Fortune pourtant habite ces demeures.
Je
la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez
celui-là ; d'où vient qu'aussi
Je
ne puis héberger cette capricieuse ?
On
me l'avait bien dit, que des gens de ce lieu
L'on
n'aime pas toujours l'humeur ambitieuse.
Adieu
Messieurs de cour ; Messieurs de cour adieu :
Suivez
jusques au bout une ombre qui vous flatte.
La
Fortune a, dit-on, des temples à Surate ;
Allons
là. Ce fut un de dire et s'embarquer.
Ames
de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé
de diamant, qui tenta cette route,
Et
le premier osa l'abîme défier.
Celui-ci
pendant son voyage
Tourna
les yeux vers son village
Plus
d'une fois, essuyant les dangers
Des
pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres
de la mort. Avec beaucoup de peines
On
s'en va la chercher en des rives lointaines,
La
trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L'homme
arrive au Mogol ; on lui dit qu'au Japon
La
Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il
y court ; les mers étaient lasses
De
le porter ; et tout le fruit
Qu'il
tira de ses longs voyages,
Ce
fut cette leçon que donnent les sauvages :
Demeure
en ton pays, par la nature instruit.
Le
Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que
le Mogol l'avait été ;
Ce
qui lui fit conclure en somme,
Qu'il
avait à grand tort son village quitté.
Il
renonce aux courses ingrates,
Revient
en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure
de joie, et dit : Heureux, qui vit chez soi ;
De
régler ses désirs faisant tout son emploi.
Il
ne sait que par ouïr dire
Ce
que c'est que la cour, la mer, et ton empire,
Fortune,
qui nous fais passer devant les yeux
Des
dignités, des biens, que jusqu'au bout du monde
On
suit, sans que l'effet aux promesses réponde.
Désormais
je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En
raisonnant de cette sorte,
Et
contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il
la trouve assise à la porte
De
son ami plongé dans un profond sommeil.
VII,
12 Les deux Coqs
Deux
Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
Et
voilà la guerre allumée.
Amour,
tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint
Cette
querelle envenimée,
Où
du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.
Longtemps
entre nos Coqs le combat se maintint :
Le
bruit s'en répandit par tout le voisinage.
La
gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus
d'une Hélène au beau plumage
Fut
le prix du vainqueur ; le vaincu disparut.
Il
alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura
sa gloire et ses amours,
Ses
amours qu'un rival tout fier de sa défaite
Possédait
à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet
objet rallumer sa haine et son courage.
Il
aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,
Et
s'exerçant contre les vents
S'armait
d'une jalouse rage.
Il
n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S'alla
percher, et chanter sa victoire.
Un
Vautour entendit sa voix :
Adieu
les amours et la gloire.
Tout
cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.
Enfin
par un fatal retour
Son
rival autour de la Poule
S'en
revint faire le coquet :
Je
laisse à penser quel caquet,
Car
il eut des femmes en foule.
La
Fortune se plaît à faire de ces coups ;
Tout
vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous
du sort, et prenons garde à nous
Après
le gain d'une bataille.
VII,
13 L'Ingratitude et l'Injustice des hommes envers la
fortune
Un
trafiquant sur mer par bonheur s'enrichit.
Il
triompha des vents pendant plus d'un voyage,
Gouffre,
banc, ni rocher, n'exigea de péage
D'aucun
de ses ballots ; le sort l'en affranchit.
Sur
tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent
leur droit tandis que la Fortune
Prenait
soin d'amener son marchand à bon port.
Facteurs,
associés, chacun lui fit fidèle.
Il
vendit son tabac, son sucre, sa canèle.
Ce
qu'il voulut, sa porcelaine encor :
Le
luxe et la folie enflèrent son trésor ;
Bref
il plut dans son escarcelle.
On
ne parlait chez lui que par doubles ducats.
Et
mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses.
Ses
jours de jeûne étaient des noces.
Un
sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui
dit : Et d'où vient donc un si bon ordinaire ?
-
Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire ?
Je
n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent
De
risquer à propos, et bien placer l'argent.
Le
profit lui semblant une fort douce chose,
Il
risqua de nouveau le gain qu'il avait fait :
Mais
rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son
imprudence en fut la cause.
Un
vaisseau mal frété périt au premier vent.
Un
autre mal pourvu des armes nécessaires
Fut
enlevé par les Corsaires.
Un
troisième au port arrivant,
Rien
n'eut cours ni débit. Le luxe et la folie
N'étaient
plus tels qu'auparavant.
Enfin
ses facteurs le trompant,
Et
lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis
beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
Il
devint pauvre tout d'un coup.
Son
ami le voyant en mauvais équipage,
Lui
dit : D'où vient cela ? - De la fortune, hélas !
-
Consolez-vous, dit l'autre ; et s'il ne lui plaît pas
Que
vous soyez heureux ; tout au moins soyez sage.
Je
ne sais s'il crut ce conseil ;
Mais
je sais que chacun impute, en cas pareil,
Son
bonheur à son industrie,
Et
si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous
disons injures au sort.
Chose
n'est ici plus commune :
Le
bien nous le faisons, le mal c'est la fortune,
On
a toujours raison, le destin toujours tort.
VII,
14 Les Devineresses
C'est
souvent du hasard que naît l'opinion ;
Et
c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je
pourrais fonder ce prologue
Sur
gens de tous états ; tout est prévention,
Cabale,
entêtement, point ou peu de justice :
C'est
un torrent ; qu'y faire ? Il faut qu'il ait son cours.
Cela
fut et sera toujours.
Une
femme à Paris faisait la Pythonisse.
On
l'allait consulter sur chaque événement :
Perdait-on
un chiffon, avait-on un amant,
Un
mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une
mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez
la Devineuse on courait,
Pour
se faire annoncer ce que l'on désirait.
Son
fait consistait en adresse.
Quelques
termes de l'art, beaucoup de hardiesse,
Du
hasard quelquefois, tout cela concourait :
Tout
cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin,
quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle
passait pour un oracle.
L'oracle
était logé dedans un galetas.
Là
cette femme emplit sa bourse,
Et
sans avoir d'autre ressource,
Gagne
de quoi donner un rang à son mari :
Elle
achète un office, une maison aussi.
Voilà
le galetas rempli
D''une
nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes,
filles, valets, gros Messieurs, tout enfin,
Allait
comme autrefois demander son destin :
Le
galetas devint l'antre de la Sibylle.
L'autre
femelle avait achalandé ce lieu.
Cette
dernière femme eut beau faire, eut beau dire,
Moi
devine ! on se moque ; Eh Messieurs, sais-je lire ?
Je
n'ai jamais appris que ma croix de par-dieu.
Point
de raison ; fallut deviner et prédire,
Mettre
à part force bons ducats,
Et
gagner malgré soi plus que deux Avocats.
Le
meuble et l'équipage aidaient fort à la chose :
Quatre
sièges boiteux, un manche de balai,
Tout
sentait son sabbat et sa métamorphose :
Quand
cette femme aurait dit vrai
Dans
une chambre tapissée,
On
s'en serait moqué ; la vogue était passée
Au
galetas ; il avait le crédit :
L'autre
femme se morfondit.
L'enseigne
fait la chalandise.
J'ai
vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner
gros : les gens l'avaient prise
Pour
maître tel, qui traînait après soi
Force
écoutants ; demandez-moi pourquoi.
VII,
15 Le Chat, la Belette et le petit Lapin
Du
palais d'un jeune Lapin
Dame
Belette un beau matin
S'empara
; c'est une rusée.
Le
Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle
porta chez lui ses pénates un jour
Qu'il
était allé faire à l'Aurore sa cour,
Parmi
le thym et la rosée.
Après
qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot
Lapin retourne aux souterrains séjours.
La
Belette avait mis le nez à la fenêtre.
O
Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
Dit
l'animal chassé du paternel logis :
O
là, Madame la Belette,
Que
l'on déloge sans trompette,
Ou
je vais avertir tous les rats du pays.
La
Dame au nez pointu répondit que la terre
Etait
au premier occupant.
C'était
un beau sujet de guerre
Qu'un
logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et
quand ce serait un Royaume
Je
voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En
a pour toujours fait l'octroi
A
Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt
qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean
Lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce
sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu
maître et seigneur, et qui de père en fils,
L'ont
de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le
premier occupant est-ce une loi plus sage ?
-
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous,
dit-elle, à Raminagrobis.
C'était
un chat vivant comme un dévot ermite,
Un
chat faisant la chattemite,
Un
saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre
expert sur tous les cas.
Jean
Lapin pour juge l'agrée.
Les
voilà tous deux arrivés
Devant
sa majesté fourrée.
Grippeminaud
leur dit : Mes enfants, approchez,
Approchez,
je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un
et l'autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt
qu'à portée il vit les contestants,
Grippeminaud
le bon apôtre
Jetant
des deux côtés la griffe en même temps,
Mit
les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Ceci
ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les
petits souverains se rapportants aux Rois.
VII,
16 La Tête et la Queue du serpent
Le
serpent a deux parties
Du
genre humain ennemies,
Tête
et queue ; et toutes deux
Ont
acquis un nom fameux
Auprès
des Parques cruelles :
Si
bien qu'autrefois entre elles
Il
survint de grands débats
Pour
le pas.
La
tête avait toujours marché devant la queue.
La
queue au Ciel se plaignit,
Et
lui dit :
Je
fais mainte et mainte lieue,
Comme
il plaît à celle-ci.
Croit-elle
que toujours j'en veuille user ainsi ?
Je
suis son humble servante.
On
m'a faite Dieu merci
Sa
soeur et non sa suivante.
Toutes
deux de même sang
Traitez-nous
de même sorte :
Aussi
bien qu'elle je porte
Un
poison prompt et puissant.
Enfin
voilà ma requête :
C'est
à vous de commander,
Qu'on
me laisse précéder
A
mon tour ma soeur la tête.
Je
la conduirai si bien,
Qu'on
ne se plaindra de rien.
Le
Ciel eut pour ses voeux une bonté cruelle.
Souvent
sa complaisance a de méchants effets.
Il
devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il
ne le fut pas lors : et la guide nouvelle,
Qui
ne voyait au grand jour
Pas
plus clair que dans un four,
Donnait
tantôt contre un marbre,
Contre
un passant, contre un arbre.
Droit
aux ondes du Styx elle mena sa soeur.
Malheureux
les Etats tombés dans son erreur.
VII,
17 Un Animal dans la lune
Pendant
qu'un Philosophe assure,
Que
toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un
autre Philosophe jure,
Qu'ils
ne nous ont jamais trompés.
Tous
les deux ont raison, et la Philosophie
Dit
vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant
que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais
aussi si l'on rectifie
L'image
de l'objet sur son éloignement,
Sur
le milieu qui l'environne,
Sur
l'organe et sur l'instrument,
Les
sens ne tromperont personne.
La
nature ordonna ces choses sagement :
J'en
dirai quelque jour les raisons amplement.
J'aperçois
le Soleil ; quelle en est la figure ?
Ici-bas
ce grand corps n'a que trois pieds de tour :
Mais
si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que
serait-ce à mes yeux que l'oeil de la nature ?
Sa
distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur
l'angle et les côtés ma main la détermine ;
L'ignorant
le croit plat, j'épaissis sa rondeur ;
Je
le rends immobile, et la terre chemine.
Bref
je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce
sens ne me nuit point par son illusion.
Mon
âme en toute occasion
Développe
le vrai caché sous l'apparence.
Je
ne suis point d'intelligence
Avecque
mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni
mon oreille lente à m'apporter les sons.
Quand
l'eau courbe un bâton ma raison le redresse,
La
raison décide en maîtresse.
Mes
yeux, moyennant ce secours,
Ne
me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si
je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une
tête de femme est au corps de la Lune.
Y
peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ?
Quelques
lieux inégaux font de loin cet effet.
La
Lune nulle part n'a sa surface unie :
Montueuse
en des lieux, en d'autres aplanie,
L'ombre
avec la lumière y peut tracer souvent,
Un
Homme, un Boeuf, un Eléphant.
Naguère
l'Angleterre y vit chose pareille,
La
lunette placée, un animal nouveau
Parut
dans cet astre si beau ;
Et
chacun de crier merveille :
Il
était arrivé là-haut un changement
Qui
présageait sans doute un grand événement.
Savait-on
si la guerre entre tant de puissances
N'en
était point l'effet ? Le Monarque accourut :
Il
favorise en Roi ces hautes connaissances.
Le
Monstre dans la Lune à son tour lui parut.
C'était
une Souris cachée entre les verres :
Dans
la lunette était la source de ces guerres.
On
en rit. Peuple heureux, quand pourront les François
Se
donner, comme vous, entiers à ces emplois ?
Mars
nous fait recueillir d'amples moissons de gloire :
C'est
à nos ennemis de craindre les combats,
A
nous de les chercher, certains que la victoire,
Amante
de Louis, suivra partout ses pas.
Ses
lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire.
Même
les filles de Mémoire
Ne
nous ont point quittés : nous goûtons des plaisirs :
La
paix fait nos souhaits et non point nos soupirs.
Charles
en sait jouir : Il saurait dans la guerre
Signaler
sa valeur, et mener l'Angleterre
A
ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui.
Cependant
s'il pouvait apaiser la querelle,
Que
d'encens ! Est-il rien de plus digne de lui ?
La
carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle
Que
les fameux exploits du premier des Césars ?
O
peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle
Nous
rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ?
VIII,
1 La Mort et le Mourant
La
Mort ne surprend point le sage ;
Il
est toujours prêt à partir,
S'étant
su lui-même avertir
Du
temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
Ce
temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu'on
le partage en jours, en heures, en moments,
Il
n'en est point qu'il ne comprenne
Dans
le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et
le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent
les yeux à la lumière,
Est
celui qui vient quelquefois
Fermer
pour toujours leur paupière.
Défendez-vous
par la grandeur,
Alléguez
la beauté, la vertu, la jeunesse,
La
mort ravit tout sans pudeur
Un
jour le monde entier accroîtra sa richesse.
Il
n'est rien de moins ignoré,
Et
puisqu'il faut que je le die,
Rien
où l'on soit moins préparé.
Un
mourant qui comptait plus de cent ans de vie,
Se
plaignait à la Mort que précipitamment
Elle
le contraignait de partir tout à l'heure,
Sans
qu'il eût fait son testament,
Sans
l'avertir au moins. Est-il juste qu'on meure
Au
pied levé ? dit-il : attendez quelque peu.
Ma
femme ne veut pas que je parte sans elle ;
Il
me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez
qu'à mon logis j'ajoute encore une aile.
Que
vous êtes pressante, ô Déesse cruelle !
-
Vieillard, lui dit la mort, je ne t'ai point surpris ;
Tu
te plains sans raison de mon impatience.
Eh
n'as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris
Deux
mortels aussi vieux, trouve-m'en dix en France.
Je
devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui
te disposât à la chose :
J'aurais
trouvé ton testament tout fait,
Ton
petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ;
Ne
te donna-t-on pas des avis quand la cause
Du
marcher et du mouvement,
Quand
les esprits, le sentiment,
Quand
tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d'ouïe :
Toute
chose pour toi semble être évanouie :
Pour
toi l'astre du jour prend des soins superflus :
Tu
regrettes des biens qui ne te touchent plus
Je
t'ai fait voir tes camarades,
Ou
morts, ou mourants, ou malades.
Qu'est-ce
que tout cela, qu'un avertissement ?
Allons,
vieillard, et sans réplique.
Il
n'importe à la république
Que
tu fasses ton testament.
La
mort avait raison. Je voudrais qu'à cet âge
On
sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant
son hôte, et qu'on fit son paquet ;
Car
de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu
murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les
marcher, vois-les courir
A
des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais
sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J'ai
beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le
plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
VIII,
2 Le Savetier et le Financier
Un
Savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était
merveilles de le voir,
Merveilles
de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus
content qu'aucun des sept sages.
Son
voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait
peu, dormait moins encor.
C'était
un homme de finance.
Si
sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le
Savetier alors en chantant l'éveillait,
Et
le Financier se plaignait,
Que
les soins de la Providence
N'eussent
pas au marché fait vendre le dormir,
Comme
le manger et le boire.
En
son hôtel il fait venir
Le
chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que
gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit
avec un ton de rieur,
Le
gaillard Savetier, ce n'est point ma manière
De
compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un
jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape
le bout de l'année :
Chaque
jour amène son pain.
-
Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
-
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
(Et
sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le
mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il
faut chommer ; on nous ruine en Fêtes.
L'une
fait tort à l'autre ; et Monsieur le Curé
De
quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le
Financier riant de sa naïveté
Lui
dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez
ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour
vous en servir au besoin.
Le
Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait
depuis plus de cent ans
Produit
pour l'usage des gens.
Il
retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L'argent
et sa joie à la fois.
Plus
de chant ; il perdit la voix
Du
moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le
sommeil quitta son logis,
Il
eut pour hôtes les soucis,
Les
soupçons, les alarmes vaines.
Tout
le jour il avait l'oeil au guet ; Et la nuit,
Si
quelque chat faisait du bruit,
Le
chat prenait l'argent : A la fin le pauvre homme
S'en
courut chez celui qu'il ne réveillait plus !
Rendez-moi,
lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et
reprenez vos cent écus.
VIII,
3 Le Lion, le Loup, et le Renard
Un
Lion décrépit, goutteux, n'en pouvant plus,
Voulait
que l'on trouvât remède à la vieillesse :
Alléguer
l'impossible aux Rois, c'est un abus.
Celui-ci
parmi chaque espèce
Manda
des Médecins ; il en est de tous arts :
Médecins
au Lion viennent de toutes parts ;
De
tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans
les visites qui sont faites,
Le
Renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le
Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roi
Son
camarade absent ; le Prince tout à l'heure
Veut
qu'on aille enfumer Renard dans sa demeure,
Qu'on
le fasse venir. Il vient, est présenté ;
Et,
sachant que le Loup lui faisait cette affaire :
Je
crains, Sire, dit-il, qu'un rapport peu sincère,
Ne
m'ait à mépris imputé
D'avoir
différé cet hommage ;
Mais
j'étais en pèlerinage ;
Et
m'acquittais d'un voeu fait pour votre santé.
Même
j'ai vu dans mon voyage
Gens
experts et savants ; leur ai dit la langueur
Dont
votre Majesté craint à bon droit la suite.